La France et la brèche ouverte par Sarko-l’inconscient

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La France et la brèche de Sarko-l’inconscient

Le processus est en marche. L’intervention de Sarkozy à Washington D.C., le 12 septembre, après qu’il ait assisté aux cérémonies du 11 septembre à New York, a lancé le débat (la polémique) politique de la politique extérieure française. Ce débat n’est rien en soi sauf qu’il passe par ce point fondamental : un jugement sur la politique américaniste et sur la substance même de l’Amérique.

Le point central du contenu de ce débat à ce point de l’épisode Sarko-in-Washington est la relation transatlantique entre la France et les USA. D’autres points sont évoqués, qui en dépendent d’une façon ou l’autre et qui sont liés à l’actualité la plus brûlante. C’est surtout le cas de l’Iran, où la position française a évolué (dans le sens de la conciliation avec Téhéran) en même temps qu’on notait les agitations washingtoniennes de Sarko.

Chirac a immédiatement bénéficié de l’épisode de Sarko, en capitalisant sur une bonne forme retrouvée, exactement fonction — sorte de thérapie, si l’on veut — de la fatigue grandissante des autres. Notre interprétation est que, grâce à l’escapade US de Sarko et tout ce qu’elle a amené, la meilleure forme de Chirac a semblé brusquement correspondre à quelque chose, avoir une utilité autre que circonstancielle et pseudo-électoraliste.

(Tout cela n’a bien entendu rien à voir avec les intentions des uns et des autres, tactiques, fourberies électoralistes, etc. Nous revenons constamment sur cette idée. A cause de leur position et du sacrifice qu’ils ont fait de la force de leurs éventuelles convictions, ces hommes sont des pions dont le maniement et le déplacement dépendent des soubresauts de la grande Histoire du monde.)

Chirac plein d’allant

Le Figaro du 18 septembre notait : «Les mois de septembre se suivent et ne se ressemblent pas. L'année dernière, Jacques Chirac était au plus bas dans les sondages, témoin passif du combat sans merci que se livraient Dominique de Villepin, promu «président bis», et Nicolas Sarkozy. Après son accident vasculaire cérébral, il avait dû renoncer à se rendre devant les Nations unies à New York. Hier, c'est un Chirac très combatif et dans une forme physique “tout à fait convenable” qui s'est exprimé sur Europe 1, juste avant de s'envoler pour New York. Invité de Jean-Pierre Elkabbach, il a tenu à s'affirmer comme le patron de l'action gouvernementale. Comme un acteur déterminant pour 2007.»

Pour 2007, on verra. Ce n’est pas l’essentiel. La politique extérieure de la France, voilà le facteur effectivement essentiel sur l’échiquier mondial. C’est elle qui revient au premier plan avec la bonne forme de Chirac suivant l’escapade de Sarko. Les personnages sont des pions utiles (bis), qui à contre-emploi, qui dans son rôle naturel, au service de la réaffirmation française centrale.

(Il y a une appréciation subjective très forte dans notre affirmation sur “la réaffirmation française centrale” — cette subjectivité que nous qualifions paradoxalement d’“objective”, qui est la seule façon de travailler dans le courant de désinformation et de virtualisme MSM qui gronde dans notre monde postmoderne. Il y a aussi quelques facteurs objectifs, sur lesquels s’appuie ferme cette subjectivité. Voyez la France, 3ème budget de défense du monde dans l’estimation de la CIA — qu’importe la réalité à cet égard pourvu que la CIA le dise et que Washington y croie — derrière les USA et la Chine. La France est une des puissances du monde multipolaire.)

l’inénarrable “inébranlable amitié franco-américaine”

Que se passe-t-il ? Rien que ceci, qui est l’essentiel de toutes les choses importantes : la question des relations entre les USA et la France est posée et elle sera désormais au cœur de la campagne de 2007. La campagne vaudra le déplacement.

Bien sûr, de Sarko à Chirac, tout le monde affirme une inébranlable fidélité à l’amitié US, avec les lieux communs d’usage qui forment depuis des décennies ce qu’on pourrait désigner comme une sorte de “pensée-turbo” du conformisme français. (Y compris du côté de Chirac : «Les liens avec Washington sont des relations de confiance et ne seront jamais des relations de soumission.» Absurde. Ou bien ce sont des “liens de soumission” et la confiance règne du côté US, ou bien ce sont des “relations de confiance” et l’affirmation de “confiance” est, du côté US, du domaine de la plaisanterie sinistre qui alimente aussitôt les plus sombres soupçons et conduit à monter tous les procès d’intention possibles. C’est ainsi que les choses vont.)

Tout le monde daube sur l’escapade Sarko-in-Washington, l’air entendu et la formule bien huilée. En experte du poisson noyé dans un assaisonnement à l’eau propre de toutes impuretés, par conséquent avec cet art du commentaire qui lave plus blanc que blanc, Sylvie Kauffmannn nous montre (le 22 septembre, dans l’inévitable Monde) qu’il n’y a rien de nouveau dans la brume transatlantique, entre “les deux amis de 230 ans” depuis monsieur de Vergennes.

