Notes sur un quart de siècle kidnappé et retrouvé

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Notes sur un quart de siècle kidnappé et retrouvé

9 novembre 2014 – Il s’agit donc de “commémorer” cet événement du 9 novembre 1989. Nous le faisons avec d’autant plus d’allant que nous avons vécu avec une très grande intensité cette époque, notamment depuis le 9 mars 1985 et l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, – dans le chef de notre ancêtre dans les arcanes de ce site, Philippe Grasset, alors fermement installé à Bruxelles (voir notamment notre série récente sur les “journalistes Made in CIA”, le 20 octobre 2014, le 22 octobre 2014, etc.).

Nous avons choisi une méthodologie spécifique pour donner à l’événement l’ampleur qui importe, c’est-à-dire en établissant son lien avec notre époque. Plus encore, nous avons choisi de baser cette méthodologie sur un texte qui nous paraît archétypique des distorsions de l’historiographie-Système de la période. Le texte est assez clair, quoique d’une brièveté également élégante, pour qu’on y trouve les principaux éléments faussaires qui permettent d’articuler notre propos, – lequel sera bien entendu critique. Il n’est de meilleure assise pour se faire bien comprendre que de prendre appui sur l’argument de l’adversaire, lorsque cet adversaire possède la puissance dominante (le Système) qu’il entend justifier, légitimer et pérenniser par une réécriture de l’histoire qui conduit à cette position. (Et, sans aucun doute, nous parlons de “réécriture automatique”, presque dans le sens d’“écriture automatique”, c’est-à-dire venue naturellement d’un esprit nullement contraint, presque spontanément et sans direction autoritaire de la raison, tant cet esprit est devenu totalement esprit-Système sous l’empire d’une psychologie corrompue dans ce sens. Donc, le faussaire est involontaire, lanarrative règne comme si elle était aussi légitime qu’une famille régnante depuis des siècles, – et quasiment de droit divin.)

Annus Mirabilis: The Road to 1989, and Its Legacy

Le texte, portant ce titre (Annus Mirabilis: The Road to 1989, and Its Legacy), publié par le German Marshall Fund (GMF), par Ivan Vejvoda, vice-président du GMF et qu’on peut caractériser pour son orientation par sa position de Directeur de la Fondation Soros à Belgrade de 1998 à 2002, est publié en Ouverture libre ce 9 novembre 2014.

Nous avons rajouté à ce texte nos interventions habituelles pour marquer les passages qui nous intéressent, par des soulignés en gras de certains mots, groupes de mots, voire paragraphes entiers (c’est rare), comme c’est le cas ici. Nous allons nous attacher à ces passages du texte avec souligné en gras.

1989 et sa dynamique jusqu’à nous

Laissons les deux premiers paragraphes. Ils présentent l’événement d’il y a vingt-cinq ans de la chute du Mur, puis reprennent les événements de désordre, contestations et révoltes qui marquèrent l’histoire tumultueuse de l’Europe de l’Est sous domination soviétique de 1953 (révolte de Berlin-Est deux mois après la mort de Staline, brutalement réprimée et étouffée) jusqu’à la révolte polonaise de Solidarnosc de 1980-1981 qui ne fut jamais complètement réduite jusqu’au processus de 1988-1989 faisant passer par étapes successives la Pologne du statut communiste au statut libéral. Attachons-nous au troisième paragraphe, qui reprend l’action de l’URSS, dans le chef de Gorbatchev à partir de sa désignation comme Premier Secrétaire du PC de l’URSS le 9 mars 1985.

«The appearance of Mikhail Gorbachev at the helm of the Soviet Union in 1985 led to the modest political openings of glasnost (openness) and perestroika (reform movement). Gorbachev came up with a “My Way” doctrine of letting the Soviet satellite countries follow their own paths, relinquishing Moscow’s iron grip over Central and East Europe. This led to cascading openings — the shedding of authoritarian structures, the progressive espousal of democratic political institutions, and the gradual evolution of market economies based on the rule of law — in Poland, Hungary, East Germany, Czechoslovakia, Romania, Bulgaria, and Albania.»

