Une crise “pleine de bruits et de fureur...”

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Une crise “pleine de bruits et de fureur...”

9 novembre 2005 — Un aimable lecteur s’impatiente : vous n’avez rien à dire alors que, d’habitude, vous avez un avis sur tout, et si possible un avis tonitruant… Dont acte, — mais pas nécessairement “mea culpa”.

En un sens, l’aimable lecteur nous rappelle, dans le meilleur esprit du monde, à notre “devoir d’originalité” (charge difficile à porter et peut-être injustifiée). Le commentaire suit un premier texte sur les banlieues qui brûlent, qui ne lui a sans doute pas paru satisfaisant, qui lui a paru dans tous les cas grandement prudent. (Ce n’était pas notre intention, cette soi-disant prudence.)

Voici ce qu’il nous dit:

« Madame, Monsieur: Habitué à la virulence choisie de certains de vos textes comme à votre engagement audacieux, je demeure perplexe devant la grande prudence dont vous faites part dans cette publication-ci. Bien entendu, le sujet est extrêmement délicat et la situation se confirme comme devenant grave, mais votre circonspection menant à identifier par défaut l'objet de votre observation nous place en attente d'autre chose en provenance de vos rédacteurs. A quand cette “analyse” que vous annoncez? Compliments à vous tous. A. »

Là-dessus, nous tombons sur un texte de notre ami William Pfaff qui, lui, nous dit dans son préliminaire ce que nous disons et pensons de la forme de la chose. Le texte de Pfaff est du 7 novembre, et c’est essentiellement ces trois paragraphes qui définissent l’esprit qu’on veut signaler ici :

« The contagion of rioting in France’s ghetto suburbs is a one-sided race riot. It is a phenomenon of futility — but a revelation nonetheless. It has no ideology and no purpose other than to make a statement of distress and anger. It is beyond politics.

» It broke out spontaneously and spread in the same way, communicated by televised example, ratified by the huge attention it won from the media and the politicians, none of whom knows what to do.

» It has been an immensely pathetic spectacle, whose only meaning has been that it happened. It is the most important social phenomenon in France since the student uprisings of 1968. But they changed “everything” in France, since unions and the Communist party were ready to exploit them against the government. They were about power. These riots are a children’s crusade. They have nothing to do with power. »

Après tout, peut-être est-ce là ce qui importe : cet événement monstrueux, qui secoue une nation qui en a vu d’autres, qui est habituée aux tragédies de l’histoire, est extraordinaire parce qu’il est monstrueusement vide. Il faut du temps pour mesurer la chose, et il nous semble, nous le répétons, que cela vaut mieux que verser dans les babillages des sociologues de salon répétant leur leçon bien apprise depuis un quart de siècle.

Peut-être est-ce là l’événement: que nous soyons secoués jusqu’au tréfonds par le rien, par le vide, par des acteurs qui proclament : « Je ne peux pas parler, alors je casse », tout cela dit sur le rythme saccadé du rap, en interpellant le journaliste par un “man!” qui fleure bon son film de Spike Lee et son feuilleton TV. (« Sylla, 18, has a more specific target for his rage. “Les keufs, man, the cops…” », note Le Guardian aujourd’hui.)

On peut alors proposer l’hypothèse qu’il s’agit d’un immense événement d’une époque arrivée à maturité, que nous sommes à l’extrême de notre crise de civilisation telle que l’esquissait Toynbee en 1947 (voir notre texte du 27 juillet 2002), — et que nous restituions de cette façon : « Une autre idée [de Toynbee], implicite et qui nous semble renforcée par de nombreux arguments aujourd'hui, voire du simple constat de bon sens, est ce constat, justement, que l'hypertrophie technologique de notre civilisation s'est accompagnée d'une atrophie des comportements et des valeurs intellectuelles et spirituelles de civilisation, que ce soit du domaine de la pensée, de la croyance, de la culture au sens le plus large. »

A cette lumière, l’“événement” de la crise des banlieues répond effectivement à ce déséquilibre, entre une puissance considérable et une absence complète de sens: un événement effectivement monstrueux par sa puissance d’effets, de résonance, de “ricochets” en un sens ; et également monstrueux par son absence totale de sens, ce vide que nous mentionnions ci-dessus. D’autre part, un événement qui n’est (selon Pfaff : « ...whose only meaning has been that it happened ») que par les moyens artificiels qui transmettent son apparence, — par conséquent, l’événement devenant quelque chose, acquérant son “être” grâce à cette diffusion. Si demain les TV s’éteignent, les incendies feront de même. Pur virtualisme, par conséquent, et par conséquent événement extraordinaire dans le sens du surréalisme (nous avons cherché en vain “sous-réalisme” dans le Robert, dans le sens de la qualité par opposition à “surréalisme”). Tout cela, autour de l’événement, autour de la forme de l’événement, mérite réflexion avec le temps qu’il faut, — mais l’“événement” lui-même, dont on cherche en vain quel fond il peut avoir dans cette vacuité qui aveugle le reste?

Notre approche est finalement celle-ci : les causes indirectes de la crise des banlieues (échec de l’intégration et tout ce qui va avec), qui sont aisément identifiables et qui sont des choses qui mériteraient prioritairement d’être considérées avec sérieux, ne seront pas mieux éclairées par cet événement monstrueux et, par conséquent, elles ne seront pas plus réduites. Par conséquent, il est arbitraire, et insuffisant pour comprendre la crise des banlieues, de s’attarder à ces causes indirectes qui sont archi-connues et peut-être complètement insolubles dans l’environnement du monde aujourd’hui. Les interférences sont trop fortes, qui sont justement ce qui rend cet événement monstrueux par sa vacuité immédiate de sens ; cette vacuité qui le rend aussitôt insupportable et dissimule ces mêmes causes indirectes, ou en réduit l’urgence de les soigner jusqu’à la plus complète futilité.

C’est-à-dire que l’événement monstrueux, bien entendu, crée beaucoup plus de problèmes qu’il ne contribue à en résoudre. Mais de cela, personne n’est précisément responsable dans une époque qui se caractérise par l’irresponsabilité: c’est une fatalité de la machinerie de notre crise de civilisation, c’en est le caractère même.