Ça, du protectionnisme? En êtes-vous bien sûr?

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Ça, du protectionnisme? En êtes-vous bien sûr?


21 septembre 2005 — On le sait bien, les projets des Français de “néo-protectionnisme” ou (pourquoi pas?) “protectionnisme postmoderne”, projets officiellement baptisés “patriotisme économique”, sont largement fustigés par les penseurs néo-libéraux parisiens. La réalité, elle, rend compte qu’il s’agit d’une singularité française par le lustre et l’écho qui lui sont donnés dans un mouvement général du même type. Les industries de défense européennes sont concernées au premier chef. Commentaire d’un analyste proche des institutions européennes à la pensée originale: « C’est bien étonnant … On est simplement en train de nous annoncer qu’est en train de s’installer en Europe une véritable politique industrielle, sans crier gare, sans le crier sur les toits… Pourquoi pas? C’est très bien. »

Que se passe-t-il ? Deux articles parus dans deux hebdomadaires spécialisés US, Aviation Week & Space Tehnology (AW&ST) et Defense News, tous les deux en date du 19 septembre, nous renseignent obligeamment. (La chose doit être notée. Que ces deux hebdos, concurrents directs et qui prennent garde à se démarquer l’un de l’autre en accordant régulièrement une importance souvent diamétralement différente aux mêmes sujets, réagissent avec la même intensité à ce sujet-là, cela au moins prouve l’importance du sujet, et l’importance que lui accordent les sources [britanniques, certes] qui ont diffusé ces informations à leur intention.)

De façon assez caractéristique, alors que tous les observateurs parisiens se braquent pour s’en indigner sur les projets français, c’est au Royaume-Uni que les deux hebdomadaires s’intéressent. Ils mentionnent également des projets allemands, autre nouveauté. (Bien sûr, ils s’intéressent aussi à la France, déjà mentionnée avec éclat, mais dans ce cas de façon également annexe, — un peu moins annexe pour Defense News, — puisque les informations viennent des Britanniques.)

AW&ST note : «  The British, French and German governments are scrutinizing their defense industrial strategies, reflecting concern that too many crown jewels are being squandered.

» The U.K. government expects to announce key points of its defense industrial review before year-end. The work is being done with a sense of urgency, because the government wants to stay ahead of contractors, who are already planning further realignments, says Paul Drayson, minister of state for defense procurement. The review will not have been fully completed by the end of this year, but Drayson expects detailed study results to be available by then on critical areas, such as fixed-wing aircraft, unmanned aircraft, helicopters, guided weapons and other munitions, armored fighting vehicles, shipbuilding and ship support. »


Defense News développe les mêmes idées qui concernent une volonté de protection des industries de défense et des capacités technologiques. L’hebdomadaire rapporte un point significatif, qui fixe l’évolution de l’état d’esprit sur ce sujet au Royaume-Uni, notamment par rapport à l’activité américaine. (Nous avons déjà signalé à plusieurs reprises cette inquiétude des Britanniques — voir notamment notre F&C du 14 juillet 2005). Voici ce qu’écrit Defense News : « Britain’s leading defense companies recently submitted a paper on the international aspects of defense industrial policy to the powerful National Defence Industries Council, which is headed by [Defence minister] Reid. According to sources who have seen the document, it says that the U.S. tech-transfer concerns underline the benefits of more collaboration with European firms.

» The paper said the European Union would have to decide how U.S. companies will be able to compete for European contracts. It says that many EU nations believe the European market will properly develop only with U.S.-style restrictions and a multinational industrial policy, one industry source said. »


Tous les aspects de cette question de la protection de l’industrie et de la base technologique britannique vont être passés en revue. Le cas des grands programmes en cours sera inclus dans cette étude. Il y aura notamment le cas délicat du JSF, selon AW&ST : « The review could have important implications on some of the U.K.'s highest profile programs, including the F-35 Joint Strike Fighter (JSF). Drayson says one of the issues being examined is where the U.K. needs to retain “effective through-life support, including upgrade and urgent operational requirements.” London — and other foreign JSF customers — are wrestling with Washington over whether they will have access to vital information to perform long-term support of the fighter. »

