Notes sur “une” défense en Europe (I)

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Notes sur “une” défense en Europe (I)

In illo tempore, dans les années 1970 ou les années 1980, il y eut de grands débats entre les tenants de l’“Europe de la défense” et les tenants de la “défense européenne”, – l’une et l’autre posant à une plus grande coopération prétendant parfois à l’intégration, à tour de rôle, mais l’une selon une forme supranationale, l’autre selon une forme multinationale. On réactiva l’UEO pour cela, en 1984, après que les Américains n’y aient pas trop vu d’objections; sans doute ignoraient-ils, et on leur pardonnera, ce qu’était l’UEO.

Depuis, les projets de “défense européenne” et d’“Europe de la défense” n’ont pas manqué, tous marqués par l’échec pour l’essentiel de la structure du projet, qui reste une démarche d’intégration, et encore plus pour l’esprit de la chose. Le dernier échec en date est l’effort français, ou soi-disant “effort”, qui accompagnait la démarche de réintégration de la France dans l’OTAN, pour la compenser, pour tenter d'équilibrer et de réorienter l'OTAN. La France est “revenue” dans l’OTAN, la question de la “défense européenne” ou de l’“Europe de la défense” reste en suspens, sans assise ni dynamique, flottant dans une sorte d'éther.

Finalement, c’est-à-dire rétrospectivement, l’effort le plus sérieux, le plus ambitieux à terme pourrait bien avoir été la “déclaration” franco-britannique de Saint-Malo, d’il y a onze ans. C’est à la lumière de ce dernier constat que nous proposons une “note d’analyse” sur le sujet, en deux parties.

• La première tente d’offrir l’état de la situation européenne à cet égard, dans une perspective historique.

• La seconde s’orientera plus précisément sur le cas britannique, pour des raisons qui seront exposées dans le cours du texte. Ce faisant, il ne fait évidemment aucun doute qu’en s’attachant au cas britannique, nous nous attachons évidemment au “cas britannique en fonction de ses relations avec la France”. L’axe hypothétique France-UK reste le cadre fondamental de la situation que nous examinons.

L’“exception française”

@PAYANT Jusqu’au 11 septembre 2001, les efforts d’une “défense européenne” suivaient une ligne logique depuis la CED de 1950-54, et même avant, caractérisée par une volonté plus ou moins marquée, plus ou moins encombrée d’arrières pensées, de construire une dimension de sécurité correspondant à la dimension économique développée à partir de 1950-56. Il faut rappeler qu’au départ, la dynamique européenne, ou dans tous les cas ses prémisses, portaient d’abord sur la sécurité (traité de Dunkerque entre la France et l’Angleterre en 1947, puis traité de Bruxelles, étendu au Bénélux, de 1948, et fondant l'Union de l'Europe Occidentale, ou UEO).

Des années 1950 au 11 septembre 2001 se poursuivit donc la dynamique mentionnée. Elle fut essentiellement marquée par des déclarations d’intention constantes, et une impuissance de réalisation tout aussi constante. Le problème essentiel tenait au lien transatlantique, auquel certains pays, en nombre important, étaient totalement acquis, à l’encontre duquel un autre (la France) entretenait une grande méfiance.

Cette “exception française” ne pouvait par ailleurs être ignorée, à cause de la puissance française, des capacités technologiques et de l’indépendance politique et opérationnelle de ce pays, de sa position géographique, de sa volonté politique, de son sens régalien, etc. Cette période qui chagrine fort les Français, puisqu’ils ne purent lancer la défense européenne dont ils rêvaient, devrait d’autre part, et de façon beaucoup plus décisive, les rassurer. Rien d'essentiel ne fut fait selon leurs vœux mais, plus encore, – et c’est la remarque essentielle si l’on mesure le rapport des forces – rien ne fut fait contre leurs vœux. Si l’on peut dire que les Français n’ont jamais réussi à imposer aux autres l’Europe de la défense ou la défense européenne de leurs vœux, on peut aussi dire, et d’une façon beaucoup plus puissante, qu’aucune Europe de la défense ou défense européenne n’est possible sans eux – donc, en toute logique et espérance de la fermeté française, selon leurs conceptions. On n’a jamais pu faire une CED sans la France; il n’en fut même jamais question sérieusement.

Une question secondaire chronologiquement, mais d’importance fondamentale, concernait la forme de cette sécurité collective: coopération ou intégration (l’idée d’une “armée européenne”). Cette question ne fut jamais tranchée complètement, parce qu’elle ne se posa jamais décisivement, sauf lors du débat sur la CED qui aboutit à l’échec qu’on sait (donc échec pour l’intégration). Malgré les efforts des années 1980 (réactivation de l’UEO), qui constituèrent la période la plus riche et la plus prometteuse à cet égard, rien de fondamental ne fut accompli avant la chute du Mur, en novembre 1989.

