Enfin le débat sur ''la question de l'Empire'' ?

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Enfin le débat sur ''la question de l'Empire''?

Le New York Times annonce que les experts américains commencent àréfléchir sur ce que nous nommerions ''la question de l'Empire'', qui regroupe toutes les questions qu'on peut se poser aujourd'hui sur le rôle qu'entendent jouer États-Unis dans le monde aujourd'hui : hégémonie ou pas ? Empire ou non ?

C'est évidemment la politique extérieure de l'administration GW Bush qui force au débat. Mais ce n'est que l'aspect conjoncturel. De façon plus structurelle, c'est-à-dire de façon plus fondamentale, se pose aujourd'hui la question des moyens, c'est-à-dire la question comptable des forces militaires nécessaires à l'exercice de l'imperium. (On a vu par ailleurs cet aspect des choses dans notre Analyse du 15 juillet 2001 sur ce site : « La crise du Pentagone et la question des 4% du PNB ».)

Le Pentagone est embourbé dans une crise budgétaire formidable. Le fait est que, pour maintenir les engagements actuels àhauteur et assurer parallèlement l'évolution normale des forces (modernisation notamment), et cela sans parler des projets de réforme), une augmentation de $60 à $100 milliards par ans serait nécessaire. Sans trancher sur l'aspect raisonnable ou déraisonnable d'un tel projet, le fait est qu'il ne peut être conduit à son terme dans la situation budgétaire actuelle, alors que la réduction d'impôts de $1350 milliards en 10 ans est la priorité de l'administration, alors que d'autres priorité comme la Sécurité Sociale et les travaux d'infrastructure, se font de plus en plus pressantes, alors qu'aucune majorité solide ne s'affirme sur un tel programme.

D'où la question de l'Empire. Puisque les automatismes budgétaires ne peuvent plus jouer sans passer par des décisions fondamentales, comme c'était le cas jusqu'ici, il faut considérer ces décisions fondamentales, peser le pour et le contre. C'est l'enjeu du débat actuel.

Ce débat sur la question de l'empire n'est pas neuf. Il aurait dû être ouvert il y a dix ans, lors de la chute de l'URSS. A ce moment, la puissance américaine changeait de substance : de sa position soi-disant ''naturelle'' de puissance de containment de l'empire soviétique (dans tous les cas, de l'image de puissance qu'on avait de l'empire soviétique), elle passait àla situation de puissance hégémonique de facto. La puissance militaire américaine du temps de la guerre froide était si considérable qu'aucune mesure particulière n'était nécessaire. On pouvait même réduire légèrement les budgets. Cela satisfaisait Clinton, qui n'a jamais eu que le souci de l'apparence : apparence du président raisonnablement progressiste en réduisant un tout petit peu le volume des forces, apparence du président attentif à la puissance US en maintenant les structures globales qui permettaient de passer du containment à l'hégémonie.

Certes, la comptabilité était serrée, d'autant qu'on continuait à gaspiller (le Pentagone n'a jamais été un foudre de guerre de la gestion mesurée ni de la productivité). Le départ de Clinton a coïncidé avec un état des lieux qui a permis de mesurer la dégradation des structures des forces. D'où le constat : si l'on veut simplement entretenir la position hégémonique à son niveau actuel, il faut l'augmentation pharamineuse des $60-$100 milliards au minimum ; et si l'on veut pérenniser cette hégémonie, la verrouiller, il faut trouver encore plus d'argent. Comme l'argent n'est pas là de façon automatique, par les augmentations techniques (difficile de faire de $60-$100 milliards une augmentation technique), il faut se décider sur la politique elle-même ; c'est-à-dire poser clairement la question de l'Empire et, finalement, risquer tout simplement de la poser au public américain : voulez-vous que l'Amérique soit un Empire, agisse en Empire, etc ? Si la réponse est affirmative, voici ce qu'il faudra dégager comme argent, c'est-à-dire : voici les sacrifices qu'il faudra faire.

Non seulement la réponse positive est loin d'être acquise (notre conviction est que, si le débat était réellement engagé, la réponse sera négative). Mais il y a des tendances de fond qui, en Amérique, s'opposent à cette orientation.

