De Guantanamo à Helsinki

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De Guantanamo à Helsinki


18 janvier 2006 — L’attaque de l’ONU contre Washington à propos de Guantanamo est importante dans ce qu’elle montre de la situation américaniste autant que par ses implications. Elle rappelle, — non dans ses intentions mais dans ses effets — la politique occidentale (US compris) des droits de l’homme contre l’URSS à partir des années 1970 (avec la signature des traités de la CSCE à Helsinki). Même si les conditions politiques sont différentes et si le parallèle peut apparaître scandaleux à certaines âmes sensibles, la structure de cette affaire et sa signification profonde sont proches ; quant aux perspectives, c’est à voir (la question des droits de l’homme a joué un rôle important dans l’affaiblissement du contrôle du pouvoir soviétique sur sa politique et sur sa puissance).

L’autre intérêt de cette affaire est de révéler le potentiel frustratoire des insatisfactions des “alliés” et des moins-“alliés” de Washington à l’égard du comportement de Washington. Le tout est surmonté par un fait impossible à écarter : fiction ou pas (et plutôt fiction que pas…), la dialectique occidentale rationnelle est celle du Droit (État de Droit, Droit international, etc.). On se garde bien d’en évoquer l’esprit qui impliquerait des politiques bien différentes de celles qui ont cours mais la lettre du Droit impose un devoir de révérence qui relève du conformisme. Rien de plus fort aujourd’hui pour nos esprits que le devoir de conformisme ; dans nombre de cas il joue pour Washington, dans celui-ci pas.

Qu’on moque, souvent à juste titre, son impotence, sa corruption, son impuissance, l’ONU fait partie de la lettre du Droit international. C’est une référence pour nos dirigeants politiques qui en ont si peu et qui ont eux-mêmes bien peu de capacités de s’en passer. Donc, l’ONU reste l’ONU, aujourd’hui plus que jamais… (Quel chef d’État ou de gouvernement, y compris américaniste, y compris le plus totalement anti-ONU, aurait l’audace de traiter l’ONU de “machin”?)

Par conséquent, lorsqu’une institution comme l’ONU diligente, par le biais de l’une de ses commissions, une enquête sur le camp de Guantanamo qui aboutit à la conclusion que les traitements que les USA infligent aux prisonniers sont assimilables à la torture, que ces prisonniers sont détenus illégalement et qu’ils doivent être jugés immédiatement ou libérés immédiatement, que le camp de détention de Guantanamo doit être fermé définitivement, la charge potentielle d’affrontement est forte. Impossible de faire l’impasse. Nous y sommes.

Koffi Annan a cherché à être diplomate mais n’en a pas moins dit (le 16 février) des choses que Washington ne lui pardonnera pas : « Last night, the secretary general, Kofi Annan, said: “Sooner or later there will be a need to close the Guantánamo [camp].” He added that though he did not agree with everything in the report, he opposed holding people “in perpetuity”. » L’occasion a été bonne pour quelques personnalités, notamment le juge britannique Collins de la Haute Court, réputé pourtant pour sa discrétion, de faire quelque sortie insolente: « [The]high court judge [Andrew Collins] yesterday [16 February] delivered a stinging attack on America, [...] during a hearing over the refusal by ministers to request the release of three British residents held at Guantánamo Bay. The judge said: “America's idea of what is torture is not the same as ours and does not appear to coincide with that of most civilised nations.” He made his comments, he said, after learning of the [Guantanamo] UN report... »

Quelques réactions diverses ou rappels de positions antérieures montrent que le rapport de l’ONU est un document embarrassant qui aggrave une querelle qui divise gravement les partenaires occidentaux (notamment mais principalement).

• Les dirigeants britanniques, justement, dans la ligne de ce que nous disons plus haut à propos de la révérence devant le principe du Droit, se trouvent conduits à régir durement au rapport de l’ONU. Leur total alignement sur les Américains ne peut les dispenser de prendre en compte l’importance du Droit surtout lorsqu’il est en connexion directe avec des questions de respect des droits de l’homme, pour leur électorat, pour les cadres et militants du parti travailliste, pour les élites du pays. « But in one of the strongest remarks yet by a British cabinet minister, Peter Hain said last night that the government believed the camp should be shut. Asked on the BBC's Question Time programme whether Tony Blair supported that view he said “I think so, yes”. » (The Guardian du 17 février.)

• Il faut rappeler que la brillante Merkel a installé en sautoir, dans sa course politique, la contestation de Guantanamo. Que va-t-elle faire devant ce rapport qui réclame la fermeture du camp? Rien, naturellement? Par rapport à l’affichage nécessaire de la vertu humanitaire nécessaire pour le maintien d’un statut médiatique compensant la faiblesse politique, une telle abstention serait risquée.