Le cas de l’OTAN

Nous évoluons dans notre réflexion sans nous référer précisément à l’OTAN, parce que la question de l’OTAN n’est pas une “question européenne” et que nous parlons d’Europe en l’occurrence. L’OTAN est une alliance, conçue pour une situation spécifique, avec les rapports de force internes qu’on connaît, et elle est prisonnière de ce schéma.

Le principe d’une alliance est, par essence, conjoncturel. Les tentatives institutionnelles de changer cette situation à l’OTAN se heurtent à des problèmes fondamentaux d’autorité et de légitimité, et de divergences des politiques nationales. Les tentatives bureaucratiques (constantes celles-là), de changer cette situation, notamment par les mécanismes de l’intégration, aboutissent à des contraintes, des dysfonctionnements et, en général, en cas d’activation opérationnelle, un désordre général qui se traduit par la paralysie, l’inégalité complète des engagements selon les intérêts nationaux et le divorce des perceptions. Les contraintes bureaucratiques non-nationales ne peuvent changer fondamentalement les politiques nationales. La situation de l’Alliance en Afghanistan est une bonne démonstration de la chose.

Depuis la fin du communisme, l’OTAN tente de trouver un autre rôle, qui est celui d’une organisation de sécurité à grande extension et couvrant une zone de plus en plus étendue. Dès 1993, c’était son objectif. L’insuccès en substance est total, les extensions successives n’ayant fait qu’aggraver le problème de l’inadéquation grandissante de ‘“esprit” de la chose à cette évolution. La seule opération qui ait pu faire croire à la possibilité d’une évolution favorable fut la “guerre” du Kosovo, en 1999, malgré les énormes difficultés internes rencontrées, et les heurts sans nombre entre pays-membres dans la gestion des opérations. Mais la particularité réelle du Kosovo – qu’on la déplore ou pas, qu’on la critique ou non – ne fut pas le bon fonctionnement de l’Alliance mais la conjonction exceptionnelle d’une similitude des politiques nationales, notamment celles des plus grands pays (Allemagne, France, UK, USA).

L’Europe d’“après”

Après la chute du Mur et la mise en question du rôle de l’OTAN, la situation apparut fondamentalement modifiée en Europe, l’engagement européen n’étant plus impératif pour les USA. Des initiatives parcellaires furent prises (unités franco-allemandes, EuroCorps, diverses unités intégrées), qui étaient l’héritage de la dynamique des années 1980, qui concernaient surtout les liens statiques franco-allemands, renvoyant effectivement à la situation statique et politiquement délicate de l’Allemagne en cours de réunification. Il s’agissait autant d’une symbolique, parallèle au développement de l’Europe au niveau politique, impliquant qu’on poursuivait un but d’intégration. Insistons sur ces aspects statique et symbolique, qui indiquent les limites de l’exercice fondamentalement lié à la fortune de l’intégration politique européenne.

Un autre aspect concernait la situation de crise en Europe, révélée par la guerre civile en Yougoslavie. Cette situation fit mesurer les limites de l’engagement US en Europe, hors du cadre de contrainte de sécurité de la Guerre froide. Les Britanniques réalisèrent fort bien cette nouvelle situation. Celui qui l’exprima le plus clairement fut le secrétaire au Foreign Office du gouvernement Major, Douglas Hurd, qui, au printemps 1995, déclara que la leçon des événements des Balkans était que la prochaine crise de sécurité en Europe devrait être réglée par les seuls Européens, regroupés et structurés en une entité indépendante. Tony Blair, nouvel arrivant au 10 Downing Street en 1997, estima qu’il pouvait conserver ses relations privilégiés avec les USA tout en développant une dimension européennes inédite, celle de la défense. L’avantage se trouvait dans ce que le projet “européaniserait” l’Angleterre sans la priver de ses liens avec les USA. Le partenaire absolument obligé était la France.

Ce fut la proposition de Saint-Malo de décembre 1998, qui stupéfia les Français par ses audaces de coopération (il leur fallut quelques mois pour surmonter leur méfiance instinctive vis-à-vis des Britanniques). La période fut interrompue par l’attaque du 11 septembre 2001 et, ainsi, le potentiel de Saint-Malo ne fut jamais poussé à son terme.

La crise du modèle institutionnel

On sait que 9/11 et ce qui suivit furent pour les Britanniques une période particulière. Tony Blair jeta tout le poids de son pays dans une alliance inconditionnelle avec les USA, sur la base de concepts néo-impérialistes à forte coloration d’une sorte de mystique anglo-saxonne retrouvant certaines des exacerbations du temps de l’empire, et certainement d’obédience churchillienne, du temps de la Charte de l’Atlantique de 1941. On connaît bien toutes ces agitations aujourd’hui; qu’il suffise ici de constater que les événements en ont rapidement fait justice. Il ne reste de l’aventure que quelques pièges sanglants, – dont l’Afghanistan est le plus pesant aujourd’hui, – où les deux compères se débattent en ordre dispersé.

