Les technologies de souveraineté : usage et utilité en temps de crise

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Les technologies de souveraineté : usage et utilité en temps de crise

[Communication de Philippe Grasset au séminaire “Indépendance de l’Europe et souveraineté technologique”, organisé par PanEurope France, Paris, les 28 et 29 avril 2004]

1). Nous nous proposons d’évoquer la question des “technologies de souveraineté” de la façon la plus large possible, en appuyant surtout sur le phénomène de souveraineté qui fait toute l’originalité du concept. Si l’on se réfère à la définition de la souveraineté — j’y viendrai plus loin — il est extrêmement rare, si ce n’est complètement inédit, de voir un produit de la machine et du machinisme perçu comme un outil d’affirmation de souveraineté.

2). Cette intervention sera faite selon une division en trois parties : (1) la première évoque la situation des technologies avancées au travers de l’exemple du programme d’avion de combat F/A-22 Raptor. (2) La seconde cherche une meilleure compréhension du phénomène considéré par un exercice de définition. (3) La troisième s’attache à la situation française.

3). Les technologies de souveraineté doivent apparaître comme un phénomène plein de paradoxes. Le premier d’entre eux est que les technologies de souveraineté, regroupant en général les technologies avancées, sont par définition fondatrices de la puissance aujourd’hui. Parallèlement, elles sont en train d’entrer dans une situation de crise très inattendue, qui a la particularité de reproduire l’un des aspects de la crise de civilisation qui nous affecte aujourd’hui. Cette situation de crise est abordée ci-après au travers d’un exemple fameux.

Le cas du F/A-22 Raptor

4). Nous choisissons le cas du programme américain d’avion de combat F/A-22 pour exposer cette situation de crise des technologies avancées parce qu’il s’agit d’un des systèmes militaires les plus puissants en développement, et parce que les systèmes militaires présentent en général les cas les plus avancés d’utilisation des technologies.

5). Les Américains ont mis 5 ans et 7 ans respectivement à développer les avion F-4 Phantom et F-15 Eagle, qui sont les prédécesseurs du F/A-22 dans la mission dite de “domination aérienne” combinant puissance et équipements technologiques très avancés. Le programme aboutissant au F/A-22 a été officiellement installé, comme Advanced Technological Fighter, en 1981. Le Raptor, au mieux, sera opérationnel en 2007-2008. Son développement aura duré 26-27 ans, contre 5 et 7 ans à ses prédécesseurs. Cette extraordinaire disparité pour un programme qui n’a à aucun moment été freiné par des interventions extérieures (réductions budgétaires) suggère autre chose qu’une simple dérive bureaucratique.

6). Le F/A-22 est le produit le plus puissant et le plus avancé de l’intégration des technologies avancées destinées à l’armement et au combat. C’est pourtant à ce titre que le F/A-22 connaît des difficultés techniques, qui sont pour une part essentielle la cause des délais qu’il a connus et de l’incertitude entourant son avenir.

7). Le problème du programme F/A-22 est qu’il est à la fois incapable d’intégrer toutes les technologies dont il dispose, et qu’il est prisonnier de ces technologies. Son incapacité d’intégration est accentuée par le rythme d’arrivée des innovations technologique, qui nécessitent des modernisations en cours de développement et accroissent la difficulté d’intégration. Le General Accounting Office a calculé que les changements de conception en cours de développement ont compté pour 37% des pannes du système général de gestion électronique de l’avion, qui est son principal problème.

8). Si l’on voulait conceptualiser ces problèmes, on dirait qu’on assiste à un développement exponentiel des parties aux dépens du tout. Cela renvoie à un aspect de ce que certains identifient aujourd’hui comme une crise de civilisation : développement exponentiel des spécialisations et raréfaction jusqu’à l’aveuglement des visions globales du monde.

9). On précisera pour en terminer avec le cas du F/A-22 que la méthode maximaliste d’utilisation de toutes les technologies avancées suivie par les Américains n’est pas celle des Européens, moins par capacité que par philosophie. Cela explique des différences importantes, à l’avantage des Européens.

Définitions

10). Nous élargissons maintenant l’analyse en passant à la définition des technologies dans le concept qui nous occupe. A côté des troubles nouveaux qui les affectent, ces technologies avancées sont génératrices de puissance selon les appréciations modernistes de la puissance (fortement influencées par l’américanisme). Comme le maître de la puissance suprême est encore l’État, c’est donc la puissance de la nation dont sont comptables ces technologies. Elles sont par conséquent justement identifiées comme des technologies de souveraineté.

11). Comme on l’a vu avec le F/A-22, lorsque nous parlons de “technologies avancées”, nous désignons autant les technologies elles-mêmes que le processus de leur intégration, — c’est-à-dire un rassemblement de techniques fonctionnant comme un ensemble, dont l’intégration est la condition sine qua non pour provoquer un processus amenant des effets importants, voire révolutionnaires, qui sont des ruptures de situation. Par définition, les technologies avancées sont mouvement, et mouvement révolutionnaire. Étant mouvement, elles sont déstructurantes.

12). Ayant identifié le terme “technologies” de notre concept, nous passons à la définition de son deuxième terme, — la souveraineté. La souveraineté est une affirmation collective et identitaire. La souveraineté désigne une valeur d’enracinement, un lien entre le passé et l’avenir, une valeur pérenne par essence. La souveraineté tend à fixer l’éphémère, elle est la mère des orphelins que nous sommes.