Démonstration : voyez-vous, les relations franco-US , c’est du béton, et Sarko n’est venu qu’y ajouter sa petite truelle un tantinet insolente. Pas de quoi fouetter un chat nous explique Kauffmann. Pour nous prouver que tout va pour le meilleur possible dans ce fantasy world, elle nous sort l’argument étonnant, polisson et infantile, réchauffé comme un cornet de vulgaires frites à la belge — les “French fries” rebaptisées (2003) par un Congrès en pleine colère “Freedom fries”, et re-rebaptisées (2005) “French fries” par un Congrès apaisé. Ce détail archi-connu et de haute tenue est très intéressant pour en connaître du niveau des parlementaires US mais pas de celui des relations franco-US. Pour celles-ci, qu’on se le dise (Kauffmann) :

«Sur le fond, là aussi, les propos de Nicolas Sarkozy à Washington et à New York ne sont pas contradictoires avec cette ligne [résumée par une formule franco-Quai d’Orsay désormais classique que cite Kauffmann : “Amis, alliés, pas alignés”], qui fait l'objet d'un assez large consensus dans les classes dirigeantes françaises.» (Vous avez compris pour ce qui concerne Sarko : “Much ado for nothing”.)

Conclusion : le turbo-conformisme français sur les relations franco-américanistes a enterré l’épisode Sarko. On peut recommencer à ronronner.

C’est un peu court.

Le problème existe, nous allons le rencontrer

Répétons-nous, mot pour mot : “Que se passe-t-il ? Rien que ceci, qui est l’essentiel de toutes les choses importantes : la question des relations entre les USA et la France est posée et elle sera désormais au cœur de la campagne de 2007. La campagne vaudra le déplacement.”

Quoi qu’ils en disent tous, nous y sommes tous. La polémique Sarko n’a aucun intérêt pour en connaître de la politique américaine d’un éventuel Sarko-président. (Lui-même n’en connaît strictement rien. Nous avons déjà observé qu’en cas d’élection de Sarko, nous avons dans les trois mois qui suivent une crise USA-France carabinée tant les deux “partenaires” ont cru se comprendre l’un l’autre sans y rien comprendre l’un à l’autre.)

La polémique-Sarko n’a d’intérêt qu’en nous révélant que les relations France-USA, au lieu d’être la solution avant qu’un problème ne se soit posé, constituent un problème jusqu’ici sans solution parce qu’il n’a jamais été posé. A cause de l’événement-Sarko, ce problème est évoqué désormais d’une façon aveuglante. C’est là le seul enseignement de l’escapade-Sarko : le problème existe. Mais quel enseignement ! Ainsi ouvre-t-on les vannes d’un bassin de retenue trop longtemps contenu.

Même en 2002-2003 à l’ONU, parallèlement et simultanément avec son opposition à l’idée de la légalisation de l’attaque contre l’Irak, la France n’est pas vraiment intervenue contre ou en fonction de l’Amérique. Sa politique, complètement française, a suivi les règles de ce qu’elle jugeait être le droit international. Jusqu’au bout (mars 2003), la France était prête à intervenir contre l’Irak si le cas du droit international l’y engageait. Kauffmann se fait fort de nous le rappeler, on peut compter sur elle :

«Mais, là encore, les observateurs des relations transatlantiques feront remarquer que la politique américaine de la France est plus complexe que les envolées lyriques : on sait aujourd'hui que, au plus fort de la crise diplomatique, la France est restée l'un des meilleurs alliés des Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme.»

C’est là justement qu’est le nœud du problème. Dans ces relations soi-disant “difficiles” depuis 2002 entre Français et Américains, le cas des relations franco-américaines, c’est-à-dire le cas de la politique américaniste n’a jamais été abordé. Il n’a été question que du cas de l’attaque contre l’Irak et du cas de la lutte contre le terrorisme. (Lapsus linguae ? Kauffmann ne dit pas : “guerre contre le terrorisme”, montrant par là que même elle est sur la voie d’une mésentente fondamentale malgré le re-baptême des “French fries”.) Ce sont des choses annexes à côté de cette montagne monstrueuse : les relations franco-américanistes à la lumière de ce que sont aujourd’hui les Etats-Unis.

En marche pour découvrir que le roi est nu

Comme les autres en Occident, les Français ont peur d’aborder la question centrale de la politique américaniste et de ce que cela suppose en termes de jugements radicaux. Jusqu’ici, ils ont écarté le problème parce que le problème brûle. Les dirigeants français sont très loin derrière leur opinion publique dans ce domaine parce que l’opinion publique commence à se faire sa religion sur l’essence même du problème.

