Pour le JSF, un “damage control” bien poussif et la crise USA-UK, plus que jamais

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Pour le JSF, un “damage control” bien poussif et la crise USA-UK, plus que jamais


Après une semaine épique, il a fallu songer à réparer les dégâts, — ou bien, sembler “réparer les dégâts”, c’est-à-dire faire bonne figure. D’ailleurs, y a-t-il des dégâts? Qu’est-ce que c’est que cela, des “dégâts”, entre Britanniques et Américains?

Nous parlons de l’inévitable JSF. L’entente UK-USA en a pris un diable de coup, à la mi-mars, avec l’audition du jeune Lord Drayson. Les Américains ont été stupéfaits par l’audace de leurs porteurs d’eau. D’autre part, il y a les milliards de dollars et la bonne réputation d’un programme en jeu, — et quel programme !, comme chacun sait. La réaction américaine a tenté d’être à la mesure de ce double constat contradictoire.

Les Britanniques, eux, habiles comme ils ont l’habitude d’être et, également, sans doute un poil étonnés par leur propre audace, se sont engagés avec les moyens du bord dans un exercice de damage control.

Voyons plus en détails tous les aspects de ce bilan d’après la bataille de Washington autour du 14 mars 2006.


Le JSF et the Lord

Il ne fait aucun doute que Lord Drayson, le ministre chargé des acquisitions au MoD britannique, a frappé très haut. Cette phrase, ou ces deux phrases c’est selon, ont résonné sous les lambris pompeux de la salle du Sénat où se tenaient les auditions de la commission des forces armées : « To put it bluntly…  », — puis, quelques instants après : « Without the technology transfer to give us the confidence to deliver an aircraft fit to fight on our terms, we will not be able to buy these aircraft. »

Les réactions américaines ont été de la stupéfaction peut-être compréhensive sur l’instant (les sénateurs, en général, qui découvrent cet aspect du dossier) à la colère à peine dissimulée. Pour ce dernier point, c’est le cas de Gordon England, n°2 du Pentagone, qui a répondu avec une vigueur inusitée à une remarque du sénateur Warner sur le mécontentement britannique de n’avoir pas été consulté sur la décision d’abandon du moteur F136 de Rolls Royce et de General Electric, — cette réplique est un exemple de l’humeur de England, le bien-nommé dans cette affaire d’Anglais et d’Anglophones : « This is an engine being paid for by the U.S. government. If somebody can get something for nothing, they will take it. There's an industrial benefit for countries and companies. We did not have separate discussions because, frankly, this is an issue of our defense budget. . . not their defense budget. That decision needs to be made in the Dept. of Defense. »

Drayson a vu divers officiels du Pentagone, du département d’État, du Congrès, etc ., après sa performance au Sénat. Les échos officieux-officiels (les indications qu’on vous donne “de source officielle” pour que vous les répétiez et les publiiez) n’ont pas dissimulé une certaine rudesse. Voici ce que dit le 20 mars Aviation Week, de la plus importante rencontre, celle de England-Drayson, — et l’on sait que les qualificatifs “frank”, “open” et “honest” signifient qu’on ne se ménage pas : « “It was a full and frank exchange of views,” one British official said of the Drayson-England meeting. “The special relationship is still strong, but the minister’s point is that all that could come under strain unless our concerns with these programs are addressed.”

» A Pentagon official agreed with that characterization of the meeting. “It was an open, honest exchange about the issues, and both sides presented what was said during their congressional testimony,” one Pentagon source said. »

D’une façon plus précise, on notera cette observation de Defense News (le 20 mars), sur cette rencontre Drayson-England, qui confirme l’humeur de l’Américain : « One man who did not appreciate the very public nature of Drayson’s complaints was England, the ever-discreet U.S. deputy defense secretary. [...] Drayson and England met later on March 15 in what one source described as a “candid” 45-minute session. England chided Drayson for so publicly raising the JSF and engine concerns, and said that Britain should be satisfied with the situation. »

Cela fut donc assez rude, d’une façon générale. Inutile d’aller plus loin. Il est temps de passer en mode “damage control” (c’est-à-dire: comment contrôler et limiter les effets d’une action brutale).


Damage control

Du côté US, le “damage control” fut assez sommaire. Il consista, pour Gordon England, à affirmer ex abrupto, devant les sénateurs, que, de toutes les façons, la question des transferts de technologies serait résolue en juin. Comment? Par quels moyens? Pas de réponse, contentez-vous de l’affirmation.

Du côté britannique, on fut plus sophistiqué. La bordée ayant été tirée par Lord Drayson, il importait d’affirmer que l’on était désormais, à nouveau, les meilleurs amis du monde. Il y eut donc une déclaration du porte-parole de l’ambassade britannique à Washington qui, sans évacuer complètement les difficultés, — on est entre gens sophistiqués, — annonça que les choses allaient beaucoup mieux après la sortie de Lord Drayson. C’est la version : nous (sous-entendu : nous, les Britanniques intelligents et sophistiqués) avons vidé l’abcès, tout va bien désormais.