Il y a deux remarques principales à faire, qui sont historiquement fondamentales pour comprendre non pas seulement le 9 novembre 1989 (chute du Mur) mais le 9 novembre 1989 dans la dynamique qui y conduisit et par rapport à cette dynamique qui le dépassa et conduisit à la situation se développant dans les années 1990, accouchant de domaines fondamentaux de cette époque qui, au moins depuis 9/11, est la nôtre.

La glasnost, ou la modestie gorbatchévienne

Ce membre de phrase, – «the modest political openings of glasnost (openness) and perestroika (reform movement)» – est, avec un seul mot, une monstruosité historique dans le sens d’être un faussaire de l’histoire, un faux-monnayeur de la mémoire. Ce mot (“modeste”) suffit effectivement à ce verdict. Il nous paraît tout simplement d’une impudence extraordinaire d’écrire une telle phrase, non pas par rapport à un débat d’idées mais par rapport à une “vérité de situation” que nombre de personnes ont vécu au jour le jour (dont PhG, comme signalé plus haut).

Nous avons déjà signalé l’importance de l’action de Gorbatchev, dans plusieurs articles (voir, par exemple, le texte du 12 mai 2008, qui reprend un article de PhG du début de 1986, à partir d’un témoignage d’une Soviétique, montrant les effets instantanés et colossaux de la glasnost en URSS, dès novembre 1985). Bien plus que la perestroïka, qui vint après et fut d’effets très contradictoire, avec le vice terrible de préparer la mise à l’encan de la Russie par le capitalisme sauvage dans les années 1990, la glasnost fut un événement psycho-politique colossal, une révolution psychologique sans aucun précédent dans l’histoire par sa forme et son efficacité. Cet événement déchaîna aussitôt une libération de l’esprit, et, fondamentalement, en URSS même avant de toucher les satellites de l’Europe de l’Est.

Bien plus encore, les effets de la glasnost affolèrent et paniquèrent l’Occident, les USA, l’Europe, l’OTAN, bien plus que Gorbatchev lui-même et ses conseillers. L’Occident se trouvait devant un effondrement structurel accéléré, non pas du monde communiste dont il ne devinait pas une seconde le destin, mais de tout ce qui structurait et maintenait une certaine stabilité stratégique et politique en Europe, entre les deux blocs. A partir de 1985, les Occidentaux freinèrent constamment la révolution de la glasnost, sans aucun succès, absolument paniqués par l’audace du comportement de Gorbatchev et ses effets. Les mesures unilatérales de désarmement de Gorbatchev (retrait des forces soviétiques de divers pays d’Europe de l’Est) plongeaient les stratèges occidentaux dans l’angoisse et une incompréhension totale (assorties de rumeurs de complots du KGB mettant en scène un effondrement de l’Empire pour mieux piéger l’Occident, – comprenne qui pourra mais cette thèse a encore des adeptes). Le jour même de l’effondrement du Mur fut vécu par la hiérarchie militaire occidentale comme un jour d’alerte maximale pour les forces qu'elle commandait, devant quelque chose de complètement inconnu et d'incompréhensible. Les Occidentaux furent constamment à la remorque de la “modeste” révolution colossale lancée par Gorbatchev et, en septembre 1989, ne voyaient la réunification de l’Allemagne au mieux que pour après 2000. (Sauf la fameuse exception de l’ambassadeur US à Bonn, Vernon Walters, ancien interprète d’Eisenhower et ancien n°2 de la CIA, qui prévoyait justement cette réunification pour les deux ou trois années à venir, – mais personne ne prêta la moindre attention à son évaluation, jugée comme absolument farfelue...)

L’emploi du mot “modeste” dans le texte cité constitue un tribut fameux rendu au succès du Système à imposer sa réécriture absolument invertie de l’histoire récente.

Gorbatchev, le maître du vrai “désordre créateur”

Un deuxième aspect de ce passage est choquant, dans l’enchaînement des deux affirmations soulignés par nous, qui donne une impression absolument fausse du sens et du contenu de l’évolution des événement : «The appearance of Mikhail Gorbachev at the helm of the Soviet Union in 1985 led to the modest political openings of glasnost (openness) and perestroika (reform movement). Gorbachev came up with a “My Way” doctrine of letting the Soviet satellite countries follow their own paths...»

