Schumpeter, le capitalisme mondialisé et la démocratie

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Schumpeter, le capitalisme mondialisé et la démocratie

Dans son maître-ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie (1942), l’économiste Joseph Schumpeter nous donne la meilleure clef de lecture de la construction euro-atlantiste : «L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle, tous éléments créés par l’initiative capitaliste (…) [qui] révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré malgré, s’y adapter». Plus une organisation devient grande, plus elle rencontre le succès, plus elle a besoin de marchés établis importants pour maintenir son rythme de croissance. L’élargissement et l’approfondissement du marché peuvent être obtenus par différents procédés. L’innovation est la voie royale, mais aléatoire et potentiellement déstabilisante. La mise en ébullition du marché conduit à la société de consommation et de loisirs. L’injection de liquidités par création de monnaie produit de l’endettement public et privé. Le commerce international élargit la base de consommateurs et abaisse le coût du travail. L’ouverture de marchés extérieurs se fait par la négociation ou la force. Arrêtons-nous un instant sur les effets bénéfiques pour le capitalisme mondialisé de l’immigration, des importations à bas coûts et des unions douanières.

L’immigration participe de la croissance démographique du marché. Elle donne accès à de nouveaux talents. L’état d’esprit de l’immigré, quittant tout pour une vie meilleure, est proche de celui de l’entrepreneur. Vulnérable économiquement, il est en général un travailleur docile. L’immigré est souvent contraint d’accepter des conditions de travail et un salaire inférieurs à ceux de l’autochtone. Voire du travail clandestin si la législation en vigueur est laxiste ou n’est pas soutenue par les pouvoirs publics. L‘immigration tire ainsi vers le bas les salaires pour les travaux les moins qualifiés. Le jeu de l’offre et de la demande augmente le nombre de travailleurs pauvres. Des millions de personnes au salaire minimum, au chômage ou travaillant au noir ; une pression à la baisse des salaires et une dépendance croissante vis-à-vis de l’Etat-Providence ; le tout au profit des employeurs publics et privés, des consommateurs. Par ses transferts d’argent vers son pays d’origine, l’immigré ouvre et rend solvables de nouveaux marchés.

Les importations massives de biens et services, quand elles proviennent de pays aux coûts du travail beaucoup plus bas, n’entretiennent pas une saine concurrence mais déstabilisent politiquement les pays consommateurs. Dans le cadre national, la production est régie par des législations du travail, sociales, fiscales et environnementales, fruits d’une lente maturation démocratique. Dans le prix d’un bien ou service, il y a des salaires, des charges sociales, des impôts, des valeurs, le sang de tout un écosystème culturel et productif [1]. Le commerce international dérégulé a en outre de fortes répercussions sur les politiques économique, monétaire, de défense et des affaires étrangères. Il retarde la prise de conscience écologique, le consommateur n’étant plus exposé à la pollution imputable à la production. En achetant massivement des biens et services importés, le consommateur valide et renforce les écosystèmes dont ils sont originaires, au détriment du sien. Les citoyens transfèrent du même coup une part toujours croissante de leurs prérogatives aux acteurs économiques ; ils leur donnent un pouvoir politique exorbitant. Au fil du temps, nous avons échangé l’expression démocratique de notre volonté contre des salaires et traitements, des dividendes et aides sociales, des prix bas... Corrompus, nous avons changé de régime politique sans même nous en apercevoir. Le statut d’importateur est une licence politique délivrée sur demande à qui pense avoir les capacités et l’état d’esprit adéquats. Formidable régression démocratique, aujourd‘hui à la portée de tous en quelques clics. Pour faire taire les résistances, le professeur de Harvard Michael Porter encourage les entreprises à investir de façon responsable dans l’éducation, la santé [2]… voire la défense [3]. Il en va de leur légitimité politique à opérer, donc de leurs futurs profits. Et l’on trouve presque des accents patriotiques pour saluer les audacieux entrepreneurs qui, contre subventions et exonérations fiscales, relocalisent leurs productions en France.

En théorie, le capitalisme s’épanouit au sein d’une union douanière à monnaie commune et ouverte sur le monde. L’intégration des pays voisins est l’un de ses principaux enjeux stratégiques. Elle élargit le marché, le bassin de main d’œuvre et de talents, sécurise des approvisionnements en matières premières. Si les coûts du travail y sont plus bas, il y a l’opportunité d’augmenter les profits en relocalisant certaines productions, ce qui exerce une pression à la baisse des salaires dans les secteurs impactés de toute l’union. Cet avantage peut être étendu à de nombreux emplois réputés non délocalisables, dans le bâtiment par exemple, avec la création d’un statut de travailleur détaché. L’intégration future de nouveaux pays peut justifier l’élimination manu militari de leaders politiques récalcitrants, promoteurs d’unions concurrentes susceptibles de restreindre l’accès à leurs marchés et matières premières. Ou l’épreuve de force avec une autre union douanière pour arracher de son orbite un pays prometteur ; faute de pouvoir s’aligner sur le plan économique, la puissance adverse jouera alors de ses cartes militaire, nationaliste, voire religieuse. Il est enfin naturel pour une union de tenter de fusionner avec une autre organisation dont les élites partagent les mêmes valeurs humanistes.