D'ores et déjà, les commentaires vont en sens très divers, et certains deviennent très défavorables comme cette analyse de Martin Sieff, de UPI, qui rappelle les thèses de Paul Kennedy dans les années 1980, avec la doctrine dite du “déclinisme” selon laquelle les USA arrivaient au bout de leurs capacités d'influence et de déploiement et allaient devoir refluer. Dans les années 1990, le déclinisme de Paul Kennedy avait été complètement discrédité par les partisans de la politique internationaliste de Clinton. Aujourd'hui, estime Martin Sieff, les thèses de Paul Kennedy reviennent en vogue, tant elles correspondent bien à la situation qui se développe.

• Ci-après, nous reproduisons une analyse sur cette question américaine de l'empire selon l'idée que l'Amérique refuse et refusera la notion d'Empire en raison de ses caractéristiques historiques. L'analyse a paru dans les éditions de de defensa Volume 15, n°20 du 10 juillet 2000, rubrique Contexte.

Le refus d'empire

Jamais une telle puissance universelle n'a existé dans l'histoire: définition désormais classique de l'Amérique. Elle introduit l'idée, également classique, que l'Amérique est le plus grand empire qu'ait connu l'histoire. Justement non. Le problème est que cette puissance sans égale refuse absolument d'être un empire. Cette courte analyse s'attache, à partir d'une hypothèse (l'imperium américain), à la question de la réalité de la structure impériale américaine de notre époque.

C'est un lieu commun aujourd'hui de décrire la puissance américaine comme sans égale ni précédent. C'est un autre lieu commun d'en tirer aussitôt la conclusion que l'Amérique est le plus grand empire qu'ait connu l'histoire. Ainsi boucle-t-on ce raisonnement de l'apparence qu'induit la puissance américaine. L'on reste aussi bien sur sa faim. On n'a en effet pas réglé cette contradiction qui ne cesse de s'affirmer et de se faire chaque jour plus pesante, plus dangereuse : comment se fait-il que le plus grand empire qu'aient connu le monde et l'histoire ne produit pas dans sa soi-disant administration du monde la stabilité, mais au contraire l'instabilité ? La réponse est courte : parce que l'Amérique ne veut pas être un empire.

C'est sans le moindre doute le plus grave problème auquel sont aujourd'hui confrontées les relations internationales du point de vue de leurs structures, et par conséquent de leur fonctionnement. Tout le reste en dépend.

Comment un empire projette la stabilité des situations

Qu'est-ce qu'un empire ? C'est une puissance qui s'est développée, en capacités et en potentialités, au-delà de son territoire initial. Partie de son centre, elle a étendu son influence directe sur d'autres parties du monde qu'elle-même. Elle a conquis des territoires, soumis des nations, convaincu d'autres puissances d'accepter son influence et son administration. Cette puissance s'est imposée aux autres. Elle est devenue irrésistible. Plus personne ne conteste, littéralement, son empire sur les autres qu'elle a soumis.

Historiquement, le processus menant à l'empire est celui-ci : au départ la création par cette puissance, à cause de son renforcement, d'un déséquilibre dans les relations internationales. Ce désordre ne peut être évidemment un but en soi. C'est un passage obligé vers quelque chose d'autre. Effectivement, la puissance déstabilisatrice propose, une fois cette déstabilisation achevée, un nouvel ordre aux puissances extérieures soumises ou conquises. Cet ordre nouveau est évidemment une nouvelle stabilité qui est proposée. Nouvel ordre, nouvelle stabilité : l'empire règne. Il assure une période nouvelle, qui tend à l'apaisement, à la mesure, en un mot à la stabilité.

L'empire, une fois constitué, est fondamentalement conservateur et civilisateur, et les plus brillants d'entre eux assurent une prospérité et une promotion des valeurs fondamentales aux territoires conquis. L'empire assume une responsabilité historique qu'il a lui-même réclamée et dont il a parfaitement conscience. (A propos de l'empire romain, Jacques Bainville écrivait en 1925 : « La politique romaine était si clairvoyante, l'Empire romain se rendait si bien compte du rôle qu'il jouait dans le monde que Tacite prêtait encore ces paroles au général Cérialis : “Supposez que les Romains soient chassés de leurs conquêtes ; qu'en peut-il résulter, sinon une mêlée générale de tous les peuples de la terre ? »)

