La création de la Cour Internationale et les contradictions de la politique américaine

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La création de la Cour Internationale et les contradictions de la politique américaine


Le 6 mai, les USA ont annoncé qu'ils ne signeraient pas le traité qui installe l'International Criminal Court (ICC). Cette décision était prévue depuis un certain temps. Elle revient sur la signature du président Clinton, aux côtés de celles de 139 chefs d'État et de gouvernement des pays acceptant le traité instituant l'ICC. (Clinton avait signé le traité in extremis fin décembre 2000, à la fin de son mandat, ayant attendu que le Congrès parte en vacances pour prévenir une action des adversaires du traité contre lui.)

La décision de l'administration GW est nettement inspirée par des tendances d'extrême-droite du parti républicain, celles qui furent identifiées dans les années 1990 autour du sénateur Helms et qui sont à la base de l'argumentation contre ce traité. Pour autant, il ne s'agit pas d'une décision minoritaire. Au contraire, notre appréciation est qu'elle rencontre un nombre grandissant d'avis et d'analyses d'experts, d'hommes politiques, d'organismes américains, et que cette décision a d'ores et déjà l'appui effectif et non-contraint d'une forte majorité de l'establishment. Cette tendance était visible dès l'automne 2000, au moment où Clinton s'apprêtait à parapher le traité de manière quasi-clandestine. A ce moment, diverses personnalités américaines (parmi elles Zbigniew Brzezinski et Henry Kissinger) avaient demandé, dans un texte commun, que le traité ne soit pas ratifié par les USA.

L'hostilité américaine à l'ICC vient évidemment, pour une part importante, d'une tendance naturelle des USA à l'unilatéralisme, voire à l'isolationnisme. Au-delà, ou en avant de cela, il y a des craintes spécifiques des États-Unis pour le sort qui pourrait être fait à des militaires américains engagés à l'extérieur des USA, et tombant sous le coup d'une législation de l'ICC qui échappe à la souveraineté US. Cette idée est d'autant plus forte que l'intervention extérieure des forces US est aujourd'hui maximale. Pour cette raison (le rapport important de la position US anti-ICC avec le statut des forces militaires US et leur déploiement extérieur), il est intéressant de lire la position officielle du Pentagone, telle qu'exprimé par un communiqué de Donald Rumsfeld le 6 mai. Elle permet aussi bien de mesurer l'idée que se font les Américains, et particulièrement au Pentagone, de leur rôle dans le monde, de leur statut, de leur mission (impériale, évidemment). Il s'agit d'une proclamation sans équivoque selon laquelle les soldats américains, comme les USA eux-mêmes, sont à part du reste et doivent être traités conformément à ce statut. Bien entendu, il s'agit d'une déclaration entièrement marquée d'une subjectivité américaine, du regard américain sur le monde.

Communiqué du Pentagone, 6 mai 2002 : Secretary Rumsfeld statement on the ICC Treaty

« Earlier today, this administration announced the president's decision to formally notify the United Nations that the United States will not become a party to International Criminal Court treaty. The U.S. declaration, which was delivered to the secretary general this morning, effectively reverses the previous U.S. government decision to become a signatory.

» The ICC's entry into force on July 1st means that our men and women in uniform-as well as current and future U.S. officials-could be at risk of prosecution by the ICC. We want to make clear that the United States rejects the purported jurisdictional claims of the ICC - and the United States will regard as illegitimate any attempt by the court, or state parties to the treaty, to assert the ICC's jurisdiction over American citizens. 

» The United States has a number of serious objections to the ICC-among them, the lack of adequate checks and balances on powers of the ICC prosecutor and judges; the dilution of the U.N. Security Council's authority over international criminal prosecutions; and the lack of any effective mechanism to prevent politicized prosecutions of American servicemembers and officials.

» These flaws would be of concern at any time, but they are particularly troubling in the midst of a difficult, dangerous war on terrorism. There is the risk that the ICC could attempt to assert jurisdiction over U.S. servicemembers, as well as civilians, involved in counter-terrorist and other military operations-something we cannot allow.

» Notwithstanding these objections to the treaty, the United States respects the decision of those nations that have chosen to join the ICC. But they, in turn, will need to respect our decision not to join the ICC or to place our citizens under the jurisdiction of the court.