Un autre aspect de cette “revue de détails” des Britanniques (mais aussi des Français, également des Allemands semble-t-il), c’est qu’elle s’accompagne d’offres de coopération et de coordination, notamment avec les alliés, essentiellement européens. Pour les Britanniques, il s’agit évidemment des Français, et Defense News ne manque pas de le souligner : « Britain is preparing to share with allies the conclusions of a critical defense industry strategic review. France, for one, is greeting the offer with enthusiasm, raising the possibility of wide-ranging European coordination of defense spending and research. » La seule précision qu’on doive apporter pour corriger ce propos est qu’il semble assuré, comme nous l’avions écrit, que ce sont les Britanniques qui ont montré les premiers une très grande fièvre dans cette démarche, — inquiétude et enthousiasme mêlés, — les Français se contentant au départ d’une attitude d’expectative avant d’être convaincus du comportement britannique. (C’est une attitude très britannique dans le rapport des choses de parvenir à maintenir une attitude avantageuse alors qu’ils exposent une position générale qui ne l’est pas pour eux.)

Defense News poursuit sur ce même sujet : « France, Europe’s other leading defense industrial and military power, is also keen on the idea of strategy-sharing. Drayson’s French counterpart immediately reciprocated by offering a look at Paris’ own capability review. “I would like to compare the surveys to better coordinate our research investments and cut down duplication,” said François Lureau of the Délégation Générale pour L’Armement (DGA). Lureau went even further, suggesting sharing such information with Germany, which is engaged in a similar study, and envisioning wider European coordination on research.

(...)

» Drayson, who met Lureau during the Defence Systems & Equipment International show in London last week, says the warming ties with France is part of a trend toward regional cooperation. “It’s a sense of a growing development of the European dimension and collaboration within Europe,” he said.

» Britain and France, old political and industrial adversaries, already are leaning toward a virtually unprecedented cooperative program to build aircraft carriers. Paul Beaver, a director of London-based consultancy Beaver Westminster, said British Defence Secretary John Reid apparently wanted to present procurement proposals to European partners by the time Britain’s EU presidency wraps up at year’s end. “It could be the start of a pan-European defense procurement initiative which, among other things, identifies where Europe needs to spend its scarce research and technology resources,” Beaver said. »


On observe qu’il y a donc un mouvement général de protection des industries stratégiques, par conséquent l’industrie de défense en priorité. Il n’y a par conséquent pas d’“exception (honteuse) française” à cet égard, mais le ralliement aux fondements d’une politique d’indépendance nationale dont la France donne depuis longtemps le plus brillant exemple. L’analyse de PINR du 15 septembre (de Erich Marquardt et Federico Bordonaro) doit être rappelée ici pour sa justesse quant à la description générale qu’elle faisait de la tendance: «  France's turn toward protectionism follows a global pattern where states with advanced economies are shielding their domestic industries from foreign competition and from potential state rivals. »

L’intérêt est que cette poussée des intérêts nationaux conduit à un rassemblement européen des principaux pays producteurs d’armements. La question qui va se poser devant cette évolution sera naturellement celle de la réaction des Américains. On sait qu’ils poussent déjà l’offensive pour tenter de couper les ailes de la nouvelle Agence Européenne de Défense, qui doit regrouper et centraliser les activités de coopération dans le domaine de l’armement. Ils ne vont pas en rester là et vont exercer toutes sortes de pressions pour freiner l’évolution identifiée ici. Comme d’habitude, Paris sera complètement à son aise face à ces pressions (sauf les commentateurs parisiens qui vont pleurer sur la belle amitié franco-américaine), Londres sera plus que jamais déchiré (mais pour les Britanniques, l’enjeu est aujourd’hui fondamental avec le sort de leur puissance technologique et ils seront obligés de résister, — on verra s’ils tiennent jusqu’au bout) ; quant aux Allemands, enfoncés dans leur imbroglio politique et particulièrement insaisissables à cause de cela, ils suivront sur leur aire actuelle qui est celle de la coopération avec la France, c’est-à-dire dans le sens européen identifié ici.