Mémoires du dehors: DIA-PhG à Bruxelles, 1987-1988

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Mémoires du dehors: DIA-PhG à Bruxelles, 1987-1988

Très récemment, nous avons publié deux articles consacrés à ce que nous nommons “Le journalisme Made-in-CIA”, qui concerne les méthodes de la CIA et autres services de renseignement US vis-à-vis des journalistes européens. Les deux textes sont du 20 octobre 2014 et du 22 octobre 2014. Dans le premier des deux textes, Philippe Grasset (PhG) prenait la parole directement au cours du texte, et il la conservait dans le second. Il évoquait ainsi des souvenirs personnels dont le sujet est évidemment celui des rapports entre les journalistes européens et les “services” US, essentiellement avec des rappels de la période de sa propre carrière allant jusqu’en 1985-1988. Dans le premier texte du 20 octobre, on lit notamment :

«Ce qui m’intéresse ici est de comparer ces méthodes à celles d’aujourd’hui telles que les rapporte Ulfkotte. Je vais m’abstenir de donner des détails de lieux et de personnes et autres précisions opérationnelles qui nous entraîneraient trop loin. (L’affaire m’ayant alerté à cet égard, il serait logique et devrait être envisagé de mettre en ligne, prochainement, un passage des “Mémoires du dehors” concernant cette période et ces situations. [Concernant les “Mémoires du dehors”, deux textes ont déjà été mis en ligne les 5 novembre 2005 et 6 novembre 2006.])»

Les textes ci-dessous rencontrent la promesse faite ci-dessus. Il s’agit de passages des Mémoires du dehors, selon les termes d’un texte Bloc-Notes mis en page ce même 24 octobre 2014, concernant l’affaire de la tentative de désinformation et de diffamation de la DIA à l’encontre de PhG, où d’ailleurs les questions psychologiques et affectives soulevées par de telles circonstances sont également évoquées. Voici donc deux extraits de la «Troisième Partie du Tome III des “Mémoires du dehors”, dans laquelle est décrite la participation de l’auteur, en tant que journaliste éditeur d’une Lettre d’Analyse indépendante (de defensa & eurostratégie), à la bataille entre la France et les USA, entre 1986 et 1989, pour la participation de la Belgique au développement d’un avion de combat nouveau, dit éventuellement de “quatrième génération et demie”. Il s’agissait de l’avion français Dassault “Rafale”, que la France offrait en co-développement à la Belgique, et de l’“Agile Falcon” que General Dynamics offrait en concurrence à la Belgique.»

... A propos de ce travail des Mémoires du dehors de Philippe Grasset, qui se poursuit malheureusement de façon très, très épisodique, nous rappelons ce que nous avions indiqué à l’occasion de la publication d’un premier extrait, 5 novembre 2005 :

«Précision concernant ces “Mémoires du dehors” : leur publication est envisagée par l’intermédiaire du site “dedefensa.org”, d’abord avec vente “en ligne”, directement sur le site. Nous devrions commencer cette publication durant la période des douze prochains mois. Nous informerons précisément nos lecteurs de l’avancement du projet de vente en ligne de ces “Mémoires”.»

Il s’agissait de belles perspectives et de jolies promesses. Aujourd’hui, nous ne savons plus rien à cet égard, si Les Mémoires seront jamais publiées, mises en ligne, etc. Il s’agit d’un problème pendant, énorme dans l’entreprise qu’il implique, qui semble de plus en plus être rangé dans le grenier des beaux projets jamais menés à terme... Rien n’est jamais tout à fait perdu tant que tout n’est pas perdu, et l’on verra bien. Mais, pour l’instant, la perspective est bien incertaine par rapport aux ambitions de 2005-2006 ; en attendant, pourquoi pas des extraits... Voici donc l’extrait des Mémoires du dehors se rapportant à cette affaire PhG-DIA. Dans cet extrait, fait de deux parties détachées du récit suivi, les protagonistes sont désignés par leurs initiales (et l’un par un surnom imité de ses initiales) pour éviter toute gêne par identification formelle.

