Finalement, ni l’Europe ni “Le Monde” ne méritaient Patten

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Finalement, ni l’Europe ni Le Monde ne méritaient Patten


8 avril 2006 — Nous avions regretté grandement, le 22 juin 2004, le non-choix de Chris Patten comme président de la Commission européenne. L’habituelle sottise des préjugés français avait joué un grand rôle dans cette erreur bien de notre temps. A la place, ce fut Barroso. Tout était dit.

Après tout, peut-être est-ce mieux. Il y a, comme cela, comme la marque d’une destinée. Si l’Europe s’est offerte Barroso, c’est qu’elle ne méritait rien d’autre, que son destin était tracé, — c’est-à-dire qu’elle ne méritait pas mieux. Une fois de plus, la France, même si c’est par son inconséquence et ses préjugés, s’est faite messagère du destin.

En attendant, Chris Patten est devenu chancelier d’Oxford. Ce vieux conservateur britannique est un pro-européen engagé mais notablement réaliste. Il ne prend pas des vessies pour des lanternes ni la Commission (dont il fut Commissaire) pour l’Europe. Son avis sur la France en ces temps de crise spasmodique ne doit pas être inintéressant, et c’est bien sûr ce que s’est dit Le Monde. Nous ne sommes pas sûrs que Le Monde, au bout du compte, ne l’ait pas regretté.

L’interview de Chris Patten a paru dans les éditions du 7 avril du quotidien français “de référence”. Nous nous permettons, avec le respect qui va de soi, d’en présenter quelques extraits, ceux que nous jugeons comme les plus lumineux et/ou les plus significatifs, avec quelques commentaires pour éclairer ces jugements.

Nous citons d’abord ce passage dans les réponses de Patten, qui est sa réponse à la première question qui va de soi (« Que pensez-vous de la crise actuelle en France? »). Elle situe la justesse de la perception de cet Anglais du phénomène français, en mettant en évidence le décalage formidable entre perception et réalité, entre le comportement psychologique de la représentation française du monde et des perspectives qu’elle y découvre et le constat concret de l’activité (française) effective dans le monde.

« Je suis surpris par la déconnexion entre le débat politique, tel qu'il s'exprime dans la rue, et la vie des entreprises françaises dans le monde. C'est très étonnant. Je l'ai vu à Hongkong, les entreprises françaises sont incroyablement efficaces sur le marché mondial. Qu'il s'agisse de l'aéronautique, de l'automobile, de l'industrie de luxe ou de l'assurance, les Français sont agressivement concurrentiels. On a du mal à le croire si l'on écoute seulement les politiciens.

» Il y a aussi quelque chose de curieux, presque de pittoresque, dans cette furieuse résistance française à la prise de contrôle de n'importe quelle compagnie par des intérêts étrangers alors que vous êtes si spectaculairement bon dans l'achat des compagnies des autres. En 2005, près d'un tiers des grandes acquisitions internationales ont été le fait de Français. Je dis cela sans le moindre ressentiment. »

• Ainsi Patten met-il justement le doigt sur le phénomène français, qu’on a déjà souligné ici et là : à la fois figurant, avec un brio peu égalé, une réussite réelle dans le système actuel, à la fois s’affirmant comme la voix de l’inquiétude, de l’angoisse parfois jusqu’au désordre, à la panique et à la colère, devant les fondements de ce système, ses effets et ses perspectives jugées absolument nihilistes et catastrophiques. C’est ce que nous exprimions de cette façon dans un récent F&C, le 26 mars : « De ce fait, la France est de facto le pays qui, au cœur du système, représente la plus vigoureuse et la plus significative opposition au système. La France n’est pas un pays exclu du système ou opprimé par le système, et qui riposte par l’extérieur ; elle n’est ni un Venezuela, ni une Russie. Elle est, en quelque sorte, à la fois le “fils prodigue” et l’ “enfant terrible” du système… »

• Ce qu’il y a d’intéressant dans cette interview, c’est que Patten s’exprime lui-même comme double, de la même façon que la France est elle-même perçue par lui comme double (à la fois désordre et contestation du système, à la fois réussite exceptionnelle dans le système) ; et, par conséquent, il exprime avec cette dualité antagoniste son appréciation critique de la France. Ainsi, après avoir constaté la difficulté de faire entrer la France dans le moule, un peu comme s’il le regrettait en constatant que la France ne fait pas “ce qu’il faut” selon les normes générales (« La France n'est pas un pays facile à réformer… »), il poursuit aussitôt en mettant complètement en question le jugement (la France dépassée, “ringarde”, a tort) qu’on croyait sur le point d’être affirmé. Et cela donne ceci, qui n’est assorti, — ce point est important, — d’aucune restriction intellectuelle : « Une partie de moi comprend pourquoi la France résiste tant au changement. Il y a en France, dans le style, la qualité de la vie, des choses qui méritent qu'on les défende et qu'on les conserve. Après tout, si tant d'entre nous voulons avoir une maison en France, c'est parce que ce pays est si spécial. »