L’impression que laisse ce passage, avec ce qui suit où sont exaltées la grande sagesse des Occidentaux épuisant l’URSS par une nouvelle course aux armements (argument totalement faux) et le combat pour leur libération des peuples d’Europe de l’Est à ce moment précis (faux également, – s’ils se battirent effectivement ce ne fut pas à ce moment), peut être résumée comme ceci : 1) d’abord la “modeste” glasnost de Gorbatchev qui joua un rôle mineur ; 2) ensuite la doctrine dite-My Way de Gorbatchev, dont on comprend à demi-mot ou entre les lignes qu’elle fut imposée par la pression des peuples voulant se libérer ; 3) tout cela menant à la libération de l’Europe de l’Est quasiment couronnée par l'événement de “la Chute du Mur”. La chronologie implicite est évidemment faussaire. Comme on l’a rappelé pour faire une analogie dans le texte du 25 octobre 2014, la “doctrine” dite-My Way, énoncée (au printemps 1990) sur un mode léger et très showbiz par Chevardnadze et non par Gorbatchev, était simplement la prise en compte d’un mouvement irréversible et sans la moindre organisation, qui suivait la chute du Mur, alors qu'on se trouvait déjà dans le processus de réunification de l'Allemagne intégrant de facto l'ex-RDA dans l'OTAN. C’était une doctrine showbiz du désordre et non une doctrine stratégique organisée : «En 1990, le ministre des affaires étrangères de Gorbatchev, Edouard Chevardnadze, avait qualifié le désir manifesté par les satellites est-européens de l’URSS en processus accéléré d’émancipation de sortir du Pacte de Varsovie qui se dissolvait à une très grande vitesse, de “doctrine Sinatra”. Il faisait allusion à la chanson “My Way’, adaptation par Sinatra du “Comme d’habitude” de Claude François, exprimant dans la version US le constat et la volonté de suivre sa propre voie pour faire sa propre vie.»

En d’autres mots, rien jusqu’à la chute du Mur ne fut organisé, et le désordre régnait partout. Le maître de ce désordre était Gorbatchev, qui l’avait déchaîné parce qu’il jugeait, – selon une intuition historique fondamentale, – que c’était la seule manière de briser le carcan formidable de la bureaucratie soviétique. Lui, au moins, avait compris ce que peut être le “désordre créateur”, qui est la seule manière (antiSystème) de s’attaquer à une structure massive du Système. Il faut comprendre ce point fondamental que c'était complètement, absolument, une affaire intérieure à l’URSS et rien d’autre ; le reste, l’Occident, les pays d’Europe de l’Est, dirigeants et populations, suivaient comme ils pouvaient... On devrait se rappeler la réponse fameuse de Gorbatchev aux dirigeants est-allemands affolés à la fin de l’été 1989, lorsque ces sympathiques apparatchiks lui demandaient quoi faire devant le désordre qui menaçait de s’étendre : «Eh bien, laissez-les faire !»

Le Grand Montage-Système autour de 1989

Tous ces points sur le rôle de Gorbatchev, le désordre, l’absence d’organisation, etc., impliquent effectivement le rôle central, fondamental sinon exclusif d’un événement politique intérieur à l’URSS, et venu de Gorbatchev seul (la glasnost et le reste). Cela est complètement contredit par un autre passage du texte cité, qui reprend l’antienne des neocons, des bellicistes et “exceptionnalistes” US, et des partisans de la production d’armements du complexe militaro-industriel : l’effort de réarmement des USA sous Reagan, notamment à partir de 1982-1983 avec la SDI, sont une des causes centrales de l’effondrement de l’URSS, – au contraire de la si modeste glasnost de Gorbatchev. Nous vivons depuis sur cette légende pour justifier le surarmement US et la politique belliciste et interventionniste de déstructuration et de dissolution des USA.

Ce point est mis en évidence par ce passage du texte de Vejvoda, qui fait intervenir l’Occident, comme s’il y avait une stratégie élaborée, comme facteur “significatif” des événements de 1985-1989  : «The political, economic, and military pressure of the United States and West European states in the 1980s also contributed significantly to the geopolitical dynamic along the Cold War fault line.»

