Washington & l’Iran : accord signé, attaque possible

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Washington & l’Iran : accord signé, attaque possible

L’accord nucléaire avec l’Iran étant signé, l’administration Obama estime se trouver désormais devant deux partenaires obligés : le Congrès et Israël. Par conséquent, la logique développée est celle de la plus complète inversion. L’accord étant signé, l’Iran reste un “adversaire”, – on ajouterait presque “plus que jamais”, comme si l’accord avait fixé une sorte d’antagonisme. Plus encore et selon la même logique, “l’un des avantages les plus importants de l’accord, c’est qu’il permet d’attaquer l’Iran sans la moindre restriction”. Ce sont les deux choses principales qui ressortent des interventions des deux principaux ministres du système de la sécurité nationale US, le secrétaire d’État John Kerry et le secrétaire à la défense Ashton Carter ; le premier parlait hier pour le Congrès, le second pour Israël où il s’est rendu illico presto hier.

• Donc, John Kerry ... Son intervention sur CNN prépare les interventions et pressions exercées sur le Congrès pour que l’auguste assemblée des deux chambres ne soulève pas d’objections décisives contre l’accord dans les soixante jours, comme elle en a le droit. L’argument de Kerry est double : d’abord, que si nous n’avions pas l’accord, nous vivrions dans la terreur. (C’est un peu emphatique, voire excessif, mais bon ...) L’essentiel se trouve dans le second, selon une manœuvre très dans le style obamesque, consistant à dire “puisque nous nous serrons la main et nous étreignons, c’est donc que nous ne sommes ni alliés, ni amis”...L’Iran reste toujours notre “adversaire”. The Hill donne l’essentiel de l’intervention de Kerry, le 19 juillet 2015, tandis que Sputnik-français nous en donne un résumé succinct, in French, ce même 19 juillet 2015.

«Washington “n’a pas d’illusions” concernant ses relations avec la République islamique. Les Etats-Unis et l'Iran ne sont pas devenus partenaires après la signature de l'accord sur le dossier nucléaire iranien, a déclaré le secrétaire d'Etat américain John Kerry. “Nous restons des adversaires car nous ne sommes pas devenus partenaires. Nous avons des divergences, et nous n'avons pas d'illusions”, a expliqué le chef de la diplomatie américaine. Dans le même temps, M. Kerry a défendu l'accord avec la République islamique, ses dispositions étant selon lui suffisantes pour empêcher Téhéran de se doter d'une arme atomique.

»Auparavant, dans une interview à PBS, le secrétaire d'Etat a estimé qu'Israël “serait plus en sécurité” suite à l'accord sur le programme nucléaire iranien. Il a également indiqué que le président US Barack Obama était prêt à “faire davantage pour être en mesure de répondre aux préoccupations spécifiques” de l'Etat hébreu sur les détails de l'accord. Il a en outre insisté sur le fait que les détracteurs de l'accord n'avaient proposé aucune alternative. D'après M. Kerry, l'idée qu'un “meilleur accord” aurait pu être conclu relève du “fantasme”.»

• Avec Ashton Carter, secrétaire à la défense en visite en Israël depuis hier, le ton monte d’un cran. Ce sont les véritables tambours de la guerre, d’ailleurs comme une confirmation puisque Cater a déjà dit trois jours auparavant que “l’une des raisons pour lesquelles cet accord est excellent est qu’il ne prévoit strictement rien qui pourrait empêcher d’exercer l’option militaire”. Autrement dit, cet accord sur le nucléaire iranien, en théorie accord de prévention de production d’armement, est d’abord vertueux parce qu’il permet d’utiliser des armements contre le signataire. Cet argument qui semble de pure rhétorique ne l’est pas seulement ; outre sa destination (Israël), il exprime un fait de la planification du Pentagone qui, contrairement aux années 2005-2010, a inclus dans sa stratégie belliciste l’option d’une attaque de l’Iran dans ses priorités. Ainsi les déclarations de Carter, qui se confirme comme un secrétaire à la défense entièrement dévolu aux options déterminées par sa bureaucratie, ont-elles une autre destination, à côté de celle de tenter de rassurer Israël ; il s’agit bel et bien d’affirmer, au sein des différents centres de pouvoir, la position maximaliste du Pentagone. Ci-après, une présentation de l’intervention de Carter par Antiwar.com, le 19 juillet 2015

«“One of the reasons this deal is a good one is that it does nothing to prevent the military option,” Carter insisted, saying the US and Israel could “agree to disagree” about the merits of the plan, but that the planning for an aggressive war against Iran would continue. Carter’s comments were largely the same as the ones he made Tuesday, the day the nuclear deal was reached. He insisted then that the US has tens of thousands of soldiers in the region and would keep moving military assets along the Iranian frontier to facilitate a future strike.

