Après l’Irak ? «Il n’y a plus d’après...»

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Après l’Irak ? «Il n’y a plus d’après…»


30 décembre 2006 — Avec une plume teintée d’une sombre désespérance, William Pfaff nous confie, le 28 décembre, que l’année nouvelle s’annonce comme la plus lugubre dont il puisse se rappeler («This New Year opens to bleaker prospects than any I can remember».) Cet historien d’expérience, qui connut la Grande Dépression dans sa prime enfance, situe ainsi le caractère historique du Moment que nous traversons.

«The 1940 and 1950s were hopeful years…», — et même le drame vietnamien, dix ans plus tard, serait encore loin de l’atmosphère crépusculaire qui prévaut aujourd’hui. Dit courtement, l’Amérique du Washington d’après-9/11 s’est fabriqué un piège immense, à la mesure de la planète, en proclamant la “guerre contre la terreur”, puis en ramenant cette guerre à l’Irak, en faisant de l’Irak le nœud gordien de sa propre destinée, — le tout ou rien, le Bien contre le Mal, tout cela si cher aux esprits simples et enfiévrés, si prompts à croire qu’ils saisissent leur destinée. «Once again, in Iraq, the U.S. has chosen to fight a war that its leaders characterize as a struggle over global destiny…»

Voilà le piège, — puisque tout doit se jouer en Irak. Voilà pourquoi les USA semblent fascinés par l’Irak, incapables de s’en détacher, incapables d’écarter désormais de leur psychologie cette obsession générale qui infecte tout le reste. L’Irak est devenu l’enjeu global du destin de l’Amérique et il s’avère que cet enjeu pourtant dérisoire ne peut être gagné…

«The fearful prospect as 2007 begins is that Iraq represents the future. By introducing the ideological notion of global terrorism into a conflict with classical political and economic origins, or even into one inspired by fear of mass destruction weapons (had that been truly the case), terrorism was made the force that drove the Iraq war. By assimilating cures to the miseries of the world to the war on terror, the United States not only made it unwinnable, but found — and finds — itself unable to escape the war or the terror.»

L’Amérique de GW Bush, — mais l’Amérique tout de même, malgré ce que nous avons tant espéré, car rien ne disparaîtra avec le départ de Bush, s’il faut attendre jusque là, — l’Amérique a mis en place une machinerie infernale, un système de destruction d’elle-même. Le système a enfanté son double monstrueux qui va le dévorer, qui est en train de le dévorer sous nos yeux ébahis (cela, pour ceux qui regardent). La description du phénomène implique complètement le destin de l’Amérique.

«…When ben-Laden and his people were a loose movement of ideologically motivated people, they might have been identified as murderers or conspirators and seized (as a number were).

»When the United States proclaimed them its global nemesis, they became symbolically unbeatable. When George W. Bush himself and his spokesmen interpreted the challenge to America, not as the work of a limited number of men with an idiosyncratic and religiously fervent hatred of the United States and Israel, but as a vast politico-cultural force inside contemporary Islamic civilization, the U.S. implicitly conceded defeat. How can American armies “defeat” such a phenomenon?

»Washington has made another profound mistake. In what it says, and in what it seems to think, it assimilates nearly all the woes of the non-western world into the war against terror. The 2004 American National Security Strategy describes terrorism as connected to “failed economic growth,” lack of “democratic infrastructure,” “absence of free markets and free trade.” The implication is that all of this must be corrected before terrorism will be defeated.

»This amounts to an instance of innocent materialism offered like a band-aid to stop the gaping, reeking wounds of mankind. Neither the absence of free trade nor Islamic terrorism have anything to do with the horrible massacres involving child soldiers in Liberia and Sierra Leone. Genocide in Rwanda occurred because of political competition and hatred born of ethnic and class conflict.»

La crise irakienne n’est que le symptôme de la crise systémique américaniste

Très récemment, un excellent ami nous posait la question : «Pourquoi ne parlez-vous jamais de l’après-Irak? Le monde, l’histoire vont continuer après l’Irak. Pourquoi n’en rien spéculer?» La remarque est juste, mais notre réponse vint spontanément, un peu comme dans cette chanson de Greco, saluant mélancoliquement le Saint-Germain des Près de l’après-guerre : «Il n’y a plus d’après…» ; elle vint spontanément pour dire qu’effectivement il nous était impossible d’imaginer un avenir, précisément un avenir américaniste, après l’Irak qui, pourtant, ne peut être qu’une défaite.

En un sens, Pfaff répond pour nous : «The fearful prospect as 2007 begins is that Iraq represents the future…» Tout s’explique et tout s’éclaire.