Kauffmann parle selon les prudences conformistes des conceptions des dirigeants français (de quelque parti qu’ils soient) lorsqu’elle nous dit que les relations France-USA sont «plus complexes que les envolées lyriques». Dialectique classique, aussi bien au Quai d’Orsay qu’à l’Elysée, que dans les think tank et à la défense, pour éviter le problème en donnant l’impression d’en parler. Il n’y a pas de complexité en France au sujet du problème des relations franco-américanistes, il y a un tabou colossal.

On ne parle pas de l’Amérique, avançant implicitement l’argument gaulliste du respect de la souveraineté des autres (tandis que ce principe est en lambeaux dans la politique française pour tous les pays de seconde zone, à l’exemple de Washington). Il n’y a jamais eu aucune “envolée lyrique”, de source officielle déclarée ou de source officielle vous parlant en confidences, pour juger (et, par conséquent condamner) l’artefact politique monstrueux qu’est devenue l’Amérique.

Ce qui est significatif et profondément bouleversant est que, dans ces conditions, l’impression donnée est malgré tout que la France a une politique américaine et que c’est une politique de résistance forcenée. Cela, c’est la vérité de l’Histoire que nous allons bientôt découvrir — comme le gamin d’Andersen découvre que “le roi est nu”.

On soulève le pansement : la blessure est horrible

L’escapade-Sarko est un pas de clerc non pour sa prétendue description d’une éventuelle politique américaniste mais parce qu’il s’agit d’une imprudence inimaginable. Elle balaie l’esprit diplomatique français qui n’a que le seul but de l’apaisement systématique (“apeasment” en anglais, type-Munich 1938) : traiter, lorsqu’il s’agit de l’Amérique, des conséquences des actes et jamais de leur cause fondamentale. On traite de la légalité de l’attaque contre l’Irak, de la politique iranienne, de la moustache blanche de John Bolton, des méthodes de la “lutte contre le terrorisme” (indice de fermeté tout de même, on a sa fierté, puisque pas d’emploi de l’expression “guerre contre le terrorisme”), — jamais de l ‘Amérique engendrant cette politique américaniste dans tous ces cas (y compris la moustache de Bolton), sa nature déstructurante, ses buts déstabilisants.

Dans son zèle médiatique, Sarkozy a levé le lièvre, non il l’a soulevé dans un effort herculéen dont il ne mesure pas les conséquences à mesure. En laissant penser qu’il fonderait une politique américaine sur son amour ou pas des “valeurs” américanistes, sur les caractères de cet artefact proto-historique, etc., Sarko ouvre les vannes du jugement fondamental sur toutes ces choses. Au bout du compte, l’acte apparaîtra comme le cas fameux où l’on soulève le pansement sur une blessure jusqu’alors ignorée mais où le mal a proliféré : le spectacle est horrible et l’odeur à mesure.

Les Anglais, dans leur opposition à la folie du “roi Blair”, sont beaucoup plus loin sur la voie de la critique de l’américanisme. Mais ils sont privés, depuis plus d’un demi-siècle, de la souveraineté et de l’identité qui permettent de transmuter des jugements en actes d’une politique. Les Français font, depuis de Gaulle et même avant lui — depuis toujours en un sens, depuis que “France est France” — la politique de l’indépendance et de la souveraineté. Avec l’incident Sarko, ils vont être conduits à examiner ce que signifie cette politique dans le cas américaniste, c’est-à-dire qu’ils vont vraiment juger l’état de l’Amérique, puis de la substance de la chose.

Il sera trop tard pour refermer la blessure et remettre précipitamment le pansement. La gangrène est beaucoup trop avancée.

L’Americanism Dream : changer la France

Comme la Kauffmann elle-même, incapable de dire “guerre contre la terreur” comme il importe de faire, la structure mentale française et la psychologie qui va avec ne peuvent supporter sans la dénoncer même contre leur gré l’hystérie américaniste construite sur le virtualisme érigé, non en moyen politicien imposé par les temps (comme en France et comme partout) mais en philosophie de négation du monde (Washington). Jusqu’ici, la France officielle a traité le problème par le négationnisme : il n’y a pas de problème américaniste. L’escapade-Sarko, correspondant aux appétits du bonhomme, nous a mis sur le chemin inverse.

Quelque chose d’inéluctable est en route, malgré la médiocrité sidérante de la pratique du monde politique français et des commentateurs qui l’accompagnent. On ne voit pas ce qui pourra l’arrêter parce que, de l’autre côté de l’Atlantique, Sarko a éveillé un vieux rêve américaniste (Americanism Dream) : le rêve qu’on peut changer la France, qu’on peut modifier sa substance, en faire une chose américaniste. Pour Washington, c’est vital, car la France est la seule force au monde dont l’existence même met en cause la vision américaniste du monde, donc l’essence même de l’américanisme. C’est tout ou rien, c’est quitte ou double.

L’affrontement, on vous l’annonce, est inéluctable. Qu’importe l’élu de 2007, d’ailleurs, puisque c’est l’Histoire qui décide. Il se pourrait bien qu’elle ait déjà décidé.

 

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