» Unfortunately, the ICC will not respect the U.S. decision to stay out of the treaty. To the contrary, the ICC provisions claim the authority to detain and try American citizens-U.S. soldiers, sailors, airmen and Marines, as well as current and future officials-even though the United States has not given its consent to be bound by the treaty. When the ICC treaty enters into force this summer, U.S. citizens will be exposed to the risk of prosecution by a court that is unaccountable to the American people, and that has no obligation to respect the Constitutional rights of our citizens. The United States understandably finds that troubling and unacceptable.

» Clearly the existence of an International Criminal Court, which attempts to claim jurisdiction over our men and women in uniform stationed around the world, will necessarily complicate U.S. military cooperation with countries that are parties to the ICC treaty-because those countries may now incur a treaty obligation to hand over U.S. nationals to the court, even over U.S. objections. The United States would consider any such action to be illegitimate.

» We obviously intend to avoid such actions.Fortunately there may be mechanisms within the treaty by which we can work bilaterally with friends and allies, to the extent they are willing, to prevent the jurisdiction of the treaty and thus avoid complications in our military cooperation. Obviously, countries that have not ratified the treaty would be under no such obligation to cooperate with the court.

» By putting U.S. men and women in uniform at risk of politicized prosecutions, the ICC could well create a powerful disincentive for U.S. military engagement in the world. If so, it could be a recipe for isolationism - something that would be unfortunate for the world, given that our country is committed to engagement in the world and to contributing to a more peaceful and stable world.

» For a strong deterrent, it is critical that the U.S. be leaning forward, not back. We must be ready to defend our people, our interests, and our way of life. We have an obligation to protect our men and women in uniform from this court and to preserve America's ability to remain engaged in the world. And we intend to do so. »

Limites et valeur de l'argumentation américaine

Cette argumentation de Rumsfeld peut paraître choquante si elle est observée du point de vue de la communauté internationale. Les Européens de l'UE, par exemple, et essentiellement les dirigeants des institutions communautaires européennes, ont été profondément choqués par la décision américaine (bien que celle-ci ne soit nullement une surprise et s'inscrive dans la logique d'une politique développée par les Américains depuis plusieurs années). Ils la considèrent comme un pas de plus, et un pas très important, dans politique américaine tendant à sortir les USA du cadre des obligations internationales. En ce sens, c'est une appréciation de la décision américaine comme étant fondamentalement unilatéraliste, dans un cadre de jugement qui tient l'unilatéralisme comme dommageable et hautement critiquable.

D'autre part, il faut admettre que l'argumentation américaine a ses valeurs propres, qui ne sont pas négligeables. Si l'on peut d'un côté considérer les Américains comme des unilatéralistes refusant l'engagement des lois internationales au nom de leur puissance, on peut d'autre part admettre que leur argumentation est celle d'une défense de la souveraineté, voire de la défense de la part d'une puissance de ses capacités à développer une politique de sécurité nationale sans interférences ni ingérences extérieures. Il est significatif que toute la frange anti-guerre et anti-interventionniste américaine, de tendance isolationniste, de la droite américaine, soutienne sans réserve ce type de décision alors qu'elle s'oppose par ailleurs, et férocement, à la politique d'intervention actuelle.

C'est là qu'on touche effectivement à une contradiction de l'actuelle politique américaine. Très expansionniste depuis la fin de la Guerre froide, l'Amérique a imposé la rupture des cadres nationaux habituels. La guerre du Kosovo a été lancée après un discours d'Albright, le 15 février 1999, qui proclamait la fin du principe de la souveraineté comme facteur absolu des relations internationales. Quoiqu'elle en dise, l'administration Bush poursuit cette politique d'expansion qui fait bon marché du principe de la souveraineté en faisant bon marché de la souveraineté des autres. L'offensive en Afghanistan a été lancée selon cette idée, et comprise partout dans ce sens. Du coup, la décision de refus de l'ICC se place complètement en contradiction du reste. Certes, la puissance américaine permet de supporter pour l'instant ce type de contradiction. Mais il paraît difficile de poursuivre de cette façon, sans qu'à un moment ou l'autre, les Américains soient placés devant ce choix : poursuivre l'interventionnisme en acceptant que la souveraineté soit un principe dégradé, pour eux également ; refuser cette évolution et freiner leur interventionnisme pour ne pas rencontrer des difficultés grandissantes.