Cet épisode modifia complètement la situation de la question de la “défense européenne”. Il y eut le constat de facto de la nouvelle indisponibilité britannique pour le domaine, du moins dans l’humeur du temps de la déclaration de Saint-Malo. Le schéma abandonna la forme de coopération poussée à partir d’ententes entre nations pour une orientation à finalité plus “intégrationniste”. En un sens, c’était suivre la logique européenne de ces premières années du siècle, tournée vers la réalisation d’une Europe politique dans la logique de la création de l’euro et en attendant l’élargissement majeur vers l’Est.

Mais là aussi, et tout aussi rapidement, l’aventure a tourné court malgré l’établissement d’une puissante bureaucratie militaire européenne (dans le cadre de la PESD, avec le Secrétariat général, l’“état-major européen”, etc.). Cette bureaucratie ne pouvait donner des effets décisifs que dans la mesure où la situation politique le permettait. Or, après l’élargissement à l’Est réalisé qui rendait paradoxalement mais logiquement l’intégration plus problématique, le référendum français de mai 2005 sonna les premiers coups du glas de l’Europe intégrée. Depuis, les revers n’ont cessé de s’accumuler, malgré les manœuvres diverses. La présidence française, à l’ombre des deux crises successives (Géorgie et 9/15), donna le coup de grâce au processus d’intégration en réhabilitant la puissance des nations au sein du processus européen.

Le succès incontestable de la présidence française de juillet-décembre 2008 portait, au niveau de la défense, son double négatif et paradoxal, mais là aussi compréhensible. Alors que les Français avaient fait de la défense européenne un de leurs chevaux de bataille, lequel leur permettait de justifier la réintégration formelle de l’OTAN, le succès de leur présidence, et donc l’affirmation des nations, réduisirent en lambeaux les perspectives du processus d’intégration par quoi aurait dû passer des “progrès décisifs” en matière de défense.

L’OTAN pavlovienne

Dans cette situation de crise européenne, qui a un côté endémique mais qui tend à parvenir à son terme, c’est-à-dire à réclamer une issue, en même temps que la situation institutionnelle européenne engagée dans un “no man’s land” depuis mai 2005 réclame elle aussi une issue, certains tourneraient leur regard vers l’OTAN. Réflexe naturel, ou “pavlovien” si l’on veut, mais aussi infondé qu’en d’autres occasions, peut-être plus.

Comme toujours lorsqu’une institution est en crise, l’OTAN est à la recherche d’un “concept” – stratégique évidemment. Elle a nommé une équipe d’“experts” pour y travailler. C’est l’Américaine Madeleine Albright qui la préside. L’esprit en a été tracé à la présentation de l’équipe, courant août, alors que le secrétaire général de l’OTAN Rasmussen annonçait qu’il avait nommé cette équipe, et notamment Madeleine Albright à sa tête, et que Madeleine Albright indiquait à son tour qu’elle remerciait le président Barack Obama pour l’avoir nommée à la tête de cette équipe. Albright s’est d’ores et déjà adjoint une équipe personnelle de conseillers US, si bien qu’on se demande si ce n’est pas cette équipe-là, et non l’autre, l’officielle, qui va développer le concept.

Rien n’a changé à l’OTAN. La crise gronde et les causes mêmes de cette crise, qui se trouvent dans le déséquilibre de l’omnipotence US avec les conceptions stratégiques indifférentes à l’Europe qui vont avec, sont convoquées pour la résoudre sous la forme d’un “concept stratégique” qui a toutes les chances de reconduire les précédentes erreurs. On voit mal, on ne voit pas comment l’OTAN pourrait rompre son orientation actuelle, qui est la recette pour son affaiblissement et son inefficacité, qui consiste à s’évader du champ européen qu’elle a pour mission initiale de protéger. Même les relations avec la Russie ne sont perçues aujourd’hui, dans cette logique, qu’avec la plus courte vue des intérêts US, eux-mêmes engagés dans une course catastrophique; c’est-à-dire qu’elles sont perçues d’abord en fonction du rôle que la Russie peut jouer dans l’affaire afghane.

L’OTAN, avec sa propre crise, ne peut servir de substitut à la crise de la “défense européenne” qui accompagne la crise institutionnelle européenne. La perspective d’une orientation institutionnelle est de moins en moins plausible. C’est dans cette perspective que le cas britannique est intéressant à envisager.


NB – A suivre dans un second article, suite et fin: le cas britannique


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