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De la DIA et de PhG à Bruxelles, 1987-1988

... Je rencontrai WS à une réception que donnait, à l’hôtel Sheraton à Bruxelles, la société américaine à laquelle il appartenait, General Dynamics (GD). C’était un jour de 1983, le directeur de GD quittait ses fonctions et je crois que Wes lui succédait, ou bien devenait-il adjoint au nouveau directeur avant d’occuper lui-même ce poste. (Je fais une exception dans ce passage par rapport à ma politique d'utiliser des initiales pour les protagonistes, et je désigne WS du diminutif de prénom de “Wes” qui équivaut phonétiquement aux initiales, pour l’humaniser parce qu’il mérite de l’être, parce que ses initiales y invitent, parce que ce prénom pourrait tout aussi bien être le sien...) Je parlerai de Wes à partir de 1985-86, quand nous commençâmes à nous rencontrer régulièrement, et lui-même à cette époque sans aucun doute devenu directeur de GD Europe, et moi-même qui venais de lancer de defensa & eurostratégie (c’est cette initiative qui nous avait rapproché, puisque je l’avais sollicité pour un abonnement, qu’il prit d’ailleurs et renouvela avec régularité, jusqu’à son départ en 1990). Dès nos premiers contacts s’était établi entre nous ce courant de sympathie si fort, au-delà de toute raison et avant toute connaissance de l’autre, qu’on parle en général d’un sentiment né d’une chimie qui lie deux êtres avant que le sentiment et le jugement n’entérinent ce choix ; c’est une sympathie marquée d’empathie, de même qu’il existe, aussi forte, une antipathie également chimique qui vous oppose presque mécaniquement à un être, avec lequel s’installe avant même de le connaître une détestation qui vient du fond de soi, qu’on définit complètement à tort comme étant “à fleur de peau”, où la peau ne joue un rôle que dans la mesure où elle transcrit vers l’extérieur cette hostilité du fond de soi. Bref, aussitôt rencontré Wes était un ami.

C’est un paradoxe, si l’on veut. Il représentait à Bruxelles la société qui fabriquait le F-16 Falcon, qui allait proposer un modèle nouveau de cet avion, l’Agile Falcon, qui serait opposé au français Rafale, l’Agile Falcon contre lequel j’allais suivre une ligne rédactionnelle complètement hostile, et même pas dissimulée derrière les artifices de la fausse objectivité dont se gavent mes confrères journalistes. Cela fut aussitôt conclu : cet antagonisme serait entre nous l’objet d’une plaisanterie constante.

Bien au contraire, d’ailleurs, — cet antagonisme formel que nous dépassions aisément, dont nous nous jouions, était devenu notre gloire dans cette mesure où, justement, nous le méprisions complètement. C’est comme une sorte de cessez-le-feu, d’armistice au cœur d’une guerre ; les soldats ennemis qui fraternisèrent durant la Grande guerre, notamment à la Noël 1914, durent ressentir ce sentiment. Soudain, au cœur d’un engrenage dont vous acceptez l’empire parce qu’il est impossible d’imaginer une autre situation, vous parvenez à vous libérer et faites triompher un instant ce qui est la transcription humaine et terrestre de ces slogans pompeux, particulièrement, si vous voulez, celui qui parle de la “grande fraternité humaine” ; soudain, vous voilà un être dégagé de tout, sans étiquette, sans vanité, sans forfanterie, comme si c’était la nature même. C’est un sentiment d’être “au-dessus de la mêlée”, mais sans la sensation de trahir car vous restez attaché à votre camp, à votre engagement sans que ce lien ne vous entrave. C’est bien ce que j’éprouvais avec Wes ; il était “mon Américain”, comme je devais être “son Français”. Comme les soldats de 1914, nous triomphions de la guerre qu’on nous imposait. En effet, s’il s’agit de vendre des avions, il s’agit également d’une guerre. Il s’agit aussi, pour notre compte, de rapports humains, cette chimie qui passe entre deux êtres, son visage qui s’éclaire en me voyant arriver, s’esclaffant déjà à la plaisanterie que je n’ai pas faite.

– Sale yankee, disais-je.

– Mangeoire de frogies, répond-il. Quand comprendras-tu que les Carolines ne sont pas aux yankees mais aux sudistes.

– Foutu rebelle, disais-je encore.