Il n’y a rien de plus faussaire ... En fait, les groupes dirigeants les plus avancées de l’URSS savaient depuis la fin des années 1970 qu’ils ne pouvaient plus faire progresser la puissance de ce pays parce que ce processus était bloqué par l’apparition des technologies de l’électronique, de l’informatique et de tous les moyens de diffusion de la communication que cela impliquait. Le problème n’avait rien à voir avec la course aux armements, mais avec la situation politique intérieure de l’URSS qui restreignait toutes les communications dans sa structure policière et bureaucratique ossifiée, et donc interdisait le développement des capacités technologiques désormais inscrite dans la révolution de l’informatique avec son corolaire de la nécessité d’une communication ouverte. Nous citerons deux extraits de deux textes publiés sur ce site, le premier montrant cette réalisation de la nécessité d’une “révolution politique“ en URSS par la plus haute autorité militaire, et son antériorité de facto aux effets supposés des pressions occidentales spécifiques sur l’économie soviétique, notamment par une nouvelle “course aux armements” lancée par l’initiative de la SDI (Strategic Defense Initiative, ou défense anti-missiles stratégiques).

• Le 11 août 2005, un extrait à propos d’un événement de mars 1983 ... La “révolution politique” dont le maréchal Ogarkov avance la nécessité, ce sera la glasnost qui, en libérant la parole et les communications, permettra l’introduction massive des technologies de l’informatique et de la communication en URSS. A cette époque, Gorbatchev travaille, avec une équipe d’économistes et de conseillers politiques, sur un programme de réforme politique et économique fondamental de l’URSS. Il agit avec le soutien actif d’Andropov, président du KGB puis Premier Secrétaire du PC de l’URSS de novembre 1982 jusqu’à sa mort début 1984.

«En mars 1983, quelques jours après [le discours (23 mars)] de Ronald Reagan annonçant la SDI (Star War), le maréchal Ogarkov, chef d’état-major de l’Armée Rouge, fait une promenade avec le journaliste américain Leslie Gelb, ancien haut fonctionnaire du département d’État durant la présidence Carter. La scène se passe à Genève, où se poursuivaient, sans grand espoir de réussite alors, les négociations sur la limitation des engins à portée intermédiaire et à capacités nucléaires, — ceux-là que les Américains appelèrent successivement LRTNF, puis TNF (Theater Nuclear Forces) tout court, qui étaient surnommés les euromissiles, — SS-20 du côté soviétique, Pershing II et Glicom (missiles de croisière terrestre) du côté américain. Gelb garda secret le contenu de cet entretien pendant près de 10 ans, avant d’en publier la substance dans un article, dans le New York Times le 20 août 1992, sous le titre “Foreign Affairs: Who Won the Cold War?”. On est frappé par la franchise du maréchal Ogarkov, exposant les difficultés considérables des Soviétiques. Voici un passage de cet article, nous livrant une confidence du Maréchal (nous soulignons en gras le passage qui est essentiel pour notre propos):

«“We cannot equal the quality of U.S. arms for a generation or two. Modern military power is based on technology, and technology is based on computers. In the US, small children play with computers.... Here, we don't even have computers in every office of the Defense Ministry. And for reasons you know well, we cannot make computers widely available in our society. We will never be able to catch up with you in modern arms until we have an economic revolution. And the question is whether we can have an economic revolution without a political revolution.”»