• La réaction de Washington est abrupte, radicale et, éventuellement, peinte du ridicule et du cynisme habituels. On entend Scott McClellan, le porte-parole de GW: « McClellan dismissed the report as a “rehash” of allegations previously made by lawyers for some detainees and said the military treats all prisoners humanely. “We know that al-Qaida terrorists are trained in trying to disseminate false allegations,” McClellan said. » Tout se passe comme si l’on nous disait que c’est Al Qaïda qui a rédigé le rapport. L’explication est poétique. Sur le fond, aucun doute : Washington ne cédera pas.

• La critique indirecte de William Hague (personnalité conservatrice britannique, en visite à Washington) est intéressante, dans la mesure où elle présente le cas du point de vue d'un allié inconditionnel de Washington. Conformément à l'habituelle tromperie morale de ce genre d'arguments, Hague ne plaide pas pour la cessation de ce type de pratique (torture) à cause de l'immoralité de ces pratique, mais à cause des effets désastreux qu'elles suscitent. Une simple critique de relations publiques; sans s'en réjouir pour ce qu'elle montre de la hauteur du jugement, on la retiendra comme d'autant plus significative de la gravité du cas. Selon BBC.News: « “Reports of prisoner abuse by British and American troops, however isolated — and accounts, accurate or not, of the mistreatment of detainees at Guantánamo and extraordinary rendition flights leading to the torture of suspects, have led to a critical erosion in our moral authority,” [Hague] told the School of Advanced International Studies. “This has resulted in a loss of goodwill towards America which could be as serious in the long-term as the sharpest of military defeats.”

» To illustrate the point, Mr Hague pointed to an opinion poll showing the majority of Europeans believed the US posed the greatest threat to international security, something he said was “ludicrous”. “We therefore must not forget that the most important quality of democracy, which we are trying to spread today in Iraq and elsewhere, is respect for the rule of law,” he said. »

Tous ces dirigeants occidentaux (non-US), si acquiescants au devoir d’alignement en cours dans les milieux transatlantiques, dansent avec les loups, — les vrais, les humains, les dangereux. Par ailleurs, ils ont un devoir de vertu qui leur est toujours apparu comme essentiel. La position est inconfortable. Le rapport de l’ONU éclaire cet inconfort dans ses conséquences les plus extrêmes, non par son contenu mais par les conditions où il évolue. Il s’agit de facto d’une sorte de mise en demeure d’une des autorités du Droit international à l’intention des Etats-Unis, d’avoir à faire quelque chose de radical dans le cas Guantanamo. Le « Sooner or later there will be a need to close the Guantánamo [camp] » de Kofi Annan résume bien la position de ce qu’on pourrait nommer, dans ce cas avec une ironie involontaire, “la communauté internationale”.

Mais “fermer” Guantanamo est complètement impensable du point de vue américaniste. On comprend aisément pourquoi : en termes de poids politique, de statut, de perception de puissance, Washington ne peut pas prendre cette décision. On dirait qu’il le peut aujourd’hui bien moins qu’hier, tant une telle décision serait sembler obéir aux “ordres” de l’ONU. Loin de faire avancer le problème de Guantanamo vers sa solution, le rapport de l’ONU en a considérablement aggravé les termes jusqu’à une situation de blocage sans issue.

C’est à ce point qu’on retrouve la situation soviétique. Jusqu’en 1975 et l’Acte Final d’Helsinki, les Soviétiques pouvaient encore se débarrasser de dissidents encombrants (pour leur effet sur l’opinion internationale) sans trop de dommage. (Ce fut le cas de Soljenitsyne, par exemple.) Après Helsinki, qui marquait dans le Droit l’obligation de l’URSS de respecter les droits de l’homme et semblait soumettre cette puissance à une autorité extérieure, la situation s’aggrava considérablement. Plutôt qu’être expulsé comme Soljenitsyne, Sakharov fut assigné à résidence par le KGB au début des années 1980, aggravant encore le problème. Sans avoir un poids politique spécifique égal à leurs effets, tant s’en faut, ces affaires pesèrent d’un poids considérable dans l’empoisonnement de l’atmosphère dans les relations avec l’URSS. Elles devinrent un facteur essentiel de la crise de l’URSS dans les années 1980. On ne suggère certainement pas une analogie événementielle et chronologique, mais une analogie politique et surtout psychologique peut-être bien. L’affaire du rapport sur Guantanamo isole les USA du reste du monde et alourdit les rapports internationaux. Il deviendra plus difficile pour les pays européens de conserver leur allégeance habituelle et admirative vis-à-vis des Etats-Unis, dans les rapports politiques courants.