Nous allions manger en face du 190 du boulevard du Souverain, cet immense immeuble où General Dynamics avait ses bureaux, cadenassés, électroniquement surveillés et verrouillés, comme une forteresse au dernier étage de cet immeuble massif. Wes avait décidé qu’il payerait à chaque fois, — non pas lui, d’ailleurs, mais, comme il l’appelait à la manière de l’Oncle Sam : “Oncle GD”, — c’était oncle GD qui régalait. Nos conventions étaient que nous parlions anglais une fois, français la fois suivante. Ces déjeuners étaient marqués par une gaieté si franche, une complicité à mesure, tout cela sans arrière-pensées, comme quelque chose d’une réelle pureté, qu’ils sont restés dans ma mémoire à l’égal d’une image faite de lumière. Je ne parviens pas à me souvenir d’un de ces déjeuners qui n’ait pas été fait un jour de soleil, ou bien encore, après la pluie, lorsque le soleil perce les nuages et commence à faire évaporer l’eau sur la chaussée. Nous ne faisions jamais ripaille, nous ne buvions pas outre-mesure. Nous ne célébrions rien, nous vivions un moment intense de notre estime réciproque...

[...]

Pour autant, Wes et moi, nous abordions et développions de façon régulière les sujets les plus graves, et même, je dirais, des sujets pesants, où nous n’étions pas du même côté. Cela nous faisait rire, cet antagonisme, je le répète avec insistance tant ce sourire commun paraît la meilleure caractéristique de nos relations, la plus profonde, la plus convaincante. De l’un à l’autre, nous nous suggérions des informations plutôt que nous les dire à haute voix, c’est-à-dire à demi-mot, avec une prudence résistible, et si voyante entre nous que cela était comme si nous transgressions une règle de secret. Nous nous en moquions.

Un jour de la fin de l’automne, ce devait être quelque part vers fin novembre 1987, Wes me dit que je devais mesurer l’influence importante de De defensa, que la Lettre est lue, écoutée, etc., dans une mesure que je n’apprécie pas toujours. Il insiste. Il me rapporte l’anecdote de cette rencontre, le 31 octobre, où il rencontre le directeur de la SONACA, une société belge de construction d’avions qui serait impliquée dans un marché d’avions de combat avec contrats de co-production et de sous-traitance, et qu’il importe de convaincre.

– Je commence à lui vendre ma salade, je lui dis que je lui apporte de nouveaux éléments dans la proposition d’“oncle GD” pour l’Agile Falcon. Il me laisse faire. Puis il m’arrête et il me dit : “C’est bien beau, ce que vous dites, mais je trouve que vous tournez la proposition pour qu’elle semble complètement à mon avantage. Il y a d’autres éléments : regardez ce qu’on écrit là-dessus...” Et il me tend une photocopie de De defensa. Mon vieux, tu as de l’influence, et il arrive que tu m’emmerdes.

– Je fais mon travail, et les déjeuners offerts par oncle GD n’y changeront rien.

– Attends, ce n’est pas fini.

“Quelques jours plus tard, même 2-3 jours plus tard, Dennis Kloske est de passage à Bruxelles. Kloske est un type du Pentagone, il est Under Secretary of Defense for European Affairs, tu vois ? Il s’occupe du marketing de l’Agile pour l’administration, et surtout en Europe bien sûr, et il voyage souvent. Note bien, hein, la vraie raison, c’est la baise. Il a une maîtresse en Allemagne et la moindre occasion est bonne pour y aller, il est fou d’elle. Enfin... Kloske m’interroge, je lui parle de l’affaire de la SONACA, puis j’en viens à parler de De defensa. Il me demande s’il peut lire. Je lui dis que c’est en français et il me réponds, du tac au tac, dans un superbe french, quelque chose de très chic, comme: ‘La langue de Molière ne m’est pas étrangère.’ Il a jeté un coup d’œil et dit ‘fascinating, really’, puis il a fait faire une photocopie, demandé le prix de l’abonnement et tout le toutim. Mon vieux, je t’ai gagné un abonné !”