Est-ce à dire que c’est affectionner le paradoxe, ou trop céder à l’“antiaméricanisme primaire” ? Ramener le destin de cette nation hors du commun et à la puissance inégalée (nous parlons des USA) à cette guerre de seconde zone, contre un reste de nation épuisé par des guerres successives et des contraintes cruelles imposées par l’extérieur (nous parlons bien de l’Irak, dans ce cas). C’est parce que, si l’Irak “représente le futur”, d’autre part la crise n’a rien à voir avec l’Irak.

En choisissant d’imposer à l’histoire qu’il croyait maîtriser ses normes propres, qui sont depuis 9/11 celles d’une psychologie dérangée, le système washingtonien a joué le tout pour le tout. Mais ce n’était qu’une virtualisation de l’Histoire et nullemernt l’Histoire changée… Autour de 9/11 et aussitôt après, le système s’est trouvé à un point à la fois d’extase de puissance déchaînée et d’angoisse d’une fragilité soudaine, qui l’a conduit à exiger de ses futures batailles qu’elles soient nécessairement décisives, — pour installer définitivement l’extase de la puissance et dissiper jusqu’à l’anéantissement l’angoisse de la fragilité.

L’Irak ferait l’affaire ; il y avait, dans ce choix roublard une prudence de bureaucrate, un montage de publiciste et une logorrhée d’idéologue de salon, — parfaite rencontre du Pentagone et de son poisson-pilote néo-conservateur. L’attaque brutale d’un pays à peine moyen et déjà à genoux constituait à première vue une aventure sans risque, une sorte de voyage promotionnel pour agence de luxe, dans des autocars rutilants au milieu des sables barbares. L’attaque “Shock and Awe” (mars-avril 2003) devait constituer le spectacle son et lumière du couronnement de l’empire. Pour faire bon poids, Saddam et l’Irak furent élevés au rang de puissance maléfique deux fois, trois fois plus terribles que les plus terrible qu’on ait connues.

(Rappelez-vous ces appréciations grotesques sur la puissance de l’Irak… Celle du grrrrand historien britannique Paul Johnson, le 11 mars 2003 dans le Wall Street Journal, sur la “capacity for evil” de Saddam : «In “The War Over lraq,” Lawrence F. Kaplan and William Kristol describe the horrific record of the Saddam regime and the steps that persuaded the U.S. government to replace it. On the evidence soberly presented in this timely book, it is hard to see how Iraq, which has twice invaded neighboring states, can be changed except by force. It is misleading to argue that Iraq is a small state: Saddam has four or five times the killing power that Hitler had in 1939 and more than Stalin had when NATO was formed. If Saddam achieves his aim of acquiring “dirty” atomic bombs, his capacity for evil will exceed that of Hitler and Stalin put together.»)

L’Amérique a donc choisi son terrain et a fixé la hauteur de l’enjeu. La disproportion entre l’un et l’autre signifiait que la victoire devait être éclair, massive, déstructurante et sans retour. Le quitte ou double paraissait jouable aux habiles investisseurs de Wall Street. Le reste est connu puisque rien ne s’est déroulé comme rêvé.

Cette description à peine leste signifie que tout s’est joué à Washington. Le défi, Washington se l’est jeté à lui-même, en croyant le maîtriser par les manipulations des représentations virtualistes. Il est tombé sur la réalité poignante et insaisissable de l’Histoire, — la vraie, celle qui, finalement, échappe aux manipulations des spin doctors. La catastrophe est à mesure de l’enjeu, entraînant le pays vers les abysses. L’armée des Etats-Unis, sur laquelle toute la manoeuvre s’appuyait, est dans un état épouvantable, dont chaque jour nous apporte plus d’un signe.

Tout cela, le pouvoir washingtonien l’a joué en pleine connaissance de cause. Ce n’est pas la crise irakienne qu’il a enfantée, mais sa propre crise systémique qu’il a définitivement déclenchée, une crise du système dont l’affaire irakienne est le symptôme le plus poignant et le plus symbolique. La fascination de Washington pour la crise irakienne est à cette mesure: c’est sa propre crise systémique dont Washington ne peut détacher les yeux, quand il ne cesse de regarder l’Irak jusqu’à l’obsession. C’est pourquoi on ne peut se résoudre à envisager un retrait qui serait un aveu de défaite, alors qu’un retrait est la seule issue pour éviter une défaite encore plus catastrophique. L’enjeu est tel que Washington ne peut pas perdre en Irak, et Dieu sait, — et notamment le Dieu de la guerre si prisé des idéologues néo-conservateurs, — que Washington ne peut pas gagner.

C’est pourquoi, effectivement, «This New Year opens to bleaker prospects than any I can remember». Comme si l'Amérique avait rendez-vous avec l'Histoire, la vraie.