L'empire établit sa puissance. Il nomme des vice-rois, des gouverneurs, des administrateurs. La sécurité et l'inviolabilité des frontières de ses conquêtes deviennent sa propre sécurité et l'inviolabilité de ses propres frontières. Sa puissance est au service de la défense de la pérennité de l'empire et, s'il le faut, il enverra ses légions pour défendre jusqu'aux marches les plus extérieures de ses possessions. Ses conquêtes deviennent des contrats entre le conquérant et le conquis. Les habitants des terres conquises seront des citoyens de l'empire (avec des graduations éventuellement, sortes de “citoyens de 1ère classe”, “citoyens de deuxième classe”, etc). L'ancien adversaire devient sujet et même partisan de l'empire. Le conquérant est devenu empire. Il a changé l'histoire. Il accepte évidemment les responsabilités de cet acte historique fondamental.

Conclusion : la puissance (la force) est nécessaire pour assurer l'imperium, mais certainement pas suffisante. Il faut aussi le sens des responsabilités, l'acceptation des lois de l'histoire, voire même la capacité de savoir céder un peu pour garder beaucoup (l'empire sait assurer àcertaines de ses conquêtes, pour les conserver sans trop de frais ni trop de casse, une certaine autonomie, une certaine co-responsabilité). Tout cela définit bien des épisodes de l'histoire des hommes, mais absolument pas l'histoire de l'Amérique.

L'Amérique ennemie du phénomène impérial

Par ailleurs, on jugera assez logique que l'Amérique ne puisse envisager cette destinée. L'Amérique fut bâtie sur des mythes, certains justifiés et d'autres pas ; elle n'a pas de tradition qui lui permettrait de fondre ces mythes en de nouvelles orientations et de nouvelles obligations parce qu'elle refuse la tradition au nom de sa structure même (1). L'un des plus puissants de ces mythes fondateurs est que l'Amérique est une terre colonisée qui s'est révoltée contre son tuteur impérial (le Royaume-Uni) au nom de la liberté : l'Amérique comme terre colonisée établissant la Liberté en se libérant des chaînes de la colonisation, voilà une image qui constitue nécessairement un point essentiel de la politique américaine. Impossible de la démentir par un comportement impérial sous peine d'ébranler un des fondements de la République.

Au contraire, l'Amérique a suivi dès l'origine une politique anti-impériale qui n'est en aucune façon un habillage ou une façade. L'accession de l'Amérique au statut de puissance globale n'a pas changé cette orientation. L'un des axes principaux de la politique américaine pendant la Deuxième Guerre mondiale a été la destruction des empires coloniaux. (Churchill imaginait que son alliance privilégiée avec Roosevelt éviterait au Royaume-Uni la perte de son empire en influant sur la politique américaine. Ce fut l'une de ses plus graves erreurs : l'hostilité américaine envers le principe de l'empire britannique ne se démentit pas.) Après la guerre, l'Amérique joua un rôle majeur dans le démembrement des empires de ses alliés français et britannique.

Durant la guerre d'Algérie, l'Amérique confirma ce rôle malgré les enjeux du conflit du point de vue de l'affrontement est-ouest (un des épisodes spectaculaires de cette politique fut le discours du jeune sénateur John Kennedy, en 1957, contre la présence française en Algérie). Que cette politique ait eu notamment pour but de remplacer les puissances occidentales coloniales sur les marchés de leurs colonies (de leurs anciennes colonies) ne fait aucun doute; pour autant, il apparaît évident que l'Amérique n'entendait en aucun cas se substituer à la France et/ou au Royaume-Uni dans leurs colonies, et elle ne le fit pas.

Cela ne veut pas dire que l'Amérique n'est ni impérialiste, ni hégémonique. Elle est l'un et l'autre selon les périodes et conformément à sa puissance, et sa politique et son influence reflètent évidemment ces caractères. Mais l'impérialisme et l'hégémonie sont des situations politiques dynamiques, d'ailleurs sujettes à des modifications, éventuellement même à des remises en cause ; ni l'impérialisme, ni l'hégémonie n'apportent une situation de stabilité. L'imperium, par contre, est une situation établie impliquant responsabilité et engagement de la part de l'empire. L'Amérique refuse cette situation et, avec elle, elle refuse les diverses obligations et responsabilités.