Nous avons fêté cela. J’ai attendu pendant des mois, quand j’y pensais, l’abonnement de Kloske. Je n’ai jamais eu de nouvelle. Au contraire, j’ai eu des nouvelles de Kloske lui-même, me semble-t-il – c’est presque à coup sûr que j’avance cette hypothèse ; d’une manière inattendue, dans des conditions imprévues et qui étaient pour moi imprévisibles... Encore ne réalisai-je la chose, grâce à une déduction que je crois convaincante plus que toute autre preuve soi-disant irréfutable, que plusieurs mois après avoir disposé des éléments qui m’y conduisent. Je recueillis ces éléments lors d’une conversation que j’eus, autour du mois de mai 1988, avec RD, une relation devenue assez proche, dans le groupe de réflexion sur les questions de défense où j’avais été invité quelques années plus tôt, en 1984 ou 1985 je crois... (RD était, par ses fonctions et sa position de colonel de réserve, très proches des milieux de la direction militaire en Belgique.)

(Pour Wes, le mystère demeure, et je n’ai jamais su si ses confidences étaient de pure anecdote amicale et pour annoncer un abonnement hypothétique qui ne changerait pas la face du monde, ou si elle contenait une sorte d’avertissement indirect, dissimulé, fait avec le maximum de précision et de dissimulation à la fois, pour un ami qui se trouvait dans l’autre camp. Wes avait beaucoup roulé sa bosse dans ces milieux où les ventes d’armements ont nécessairement à voir avec l’action du renseignement... Je ne l’ai plus revu, ni plus entendu jamais parler de lui, après son départ de Bruxelles en 1990. Il reste l’ami que j’appréciai tant pendant cinq années, et j’ai gardé dans ma mémoire son visage souriant comme si c’était hier. Ainsi demeurent les armistices établis et respectés par la rencontre de deux êtres singuliers que devraient séparer et opposer ces grands conflits impitoyables et feutrés qui ne cessent jamais.)

[...]

... Le lecteur aura compris, pour autant, que RD est un homme qui mesure ses paroles, roule des yeux méfiants et approche son visage de votre oreille pour parler bas, et il a un ricanement en forme de gloussement lorsque l’on passe aux choses sérieuses (“ On pense que..., au Palais... ”). C’est le cas, ce jour du printemps 1988 où nous parlons à deux, pour un déjeuner au Club Prince Albert. Il n’est pas question du Palais. RD me parle des menaces qui rôdent et il s’avère bientôt que c’est autour de moi. Il parle à mots couverts comme on n’imagine pas.

RD me dit que des bruits précis courent à mon endroit, et plutôt à mon encontre qu’à mon avantage. “Certains disent que tu es un agent de l’Est ”, laisse-t-il tomber, sans plus de précision pour l’instant. RD manie la dramatisation comme un théâtreux de province subventionné, comme si elle pesait des tonnes, comme si le poids en fait la chanson. Je ne relève aucune de ces appréciations critiques ; j’avoue que, une fois de plus, je me sens envahi par une paralysie qui est celle de l’angoisse et presque de la culpabilité ; je retrouve cette solitude du chroniqueur indépendant dans ces matières si sensibles qui ne m’a jamais quitté, qui m’accompagne, dans cette partie de ma carrière, comme l’ombre de ma vie.

– Et alors ? dis-je, avec un air de défi qui doit sonner horriblement faux. Ce n’est pas la première fois... (Étrange phrase, défi également, aussi comme si, à elle seule, elle devait m’exonérer de tout soupçon, me blanchir : plus l’on médit à mon encontre, pensai-je, plus éclate le signe de la médisance. Ce n’est pas de cette façon qu’avancent les affaires du monde ; la formule serait plutôt du type “il n’y a pas de fumée sans feu”, ou bien encore “Médisez, médisez ...” J’ai une candeur assez grande pour ignorer cette implacable logique de la dénonciation.)

– Mais ne t’en fais pas, poursuit RD, nous ne sommes pas d’accord.

La phrase est énigmatique, comme RD en a l’habitude ; cette fois, c’est un peu plus préoccupant. RD s’est arrêté, satisfait de l’effet. Il sait qu’il en a trop dit, ou bien pas assez, c’est au choix, donc que je reste suspendu à ses lèvres. Il fait l’important, il faut lui pardonner. Je ne songe toujours pas à ces subtilités psychologiques. Là-dessus et parce qu’il n’y tient plus, il s’explique et l’affaire s’éclaire.