• Le 7 juin 2004, nous publiions un article de William Blum, sous le titre de Was Reagan responsible for the Soviet Union's downfall?. Blum est un homme sérieux, et non un de ces polémistes de l’internet que le Système ignore d’un haussement d’épaules ... Ancien haut fonctionnaire du département d’État, Blum avait publié trois livres à l'époque : “Killing Hope: U.S. Military and CIA Interventions Since World War II”, “Rogue State: a guide to the World's Only Super Power” et “West-Bloc Dissident: a Cold War Political Memoir”. Il écrivait ceci (qui peut être renforcé par des documents rendus publics par la National Security Archives, voir le 30 avril 2010) :

«Though the arms-race spending undoubtedly damaged the fabric of the Soviet civilian economy and society even more than it did in the United States, this had been going on for 40 years by the time Mikhail Gorbachev came to power without the slightest hint of impending doom. Gorbachev's close adviser, Aleksandr Yakovlev, when asked whether the Reagan administration's higher military spending, combined with its “Evil Empire” rhetoric, forced the Soviet Union into a more conciliatory position, responded: “It played no role. None. I can tell you that with the fullest responsibility. Gorbachev and I were ready for changes in our policy regardless of whether the American president was Reagan, or Kennedy, or someone even more liberal. It was clear that our military spending was enormous and we had to reduce it.”»

Héroïsme et activisme des années 1985-1989

Il faut ici reprendre le passage complet dont on a cité un extrait ci-dessus, pour confirmer un aspect faussaire déjà signalé, suggéré par le simple enchaînement des affirmations... «The political, economic, and military pressure of the United States and West European states in the 1980s also contributed significantly to the geopolitical dynamic along the Cold War fault line. But the principle legacy of 1989, of the annus mirabilis, is one of the resilience and courage of individuals and whole societies in their pursuit of freedoms and rights, often under adverse circumstances. Their return to a Europe whole, free, and fully at peace — and to democracy, values, and rules-based polities — was largely and undeniably successful.»

L’impression est donc qu’à la pression occidentale sur l’URSS grâce à la “course aux armements” (faux) s’ajoute celle des peuples de l’Europe l’Est forçant à leur libération par leur résistance héroïque et leur activisme... Ce dernier point est aussi faux que le précédent. Les peuples d’Europe de l’Est soviétisé ont montré sans le moindre doute un héroïsme et un activisme considérables, comme la dissidence soviétique (ou russe) en URSS qu’on n’évoque pas dans ce texte puisque la démonisation de la Russie est la consigne principale et qui fut pourtant au moins aussi considérable en fait d’héroïsme et d’activisme. Mais, à partir de 1985 et de la glasnost, cet héroïsme devint inutile, ainsi que l’activisme, puisque le mouvement formidable lancé par Gorbatchev les dépassait en intensité libératrice... Autant pour le «modest political opening» de Gorbatchev, dans une élégante démarche faussaire de plus.

Le désappointement de Fukuyama

Entre alors en scène le héros-philosophe de la pièce, “penseur postmoderne”, Fukuyama et sa “fin de l’histoire” ... Il est mentionné, indirectement, d’une manière désappointée parce que sa consigne n’a finalement pas été suivie. (On observera tout de même que Vejvoda, évoquant tous ces conflits qui démentent que l’histoire est finie, ne s’intéresse guère qu’à la sphère russe, avec une allusion catégorique à la Chine... Pas un mot de la myriade de conflits sanglants, cyniques, déstructurants, etc., déclenchés par les USA, le bloc BAO, le Système, et notamment l’Afghanistan et l’Irak dont l’origine remonte jusqu’à 1979 et à 1991 respectivement). «Yet, despite the most optimistic predictions, history has continued. A quarter of a century later, geopolitics still constitute a core element of international relations. A number of frozen conflicts created in the early 1990s in such places as Nagorno-Karabakh, Transnistria, Abkhazia, and South Ossetia remain unresolved to this day. And, also in 1989, on the other side of the world, a rising China violently repressed a democratic student and popular movement in Tiananmen Square.»

Pour Fukuyama, on rappellera ce qu’on a écrit récemment (voir le 22 octobre 2014), savoir que sa thèse fut en fait une simple action de constitution de narrative au gré des événements, – quoi qu’il ait pu écrire pompeusement dans ses livres où il tentait d’extraire la doctrine postmoderniste d’événements qu’il n’avait en aucun cas anticipés.