13). Plus concrètement, plus historiquement : la souveraineté évolue selon les situations et les comportements, pour tenter à chaque fois d’imposer la stabilité qu’implique la transformation d’une convergence momentanée en une immanence. La souveraineté fixe ce qui peut l’être dans un temps historique, éventuellement en changeant d’objet (il y eut la monnaie, aujourd’hui ce n’est plus un attribut de souveraineté. Les technologies qui ne l’étaient pas hier le sont devenues.)

14). La souveraineté est une tentative constante, à la fois volontaire et instinctive, d’une communauté, d’une culture, d’une entité politique, de marquer sa durée dans le chaos de l’histoire, — d’imposer l’ordre au désordre. La souveraineté, c’est donc la stabilité contre le désordre, la fermeté de l’enracinement contre l’entropie, la tradition qui fixe les choses contre le désordre du mouvement qui les défait.

15). Fondamentalement, la souveraineté est une valeur structurante, puisqu’elle est elle-même une structure. Par rapport aux tendances de notre temps historique, nous remarquons aussitôt que la souveraineté est nécessairement l’antithèse de la globalisation déstructurante. Elle est une résistance dans le sens historique du terme, comme il y eut une résistance en France en 1940-45, qui se faisait implicitement au nom de la souveraineté.

Paradoxe des technologies de souveraineté

16). Il y a donc dans notre concept de technologies de souveraineté un formidable paradoxe qui est peut-être ou peut-être pas une contradiction. Aujourd’hui, l’un des principaux objets de la souveraineté, valeur structurante par essence, est la technologie avancée, valeur déstructurante par définition.

17). Ce paradoxe est évidemment une contradiction dans la mesure où il est une illustration de notre crise générale, notre “crise de civilisation”, qui se réalise dans un affrontement entre forces déstructurantes et forces structurantes.

18). Au contraire, s’il est bien compris au travers des définitions précises des deux termes, ce paradoxe peut être une arme d’une singulière souplesse. C’est là que nous sommes conduits à aborder la situation de la France, situation inscrite dans le cadre européen et inspirant ce cadre européen.

Le cas français dans le contexte européen

19). Pourquoi la France? D’abord, parce que ce pays est, par rapport à la mesure quantitative de la puissance, exceptionnellement avancé du point de vue des technologies avancées. Il est, en vérité, par l’ampleur de ses positions en matière de technologies avancées, par la position de pointe de certaines d’entre elles notamment dans l’armement, au niveau du meilleur et parfois en avant de lui. D’autre part, la France possède, au niveau de sa psychologie collective, une exceptionnelle capacité d’intégration qui lui permet de résoudre souvent le problème de l’intégration des technologies avancées et de renforcer sa position actuelle.

20). A côté de cela, la France moderne, en continuation de sa politique traditionnelle réactivée par le général de Gaulle, a une politique fondée sur l’indépendance, c’est-à-dire sur l’affirmation de la souveraineté. Cette position traditionnelle, c’est-à-dire conforme à la tradition comme à une valeur structurante, fait de la souveraineté le principe naturel de la position et de la politique françaises. Cette référence à la souveraineté explique les positions et politiques fondamentales de la France aujourd’hui, bien mieux que les soupçons portés contre elle ou les procès qui lui sont faits.

21). On comprend alors combien la France devrait être à l’aise avec l’actuelle situation des technologies de souveraineté : à la fois tenant une position au niveau des techniques en attendant de voir où mène l’actuelle crise, à la fois profitant mieux qu’aucun autre de l’aspect de souveraineté du phénomène. Cette position satisfaite peut être activée de manière très enrichissante si elle l’est dans le cadre européen, la France “européanisant” ses technologies avancées en affirmant le principe de souveraineté qui les habite, pour que ce principe serve à toute l’Europe en tant que telle lorsque l’Europe affirme sa puissance à l’extérieur. Le programme UCAV, lancé par les Français, proposé en coopération européenne et accueilli avec une très grande faveur par nombre de pays européens (Suède, Grèce, Italie, etc), est l’exemple parfait de cette situation.

22). Cela signifie encore : une attitude soutenue à l’exportation, lorsqu’une vente d’armement doit devenir la fourniture d’un moyen d’expression de la puissance de la souveraineté en même temps qu’un moyen d’échange aux niveaux psychologique et culturel. Le but conceptuel est alors de faire affirmer aux autres la puissance technologique pour soutenir leur souveraineté, ce qui renforce évidemment le principe structurant de souveraineté contre les poussées déstructurantes, essentiellement d’origine américaniste. Par exemple, l’exportation d’un système comme le Rafale, selon la tradition française de coopération et de respect de la souveraineté, s’oppose à la philosophie d’un programme comme le JSF américain, marquée par une non-coopération et une agression déstructurante contre la souveraineté des acheteurs.

Conclusion

23). Pour le reste et pour conclure, nous devons observer que cette puissante affirmation de souveraineté dans un outil mécanique par ailleurs en crise, est l’indication de la crise fondamentale qui secoue notre civilisation. Il faut le savoir, il faut en user du point de vue technologique comme du point de vue politique tout en en tirant les leçons. Et il faut constater ce paradoxe final que les technologies de souveraineté, qui portent une part importante de la crise générale que nous connaissons, présentent également ce qui est un des remèdes à cette crise, c’est-à-dire la notion identitaire et structurante de la souveraineté.


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