Les services de renseignement belges, SGR (Services Généraux de Renseignement), dépendant des forces armées, ont reçu un avis dont la provenance est la DIA (Defense Intelligence Agency) américaine, qui a été relayé vers eux par la DST (Défense de la Sécurité du Territoire) française. L’intervention des Français indique qu’ils prennent à leur compte, au moins tacitement, les informations. SGR s’est tourné vers ses contacts. RD a été consulté, RD a consulté le chef d’état-major général, le général Maurice Gysemberg. Ils se sont fait leur religion : l’accusation est infondée. Les Belges ont répondu aux Français, c’est-à-dire aux Américains dans ce cas : “Nous ne sommes pas d’accord. ”

Je demande des explications : comment peut-on me soupçonner d’être un agent de l’Est, moi qui n’ai jamais écrit une ligne qui soit procommuniste, qui me suis signalé plutôt, in illo tempore, par des discours très anticommuniste ? Finaud comme il sait être, la finesse souvent sanglée en pataugas de montagne mais cette fois presque transformé par un sourire ironique qui lui donne une légèreté de bon aloi et une qualité d’esprit bienvenu, RD répond :

– Justement...

En un sens, cette finasserie, ce paradoxe grossier, tout cela n’est pas faux. C’est de cette façon que fonctionnent les mondes du renseignement, j’aurai l’occasion d’en avoir plus d’une confirmation. RD reprend, rassurant :

– Ne t’inquiètes pas, nous allons organiser une riposte. Ce qu’il faut, c’est faire savoir indirectement mais d’une façon indiscutable que, pour nous, Grasset est un homme honorable. De ton côté, j’ai pensé à la riposte que tu peux mettre en place. Je te propose de passer dans eurostratégie une interview de JS (initiale bureaucratique du chef d’état-major général dans l’armée belge). J’en ai parlé avec lui, il est d’accord. Ce sera une réponse, tu comprends, un message si tu veux, façon de dire : “J’ai toute la confiance de JS”.

J’acquiesce, bien sûr. (Je parlerai plus loin de eurostratégie qui est venu se greffer sur de defensa.) Une interview du général Maurice Gysemberg paraîtra dans le numéro 13, de mai 1988, de eurostratégie, preuve éclatante dans ces milieux très attentifs aux formes et aux signes convenus de ma complète innocence. Mon innocence ? Allons, y a-t-il eu procès, et de quel droit, sur quels faits ? Je suis choqué et furieux de ces insinuations diverses mais aussi, je l’ai dit, cette solitude terrible, cette angoisse de celui qui est rejeté par la rumeur, tout cela pèse sur moi d’un poids qu’on n’imagine pas. D’une façon générale et une fois passée l’excitation de la pensée d’une telle façon de riposter, qui s’est élaborée comme si je pénétrais dans ce milieu du renseignement qui ne cesse de dispenser sa fascination, la tristesse m’envahit. Je cède aux traits les plus sombres de mon caractère en me disant que je pourrais aussi bien abandonner tout cela, l’article, les commentaires, mes positions politiques, tout le reste. Il y a, de cette façon, dans la vie d’un homme lorsqu’il subit sa solitude plutôt qu’en faire bel et bon usage, des instants d’une intense et affligeante lâcheté, où plus rien, plus aucune dignité n’est là pour vous retenir.

RD n’a cure de ces états d’âme, lui, il insiste. Pratique, il veut savoir si je n’ai pas l’idée d’une piste, d’où viendraient les rumeurs qui seraient parvenues jusqu’à la DIA, puis l’escale en France où l’on se fait “petit commissionnaire”, jusqu’au port d’attache de la Belgique. Je cherche avec lui. Nous passons en revue des événements. Je crois que c’est à ce moment que j’ai mon illumination : mais oui, voilà l’abonnement de Dennis Kloske. Tout correspond, le délai est convenable, la DIA est dans le coup et pas la CIA, c’est-à-dire le Pentagone où travaille Kloske. RD abonde dans mon sens :

– Inutile de chercher ailleurs. Nous y sommes. C’est dans leur méthode. Tu les gênes, parce que tu soutiens le Rafale, eh eh...