Un constat des difficultés à venir

D'ores et déjà, diverses analyses apparaissent pour mettre effectivement en évidence cette contradiction grandissante. Un rapport vient d'être publié par le General Accounting Office (GAO), écrit par Neal Curtin, directeur de la section Defense Capabilities & Managment du GAO. Ce rapport est présenté sous un jour alarmiste par divers médias (notamment pas Associated Press, le 30 avril). Le rapport s'attache à détailler les restrictions dont sont victimes les forces américaines dans différentes bases à l'étranger pour ce qui concerne leurs activités courantes d'entraînement et de fonctionnement, à cause des lois ''locales'' (nationales) en vigueur concernant l'environnement et divers autres problèmes nationaux. C'est là un exemple pratiques des effets de la contradiction qu'on a soulignée.

Cette analyse se retrouve de divers côtés à Washington. Ainsi, Lawrence Morahan, de CNS News, le 12 avril dernier. Morahan met en évidence que l'installation de l'ICC devrait avoir un effet à long terme sur le déploiement et l'utilisation des forces américaines sur les théâtres extérieurs.

« The establishment of a permanent United Nations war crimes tribunal, which is supported by America's closest allies, could have the long-term effect of curtailing U.S. peacekeeping missions around the world, even as Washington refuses to endorse the measure, legal analysts said.

» In the near term it is unlikely that U.S. allies or the U.N. will refuse to accept American military assistance unless the United States becomes a signatory to the newly chartered International Criminal Court (ICC). But whether the United States will continue to provide military assistance without some assurance that the court won't have jurisdiction over U.S. citizens stationed overseas remains to be seen, they said.

» The main concern is the possibility that the court will be used to charge as war criminals American nationals who are participating in overseas military activity, and the fear that the court will make an effort to use its authority in politicized ways. ''If that fear is realized, we could wind up declining to participate in international peacekeeping,'' said Paul Rosenzweig, a senior legal research fellow with the Heritage Foundation.

(...)

» The United States maintains military personnel in 146 nations around the world and in all the oceans and seas, and would make itself vulnerable to frivolous prosecutions by some countries if it became a signatory to the treaty, analysts said. ''As long as we maintain our superpower status around the world, it's only going to become a nuisance,'' Robert Maginnis, vice president of the Family Research Council, said of the treaty. ''However, should our stature decline, then it becomes a real problem for us because of our personnel being vulnerable to the whims of a judicial system which, quite frankly, we're going to have little say over,'' he added. »

Il ne faut pas s'y tromper. L'affaire du traité de l'ICC pose pour les Américains un problème complètement essentiel, qui n'est rien moins que le problème de leur exceptionnalisme conduisant au problème de l'isolationnisme. D'un côté, au nom de leur exceptionnalité et de leur puissance, les Américains s'estiment en droit d'intervenir partout et de faire bon marché de la souveraineté des autres. Mais cette poussée mine à terme le concept même d'exceptionnalité : en poussant à l'établissement de législations internationales qui nivellent le concept de souveraineté en réaffirmant une égalité théorique de toutes les nations devant cette évolution, les Américains se trouvent de plus en plus mal à l'aise pour continuer à affirmer une exceptionnalité qui les ferait échapper à la loi internationale devant laquelle toutes les nations sont égales en théorie. Le seul moyen, c'est évidemment de freiner, voire de cesser leur politique interventionniste, c'est-à-dire d'en revenir de facto à l'isolationnisme. Cette fatalité est bien résumée par les arguments exposés qui, à partir des deux situations inverses, aboutissent à la description d'un résultat semblable : Rumsfeld dit que l'Amérique ne signera pas le traité parce que l'un de ses effets sera de plonger l'Amérique dans l'isolationnisme ; Morahan explique que l'effet à terme de traité, même sans les États-Unis, et à cause de ses conséquences sur le monde extérieur où ils sont si présents, sera de pousser les USA à se désengager, c'est-à-dire à se tourner vers l'isolationnisme. Tant il est vrai que le problème n'est pas le traité mais la différence, qu'on croirait quasiment de substance, entre les USA et le reste du monde.