»Carter’s comments are seen, at least in part, as trying to placate Israeli PM Benjamin Netanyahu, whose objections seem to center around the pact getting in the way of his decades of agitating for war against Iran. It does, however, add to international mistrust of the US in the wake of the deal, and whether they’re going to either renege on the pact or launch a unilateral war out of nowhere for no reason at all.»

• Le paradoxe est qu’en Israël, Netanyahou attendait Carter, non pas tant sur la question de l’accord nucléaire, mais sur le point de la position opérationnelle de l’Iran dans la lutte contre ISIS/Daesh. Les Israéliens craignent d’abord que l’accord serve essentiellement de base d’une entente pour que l’essentiel de la coordination et de la direction de la riposte contre ISIS/Daesh passe dans les mains de l’Iran, ce qui permettrait aux alliés et surtout aux USA de passer la main à cet égard ; ils craignent ensuite et essentiellement qu’en coordonnant la riposte en Irak et en Syrie, notamment avec des forces iraniennes et des unités du Hezbollah en Syrie, le “commandement” iranien suive une stratégie de diversion forcée en repoussant les forces d’ISIS/Daesh vers les frontières syriennes d’Israël et de la Jordanie, encourageant de facto des attaques de Daesh contre Israël et la Jordanie. (Les Israéliens ont noté avec inquiétude une déclaration conjointe Lavrov-Zarif, le 14 juillet, après la signature de l’accord, selon laquelle la tache la plus urgente après cet accord était de construire une coalition puissante contre ISIS/Daesh.) DEBKAFile présente ainsi la visite de Carter en Israël, ce 20 juillet 2015 :

«Although Prime Minister Binyamin Netanyahu again appealed to US Congress not to approve the “dream deal” won by Iran, this deal was not his main business with US Defense Secretary Ashton Carter whom he was due to meet Monday, July 20. Carter himself told reporters that the two countries could “agree to disagree.” Israel’s overriding concern at this time, DEBKAfile’s military sources report, is about Tehran’s possible endgame in fighting the Islamic State in Iraq and Syria, i.e. driving ISIS fighters to confront Israeli forces on the Golan and also reach the Jordanian border.

»Iran’s Revolutionary Guards are in command of the “Popular Mobilization Forces,” a collection of pro-Iranian Shiite militias put together to combat ISIS in Iraq. Netanyahu and Defense Minister Moshe Ya’alon will ask Carter if the US has any control over the Iranian command centers in Iraq and Syria, and is in a position to stop Tehran harnessing Hizballah and Syrian troops to help those militias remove the threat ISIS poses to their allies in Damascus and Baghdad by diverting them to Israel and Jordan.»

• Effectivement, l’évolution récente de la situation sur le terrain et l’attitude US en général tendent d’une part à la nécessité de réorganiser la pseudo-coalition anti-ISIS/Daesh et à en confier la direction à l’Iran. Ce point semble absolument ferme, notamment dans l’esprit des militaires US qui veulent à tout prix éviter un embourbement au Moyen-Orient dans un combat dont ils maîtrisent affreusement mal la technique, et où ils se trouvent pris dans leurs innombrables contradictions (à la fois créateurs de Daesh et adversaires de Daesh, etc.). DEBKAFiles note à propos d’une visite-surprise du général Dempsey (président du comité des chefs d’état-major) en Irak le 7 juillet qu’elle correspondait à l’engagement définitif des USA derrière la formule d’un Iran menant la coalition, comme conséquence direct de l’accord nucléaire à la signature imminente ...

«The signal conveyed by Dempsey was read in Israel, Saudi Arabia and Jordan, ahead of the Ashton Carter visit to their capitals this week: Don't expect the Obama administration to back away from its close cooperation with Iran in the struggle against ISIS. This was the direct follow-up to the nuclear deal, regardless of how Iran’s empowerment might affect their national security.»

Il y a un étrange décalage qui s’affirme de plus en plus après l’accord nucléaire avec l’Iran. L’atmosphère à Washington est survoltée et hystérique, évidemment et surtout au Congrès. Les observateurs les plus neutres, et même généralement très attentifs à prendre en compte la réputation des USA dans le sens le plus bienveillant, comme par exemple les délégations de l’UE à Washington, avouent leur stupéfaction devant la virulence, voire l’hystérie des réactions contre l’accord qu’ils recueillent dans leurs contacts informels, et le Congrès étant le champ d’action rêvé de cette poussée de fièvre. Bien entendu, l’action de l’AIPAC et des réseaux d’influence pro-israélien joue son rôle, mais l’on pourrait dire qu’il s’agit d’une pression secondaire tant l’hostilité à l’accord est devenue un constituant hystérique naturel à la psychologie-Système telle qu’elle s’est développée et s’est installée très fermement dans la capitale US. Comme on l’a vu, d’ailleurs, une fois l’accord signé, l’opposition de Netanyahou, lui-même par ailleurs fortement critiqué en Israël (DEBKAFiles l’a écrit à diverses reprises) pour n’avoir pas su modifier la position US à cause d’une tactique grossière, se déplace très rapidement vers la question de la présence opérationnelle de direction stratégique de l’Iran dans la bataille contre Daesh. Pour autant, cette évolution que le Pentagone soutient sur le terrain ne l’empêche pas, en suivant le climat washingtonien, de mettre dans sa planification l’Iran comme un ennemi prioritaire avec possibilité d’attaque malgré l’accord nucléaire,