• D’une façon plus concrète et plus immédiate, Chris Patten nous fait part d’un constat qui est de plus en plus souvent le nôtre ces derniers temps : l’extraordinaire (nous employons le même qualificatif que lui) désenchantement français à l’égard du phénomène européen. Cela est nouveau (une maturation d’une petite année, depuis le fatidique 29 mai 2005) et représente un événement profond de l’Histoire, et qui va faire sentir ses effets, qui les fait déjà sentir. C’est la première fois, depuis les années 1950 qu’est apparu d’une façon concrète le “sentiment européen” de la France, que celui-ci semble disparaître, — c’est peut-être même le moment où il a disparu. Interrogé sur le fait de savoir si la France a toujours « une vision de ce que doit être l'Europe », Patten répond ceci : « Pour la première fois, depuis que je suis en politique, je pense que cette vision française n'existe plus. C'est extraordinaire. C'est dû à ce qui s'est passé chez vous. C'est aussi dû en partie au fait que l'Allemagne ne considère plus que les intérêts français doivent toujours prévaloir afin de préserver la réconciliation entre les deux pays. »

• Les premiers mots de la citation qui précède sur la fin de la vision européenne de la France sont à placer en rapport direct de cause à effet avec les deux dernières phrases de l’interview, que nous reproduisons ci-dessous. Très courtes, ces deux phases nous suffisent pour comprendre le diagnostic implicite de l’Anglais europhile (et francophile, pour au moins la moitié de lui). Ce diagnostic est, à son tour, extraordinaire : l’Europe telle qu’on la conçoit depuis un demi-siècle est morte, — et elle est morte, essentiellement, parce que la France n’a plus de vision européenne. A la question « Comment l'Europe peut-elle trouver un second souffle? », il y a donc ces deux phrases, celles qui concluent, résument et fixent durement le propos : « L'essentiel de la réponse appartient aux États-nations. A Bruxelles, aujourd'hui, le grand projet, c'est simplement de gérer les affaires avec compétence. »

• Le titre de cette interview est : « Chris Patten, chancelier de l'université d'Oxford : “Le manque d'esprit d'aventure des Français est assez déprimant”. » Pourquoi pas : «  Chris Patten, chancelier de l'université d'Oxford : “les entreprises françaises sont incroyablement efficaces sur le marché mondial” »? Ou bien : «  Chris Patten, chancelier de l'université d'Oxford : “Une partie de moi comprend pourquoi la France résiste tant au changement” »? Et ainsi de suite… Le choix du Monde mérite quelques réflexions.

A propos du Monde

Les réflexions ci-après sont à propos du titre : « Chris Patten, chancelier de l'université d'Oxford : “Le manque d'esprit d'aventure des Français est assez déprimant”. »

Fidèle à sa mission, — la fidélité aux consignes est une des vertus du Monde, — le journal Le Monde a réussi à faire intervenir sa technique de déformation propre au monde parisien, dont le but obsessionnel jusqu’à l’automatisme est le discrédit permanent de la nation et (plus récemment) du peuple français. C’est une entreprise comme une autre, par les temps qui courent qui sont pleins de passions assez basses.

Voici l’extrait d’où le titre est adapté, avec le contexte comme on dit : « La majorité des étudiants veulent être fonctionnaires. Il est admirable que les Français continuent d'être aussi fiers de servir leur Etat. Mais leur manque d'esprit d'aventure, cette volonté de faire la même chose toute leur vie, je trouve cela assez déprimant. » Pour respecter l’idée du chancelier d’Oxford et refléter cette originalité de la pensée qui offre un jugement en forme d’une dualité de contraste paradoxal, nous aurions plutôt écrit : “les Français sont [à la fois] admirables et déprimants” (en nous passant du “assez”). Cela, voilà qui ouvre des perspectives de réflexion. Le Monde, fidèle (toujours ce mot) à sa mission d’ouverture, préfère nous enfermer dans une image impliquant un jugement lugubre, tronqué et sollicité, et complètement dans la zone du conformisme qui corrode aujourd’hui jusqu’à notre âme, — d’une façon dont nous ne serions pas loin de dire qu’elle n'est pas loin de trahir la pensée de l’auteur, — comme lorsque, en semblant respecter une partie de la lettre de la loi, on en trahit l’esprit.

…Ce pourquoi nous proposions plus haut l’hypothèse suivante : “Nous ne sommes pas sûrs que Le Monde ne l’ait pas regretté” (cette interview). Il a bien fallu respecter, dans le texte, toutes les paroles du chancelier d’Oxford.


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