«... Fukuyama n’a pas, à l’origine, voulu parler du monde post-communiste effectivement réalisé. La chronologie en témoigne : il exposa sa thèse pour la première fois en avril 1989, et à ce moment, personne n’envisageait sérieusement une perspective opérationnelle identifiable de la disparition du communisme et de l’URSS, encore moins cela va de soi comme un effondrement, une implosion extrêmement rapide et imminente. La thèse initiale de Fukuyama, qui était une démarche politique active soutenue par le département d’État, avait pour but essentiel sinon exclusif de soutenir le mouvement de globalisation propre au seul “Monde Libre” d’alors (alias-bloc BAO plus tard), qui s’apprêtait à des décisions économiques fondamentales (négociations du GATT, notamment). [...] [...L]a thèse de Fukuyama est devenue opérationnelle pour l’establishment washingtonien après le basculement de 1996, concrétisé par les JO d’Atlanta dont l’importance symbolique et communicationnelle est, pour les USA, absolument considérable, – alors qu’elle est absolument ignorée par l’historiographie officielle. [...]

»... L’“histoire” dont la fin était annoncée [par Fukuyama] était l’histoire classique, développée sur plusieurs siècles avec l’Europe comme centre, où les USA avaient tardé à prendre leur place et n’avaient pas la place à laquelle ils pouvaient prétendre. Désormais, en fait de “fin de histoire” qui valait pour cette histoire développée autour de l’Europe, s'installait en réalité une histoire nouvelle, qui plaçait les USA au centre de tout et comme seul centre possible, qui faisait des USA l’histoire elle-même as a whole : “D'où ce point par rapport à la thèse de Fukuyama transformée par l'évolution américaine qu'on a décrite : s’il s’agit de ‘la fin de l'Histoire’, cela est devenu ‘la fin de l'Histoire’ que la civilisation occidentale, centrée sur l'Europe, avait développée. L'Histoire américaniste doit la remplacer, elle l'a d'ores et déjà remplacée.”»

L’hyper-désordre contre le désordre

Et le texte «Annus Mirabilis...» se termine par un paragraphe entièrement souligné de gras par nous, qui enchaîne sur la citation concernant la “fin de l’histoire” qui n’est pas du tout finie, en la confirmant de façon dramatique ... «Today, the bipolar world has become multipolar, a configuration that cannot yet be called a new order of the kind created after the Peace in Westphalia in 1648, the Congress of Vienna in 1815, the Treaty of Versailles in 1918-19, or World War II. Today’s manifestations in many societies of public disaffection with politics, growing renationalization, widening inequality, and regional independence movements prevent the pursuit of greater predictability and in the lives of governments and citizens alike. The violation of Ukraine’s sovereignty and territorial integrity and the annexation of Crimea by Russia are a testimony to the persistence of an unsettled international order. The world still reverberates with the aftershocks of the seminal events of 1989.»

Cette conclusion ne représente, sans conscience de l’être, rien de moins qu’un aveu d’échec complet de la nouvelle ère philosophique de la postmodernité, rayon farces & attrapes qui a occasionné un tsunami d’analyses également philosophiques extraordinairement complexes, de la “fin de l’histoire” qu’on a vue à divers thèmes variés comme l’Art Contemporain (AC). (Cette étrange école de pensée philosophique prétend annoncer, exposer et justifier les effets attendus des conceptions qu’elle développe alors que ces “effets” ont précédé les conceptions et la pensée elle-même pour s’emboîter parfaitement dans la dynamique déstructurante et dissolvante du Système dont ils sont constitutifs d'une façon très active.) D’une façon concrète, ce paragraphe de conclusion du texte ainsi décortiqué acte l’installation du monde multipolaire, antithèse de l’artefact globalisé que nous propose la postmodernité ; ce “monde multipolaire” n’est en fait rien d’autre que l’installation de l’hyper-désordre que nous décrivons depuis quelques temps. (Pour qu’on ne se trompe pas sur les intentions de l’auteur, l’Ukraine est mentionnée dans cette conclusion selon le catéchisme de rigueur au GMF.)