Une différence entre réalité et perception de la réalité

Ces circonstances n'ont en soi rien d'extraordinaire, ni rien d'insupportable pour les relations internationales. Le phénomène le plus remarquable se trouve plutôt dans le fait que la perception écarte cette réalité. La perception quasi-unanime est évidemment que l'Amérique est un empire, et le plus grand que l'histoire ait connu. L'information, le commentaire, l'analyse, d'ailleurs favorables et défavorables, tendent à accréditer et même à renforcer cette perception d'une Amérique impériale, jusqu'aux clichés bien connus (« L'Amérique impériale », « La présidence impériale », etc). L'évolution de la Guerre froide a fortement contribué à l'établissement de cette perception, dans la mesure où l'Amérique parut effectivement avoir un comportement impérial alors qu'elle avait essentiellement un comportement anticommuniste qu'elle accordait à ce qu'elle-même percevait comme la légitimité de son hégémonie due aux conditions de la période. (2)

Contrairement à ce que l'on put et peut encore aujourd'hui en apprécier, la présence américaine au Sud Viet-nâm, l'influence américaine dans ce pays et les interférences grossières et constantes dans ses affaires quotidiennes, jusqu'à faire de la souveraineté sud-vietnamienne une fiction sans la moindre substance, ont constitué la marque de l'engagement anticommuniste des Américains bien plus que celle d'une situation impériale. Là encore, cela n'empêchait pas l'Amérique d'être impérialiste et/ou hégémonique, mais cette politique se traduisait plutôt par des pressions et la recherche d'influences qui n'engageaient pas de responsabilité directe.

Le paradoxe des reliquats de la période de la Guerre froide est que les situations qui pourraient faire croire à un état de stabilité impériale, et qui nourrissent la fiction de l'imperium américain, sont en fait celles qui sont potentiellement la cause de profondes instabilités de la politique américaine. L'engagement américain en Europe comme l'engagement américain en Corée (les deux situations de ce type les plus caractéristiques), s'ils bénéficient d'un accord de façade, constituent en fait des causes constante de tension, tant du point de vue des rapports transatlantiques que du point de vue des rapports de l'Amérique avec l'Asie. On peut le constater aujourd'hui avec les polémiques autour de la PESD (défense européenne), autour de la NMD, comme avec la poussée d'anti-américanisme en Corée du Sud.

Question : combien de temps durera le provisoire ?

Notre époque est étonnante à cause de la différence entre la réalité et la représentation de cette réalité. Dans le domaine qu'on envisage ici, il ne s'agit de rien moins que d'une époque impériale sans empire (parce qu'une puissance domine le reste comme le ferait un empire et refuse d'être un empire). Par conséquent, il s'agit d'une situation qui est par définition, par substance, l'instabilité même. La puissance dominante, par son poids naturel, tend à résister à toute proposition, à tout projet qui ne lui accorderait pas une place prépondérante, voire une place exclusive de domination (comme ce serait effectivement le cas pour un empire). En contre-partie, cette puissance dominante n'offre rien qui puisse faire espérer qu'on aille vers la stabilité. Au contraire, elle sécrète comme naturellement, à cause de ce qu'on identifie comme l'unilatéralisme et/ou la psychologie inward-looking, des initiatives qui déstabilisent les situations acquises (la NMD, dont l'effet est de mettre en question l'architecture du contrôle des armements).

Notre période est nécessairement une période transitoire, éphémère, qui est appelée à évoluer décisivement, soit vers une recomposition des puissances, soit vers une répartition plus équitable des influences (multipolarité demandée par la France, la Chine, la Russie, l'Inde, etc). L'ironie ou la tragédie est que ce provisoire pourrait durer bien longtemps, à l'image de la puissance américaine et de l'usage qu'en font les dirigeants de l'Amérique.

@NOTES = (1) Sur la structure fondatrice de l'Amérique, voir “L'Empire de l'information”, Vol15, n<198>06 du 25 novembre 1999, rubrique Analyse, et dans la rubrique de defensa de ce site. L'Amérique y est décrite, notamment à partir des premières observations de Tocqueville, comme une structure fonctionnant sur l'information et la circulation de l'information, et non sur la tradition comme les pays européens.

@NOTES = (2) Voir dd&e, Vol15, n<198>19, rubriques de defensa et Analyse.