Voici donc le rapport qui en fut fait par le même Defense News : « Embassy spokesman Steve Atkins said Drayson had “extremely constructive” talks with top U.S. officials after his testimony to the Senate Armed Services Committee and progress had been made, although some areas still needed work.

» ”We are more optimistic that we can find a way through that will meet our requirements, and look to move forward now with greater confidence toward the next key milestone in the program signing of the MOU,” he said. »

La nouvelle avait été transmise par Reuters, elle fut reprise par quelques fidèles de la doctrine de l’apaisement des choses. Tout cela ne porte pas vraiment à conséquence et l’opération de “damage control” reste extrêmement poussive et significative de la tension actuelle, que rien ne parvient à dissiper. On en a confirmation avec le Daily Report de l’Air Force Association, qui avait annoncé l'amélioration de la semaine précédente et qui nous signale le 28 mars qu’il importe de ne pas s’en conter et que les spéculations à propos du “plan B” sont plus que jamais de saison:

« News Not So Optimistic? According to Associated Press news service, the British optimism over negotiations with the US to gain access to more technology data on the Joint Strike Fighter could be wishful thinking. Last week, a British spokesman indicated positive movement in talks with DOD officials. Now, British officials reportedly are talking about “back-up” plans that could include dumping the JSF and going with a European fighter. »


Les Britanniques en font-ils trop?

Si le Financial Times, dans un article du 27 mars (accès payant), laisse timidement entendre que les affaires pourraient sembler aller un peu mieux avec le Pentagone, c’est pour ajouter aussitôt qu’avec le Congrès rien n’est réglé. (Le FT cite l’analyste de défense Alex Ashbourne : « It is all very well pleading to the Pentagon, but it is not their problem. It is the Congress blocking it [technology transfer], , but the UK is just not a priority for Congress. »). De nouvelles accusations apparaissent à Washington, selon le même article : « A former US official […] said the UK wanted access to computer code for radar systems developed by US companiers, in spite of having resisted putting US technology in the Eurofighter . »

Notre estimation est évidemment que rien n’est réglé. Que ce soit au Pentagone ou au Congrès, non seulement les obstacles subsistent mais de nouveaux s’accumulent. L’entretien Drayson-England a été vraiment dur, l’Américain n’ayant pas du tout apprécié la sortie du Britannique. Assez paradoxalement, il semblerait que les Britanniques, qui prétendent connaître tellement bien Washington et leurs “cousins” d’Outre-Atlantique, soient sur la voie d’accumuler les impairs à partir d’une analyse qu’ils font, exagérément optimiste et d’une trop grande confiance dans leurs capacités de persuasion et leur force d’influence. (Point trop n’en faut, effectivement : le même “US official” déjà cité juge « shameful » le lobbying britannique en faveur du transfert de technologies. Les Britanniques perdraient-ils le sens de la mesure? Mesure pour mesure, c’est dans tous les cas celle de leur affolement.)

Le danger est clair. Si les Britanniques en font trop, et il semble bien que ce soit le cas, la réaction US va rapidement être la réaction classique du pseudo-empire américaniste : arrogance, mépris, et surenchère dans les accusations venimeuses assorties d’une conclusion impérative : “vous avez ce qu’il vous faut, soyez contents et silence dans les rangs”. (England ne dit pas autre chose : « […England] said that Britain should be satisfied with the situation ».) Sur le fond, l’indication est également claire : si les Britanniques en font trop, c’est que l’affaire sent vraiment la poudre et qu’ils craignent l’impasse.

Concluons. La saison sera chaude et le cas JSF pourrait effectivement déboucher sur “la crise du siècle” dans les relations spéciales USA-UK. Une de nos sources amicales, proche de l’OTAN, suggère qu’on pourrait assister au “sommet” de l’affrontement USA-UK lors du sommet de l’OTAN à Riga, en novembre prochain, à la veille de la date-limite pour les commandes de JSF. Sa logique est d’avancer que cette crise prendrait de telles proportions qu’elle finirait par concerner l’OTAN elle-même. Justement, l’OTAN se plaint à elle-même, avec fortes jérémiades, de ne savoir quoi mettre au programme de son sommet. C’est l’occasion ou jamais : pour une fois, l’OTAN servirait à quelque chose, — à enterrer les “relations spéciales”?

L’existence même de cette possibilité, et à propos du JSF encore, mesure le caractère révolutionnaire de notre temps historique. Il n’y a pas que dans les rues de Paris qu’il se passe des choses.


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