Pour nous, cette “multipolarité” est mal nommée, et nous lui préférons le concept de “apolarité” ou de “antipolarité” que nous avons développé et tenté d’expliciter dans plusieurs textes (voir le 10 novembre 2013, le 16 novembre 2013 et le 11 janvier 2014). Il s’agit d’un concept de “mise en ordre” de ce qui est une situation générale de désordre qui tend à devenir un concept sous l’expression d’“hyper-désordre” (encore employé le 5 novembre 2014). Il s’agit bien entendu de concept paradoxaux, – nous parlons pour l’“antipolarité” d’une “‘mise en ordre’ du désordre”, – dans la mesure où tous ces concepts sont des réactions de résistance de type antiSystème non organisées ni voulues par les opérateurs-sapiens, à la tentative postmoderniste d’instaurer un ordre globalisant lui-même paradoxal. (Cet “ordre” globalisant est d’abord une systématisation de la déstructuration et de la dissolution de toutes les formes et de tous les principes, – donc, pour nous, une tentative absolue d’instauration de pur désordre dont le but ultime est l’entropisation selon la formule dd&e.)

L’hyper-désordre qui est en train de détruire cette tentative d’“ordre” postmoderne qui est en vérité un pur désordre, est donc paradoxalement une poussée dont le sens antiSystème pourrait être jugé effectivement à finalité de “remise en ordre”. Même si les moyens sont totalement anarchiques et d’hyper-désordre, le sens, involontairement ou volontairement antiSystème c’est selon, est bien décrit selon cette orientation de la remise en ordre par le simple fait de la destruction du désordre que sème le Système, dans ce cas au travers de sa philosophie postmoderniste dont la pseudo-essence a été précédée par sa pseudo-existence. Au simulacre d’une fausse philosophie s’est ajoutée l’inversion de son opérationnalisation.

1989 peut encore servir...

Cela nous permet donc de conclure que nous nous retrouvons en complet accord avec la conclusion d’un texte (même si les références opérationnelles comme l’Ukraine sont faussaires) dont tous les éléments de développement sont considérés par nous comme faussaires. Cela permet de mesurer l’avancement considérable du Système de sa dynamique de surpuissance vers la transmutation de cette dynamique en autodestruction. L’année 2014 est, à cet égard, notamment avec la crise ukrainienne et les poussées identitaires et principielle de l’antiSystème en Europe, particulièrement fructueuse.

Il s’agit de l’échec d’établir la postmodernité... Cette philosophie que nous qualifierions dans ses infinies complications inaudibles de “verrou de la modernité”, voudrait, ou plutôt voulait permettre d’établir la modernité sans fin en écartant la contestation de la modernité par la suppressions de ses illusions, de ses “lendemains qui chantent”, et en laissant libre cours au désordre qui n’est comptable d’aucune promesse. Cette école de pensée où le désordre issu de la pensée précède la pensée, – exemple d’école selon la pédagogie moderniste, – constituait un habillage parfait pour le Système, ainsi complètement à l’aise pour prétendre conduire à bien sa Mission-dd&e. C’était 1989 kidnappé au profit d’une envolée définitive vers un “ordre” d'un monde réduit à son entropisation, – soit le désordre jusqu'à l'absolu de sa fixité entropique.

L’on constate donc que cela n’a pas marché, –“pas encore”, disent-ils («a configuration that cannot yet be called a new order»), puisque leur métier est de suivre les consignes-Système jusqu’au bout. L’on constate, nous constatons, à la lumière du fait qu’implique la conclusion du texte comme de nos propres observations, que le kidnapping de 1989 n’a pas marché, et que nous nous retrouvons avec 1989 sur les bras, en nous demandant, “Que peut-on en faire ?”. Une suggestion : 1989 pourrait servir à nouveau, cette fois pour faire tomber le Système dans son entièreté, comme le premier 1989 avait servi à parachever la chute de la partie soviétique du Système, – Gorbatchev regnante...

(... Lequel Gorbatchev, dessillé par l’affaire ukrainienne après avoir cédé pendant quelques années aux sirènes du libéralisme postmoderne qui lui offrait une interprétation vertueuse-Système de son action, semble de plus en plus et de mieux en mieux comprendre ce qui se passe, et qu’une nouvelle application de sa méthode s’impose sans nul doute ... [Voir RT du 8 novembre 2014, sur l’intervention de Gorbatchev à un séminaire de Berlin pour le 25ème anniversaire de la chute du Mur].)