Le capitalisme mondialisé est au capitalisme ce que l’islamisme est à l’Islam : un développement avec sa logique, mortifère quand elle est décontextualisée, hors sol. La Technique rendant tout cela possible ne porte pas en elle-même de projet de société. Au contraire du capitalisme, qui en est l’écosystème sélectif. Notre héritage humaniste justifia en leurs temps l’épopée napoléonienne et la colonisation. La vigilance s’impose face aux errements et manipulations de nos conditionnements culturels, sur le mode énoncé en souriant par un industriel chinois confronté à la hausse des salaires dans son pays: «L’heure est venue à notre tour de soutenir le développement de la civilisation africaine, comme les Occidentaux l’ont fait ici il y a trente ans» [4]. Des Lumières à un humanisme de bazar mondialisé. Avec ça, le capitalisme sécrète aussi un horizon métaphysique : le transhumanisme. Eric Schmidt, patron de Google, déclara cette année au Forum de Davos : «Internet est voué à disparaître». Comprenez que demain tous les objets seront connectés et en interaction avec nous sans qu’on s’en rende compte [5]. Google saura tout, sera partout, authentique «main invisible» [6]. Eric Schmidt, Main de Dieu. Le président d’Orange, Stéphane Richard, fait pâle figure avec son «Le téléphone sera la télécommande de la vie» [7]. A notre époque, le consommateur et le travailleur, ce dernier souvent à son corps défendant, tuent à petit feu le citoyen. Un choix de société «payant» jusqu’en 2007 [8]. Ce déséquilibre fait écho à celui qui, dans le triptyque du développement durable, voit l’économie écraser le social et l’environnement. Comment envisager une transition écologique [9] en restant exposé à une concurrence internationale par les coûts (des matières premières, de l’énergie, du travail)? Alors que la robotisation s’annonce déstabilisante pour le travailleur [10] et qu’Elon Musk, Bill Gates et Stephen Hawking mettent en garde l’Humanité contre les dangers potentiels de l’intelligence artificielle [11]. Oh, Sainte Destruction Créatrice.

La dissolution du politique alimente l’insécurité globale, elle-même fort bien recyclée par le capitalisme mondialisé. Depuis quarante-cinq ans, la direction des affaires publiques en France se résume pour l’essentiel à l’application mécanique d’un programme qui n’a rien de démocratique. L’Egalité et la Fraternité sont sacrifiées au nom d’une Liberté dévoyée. Comment s’étonner qu’aujourd’hui une large majorité de l’électorat s’abstienne ou vote spectaculairement? Compter sur le retour de la croissance pour continuer sans opposition la fuite en avant relève au mieux de l’aveuglement idéologique, le plus souvent de la lâcheté et de l’opportunisme, au pire de la corruption à grande échelle par argent public et privé. Homo homini lupus est [12]. Ce n’est pas le commerce en tant que tel qui fait avancer la civilisation universelle, fleur délicate poussant sur le fumier, mais l’échange d’idées. Dans la société de l’information, il n’est pas nécessaire de violer nos valeurs pour que fécondent les œuvres de l’esprit (brevets, technologies, procédés, etc.). Hors de tout nationalisme, xénophobie ou repli sur soi, la frontière peut seule unir plusieurs pays autour d’un projet de société à la fois capitaliste, authentiquement libéral (les mêmes règles pour tous), démocratique et durable. Un peu plus digne d’universalisation. La frontière est la condition nécessaire de la politique qui fait sienne la devise du Maréchal de Lattre de Tassigny : «Ne pas subir». Pas de démocratie ni d’écologie sans souveraineté. A défaut, Tocqueville nous aura prévenus : «MI>Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir».

Sébastien Holué

(Etudiant en Master 2 Prospective, Innovation, Stratégie et Organisation du Conservatoire National des Arts et Métiers [CNAM].)


Notes

[1] Voir PINARD LEGRY Agnès, « Emery Jacquillat, le sauveur de la Camif », Valeurs Actuelles, n°4076, 8 janvier 2015, p.40-41

[2] PORTER Michael, KRAEMER Mark R., « The Big Idea : Creating Shared Value »,Harvard Business Review, janvier 2011

[3] GALLOIS Dominique, « Le ministère de la défense innove pour boucler son budget », Le Monde, 30 décembre 2014. Consulté le 20 mars 2015.

[4] FALLETTI Sébastien, « Quand la Chine devient trop chère et … délocalise », Le Point, n°2219, 19 mars 2015, p.84-89.

[5] COLOMBAIN Jérôme, « A Davos : comment Internet change le monde », France Info, 26 janvier 2015. Consulté le 19 mars 2015.

[6] SMITH Adam, Théorie des sentiments moraux, 1759.

[7] RICHARD Stéphane, « Le téléphone sera la télécommande de la vie », propos recueillis par Marie de Greef-Madelin et Frédéric Paya, Valeurs Actuelles, n°4076, 8 janvier 2015, p.36-39.

[8] XERFI, « 30 ans de PIB par habitant : de la croissance à la grande panne », La Tribune, 14 mars 2015. Consulté le 16 mars 2015

[9] DESAUNAY Cécile, « Produire et consommer à l’ère de la transition écologique », Futuribles, n°403, novembre – décembre 2014, p.5-23

[10] « Les robots vont-ils prendre nos jobs ? – 47% des emplois menacés d’ici à vingt ans », L’Expansion, n°795, juin 2014, p.34-60

[11] COUE Philippe, « Intelligence artificielle – La plus grande invention de l’homme ? », Valeurs Actuelles, n°4085, 12 mars 2015, p.89. Voir également LAPLANCHE Camille, « Cortana, pas si virtuelle », idem, p.56

[12] « L’homme est un loup pour l’homme », Plaute, Asinaria, 195 AV. JC.,

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