Ainsi se trouve-t-on devant deux mondes qui devraient être partenaires, raisonnant différemment sur le même problème du rôle de l’Iran, avec des quiproquos et des inversions de rôle entre les uns et les autres, jusqu’à ce que les résultats à attendre soient négatifs pour les deux (les USA dans leurs relations avec l’Iran et Israël avec le rôle régional de l’Iran). On savait depuis longtemps que la narrative imposant aux acteurs-Système un déterminisme-narrativiste très exigeant prenait souvent des allures de dystopie fort complexe, mais il semble qu’on approche là d’un nouvelle application de ce que nous avons déjà nommé un point-Oméga-inverti dans un état de quasi-perfection absolue.

L’un des effets fondamentaux est que la rhétorique anti-iranienne extrêmement dure de Washington (Kerry-Carter), qui n’intéresse plus directement Israël, va jouer un rôle décisif dans le maintien de mauvaises relations générales entre les USA et l’Iran, privant les USA de l’avantage important qu’ils attendaient de l’accord (une “récupération” de l’Iran dans le camp-BAO, baptisé “communauté internationale”). Pour autant, la stratégie des USA sur le terrain de déléguer à l’Iran pour être quitte d’un embourbement, stratégie dont personne ne s’inquiète à Washington et qui inquiète beaucoup Israël (et l’Arabie, au reste), tend à reconnaître à l’Iran, très rapidement, le rôle de leader régional. Les Iraniens ne s’estiment en rien liés par cette évolution aux USA, puisqu’ils sont traités comme ils le sont, et le chef religieux de la république Islamique Khamenei a donc logiquement précisé que les USA restaient “le Grand Ennemi“ (ou “Grand Satan“, éventuellement) de l’Iran.

Dans ce cadre, on comprend que le grand bénéficiaire extérieur de ces diverses agitations est bien entendu la Russie, sans que cette puissance ait beaucoup agi dans ce sens “sur le terrain”, sinon en intervenant d’une façon très efficace pour parvenir à l’accord nucléaire des P5+1 avec l’Iran. Ce dernier point a valu la reconnaissance publique, – fait assez rare par les temps qui courent, – de la part d’Obama lui-même lors de l’interview qu’il a accordée à Thomas Friedman, du New York Times, le 14 juillet 2015 : «Asked if President Vladimir Putin of Russia was a help or a hindrance in concluding this deal, Mr. Obama said: “Russia was a help on this. I’ll be honest with you. I was not sure given the strong differences we are having with Russia right now around Ukraine, whether this would sustain itself. Putin and the Russian government compartmentalized on this in a way that surprised me, and we would have not achieved this agreement had it not been for Russia’s willingness to stick with us and the other P5-Plus members in insisting on a strong deal.”» Pour la Russie, cette situation, ajoutée aux perspectives de “normalisation” décisive des relations avec l’Iran (dont l’adhésion de l’Iran à l’OCS), constitue un succès, sinon un triomphe dans les termes diplomatiques actuels où les effets doivent être appréciés autant sinon plus en termes de communication, acquis au moindre coût, simplement en poursuivant une politique déjà éprouvée par plusieurs années de pratique, qui est le contraire des agitations contradictoires et sans fin de ses “partenaires-adversaires” du bloc BAO.

Comme nous le pensons selon des observations déjà publiées, l’accord nucléaire iranien n’est en rien historique en ceci qu’il ne modifie rien de décisif, qu’il ne renverse aucune tendance ni aucune situation, mais qu’il poursuit en l’accélérant la tendance générale de détérioration des positions du bloc BAO (Israël compris), tandis qu’il renforce l’Iran dans sa position suivant une irrésistible logique de rapprochement des groupes OCS/BRICS, tout en renforçant considérablement sa position de puissance régionale dans la région. Pour autant, et toujours selon nos conceptions générales, la question centrale de la dégénérescence de la situation générale en désordre, – bien entendu déjà largement en cours avant l’accord nucléaire, – n’est évidemment pas réglée et ne le sera pas selon les conditions actuelles. Le désordre va continuer à s’étendre ; simplement, certaines puissances et groupes de puissances s’y adaptent bien sinon au mieux qu’ils peuvent tandis que les autres ne font que le favoriser en en étant finalement les victimes.


Mis en ligne le 20 juillet 2015 à 14H02