– Je soutiens un choix européen, dis-je pour rectifier, heureux de rassembler un peu de dignité à bon compte , d’ailleurs n’exprimant rien de moins que la plus stricte vérité. J’essayai de m’expliquer plus avant, parlant quincaillerie, politique, le marché des avions de combat en Belgique. Je me pose en professionnel, vrai enquêteur et journaliste, espérant me débarrasser à ce compte de cet aura d’infamie qui m’a saisi à l’idée de cette rumeur que je ne peux considérer que comme une trahison, – moi, agent de l’Est !

L’argument ne fut guère écouté, encore moins entendu ; moi-même, croyais-je seulement à son efficacité, pouvais-je m’imaginer qu’il serait considéré ? Je ne parle pas de la véracité, qui leur importe fort peu en vérité. Dans cette sorte de situation où l’on vous accuse par rumeurs, cette situation que je commençais à connaître pour l’avoir expérimentée à plus d’une reprise comme l’on sait, ce qui compte est le volume et le ton des grosses voix qui le colportent sourdement, le rythme de la répétition, la conviction impérative de ceux qui transmettent sans savoir, la légitimité usurpée dont ils se parent d’autorité. C’est le domaine de la vox populi réduite aux conversations de salon, le territoire de l’imposture érigée en objet de toutes les attentions et qui vous est présentée comme l’image de la dignité. L’État est un “monstre froid” dit Nietzsche, on comprend dans ces instants comme celui que je décris ce que signifie l’expression. Ce gouvernement américaniste, qui n’a aucune légitimité puisqu’il s’appuie sur la loi qui est une matière manipulable, qui fonde son action sur sa force propre, qui a une morale qu’ils instituent à l’instant où ils frappent, et ses obligés innombrables et payés sonnant et trébuchant sont priés de confirmer la justesse du domaine. Vous êtes sans voix, comme livrés à un monde qui n’a plus de justice transcendante, qui est prêt à vous briser comme un fétu de paille, une fois couvert par une législation qu’il suffit, – rien de plus simple – de faire voter par une assemblée constituée pour la cause.

On ne s’habitue pas. J’ai subi plusieurs épreuves de cette trempe, avec la sensation indicible, pourtant inexpugnable, d’être marqué et désigné à une sorte de vindicte publique, quoique silencieuse, non exprimée mais vigilante. Il y a un sentiment vertigineux de solitude dans cette mise à l’index implicite, que vous êtes, finalement, le seul à connaître et à ressentir. Surtout, dans mon cas, il y avait cette découverte qui fut aussitôt une blessure horrible : la médisance américaine avait transité par la France, par conséquent comme si elle était authentifiée au passage ; et c’étaient les Belges qui avaient mis un terme à cette démarche inexcusable, la Belgique dérisoire et pathétique, à qui l’on ne trouve en général que des vertus médiocres et qui, pourtant, dans cette occasion, avait su faire preuve d’une réelle fermeté de caractère face à des “partenaires” qui l’écrasaient par leur poids... Sur ce point particulier de l’attitude de la France, je fus blessé profondément. Cette déclaration peut sembler exagérément dramatique jusqu’à être déplacée, mais elle est aussi le reflet d’une réalité qui persista et qui, malgré des évolutions et des transformations, persiste pour contribuer à certains sentiments mélangés, au moins à l’encontre des Français plus qu’à l’égard de la France. Je ne reconnaissais pas ce que je croyais être mon pays, selon l’image que je m’en étais faite depuis l’acceptation inconsciente et bientôt pleine de fierté de ma condition de “Français du dehors”. J’éprouvai dans ces circonstances du printemps 1988, contre la France, contre elle, une sourde rancoeur.

Mais la France, enfin, n’avait rien à voir dans ces complications et ces contradictions, m’écriai-je bientôt, – il s’agit des Français. Ainsi tout patriote avisé, en France, se sort-il de situations contradictoires, par la conceptualisation, l’identification, la personnalisation de l’objet abstrait qu’il a choisi comme référence, – alors, bien plus encore pour un “patriote du dehors”. Je repoussai le fameux “Mon pays m’a fait mal” de Robert Brasillach, poème écrit de la prison de Fresnes, avant le poteau d’exécution, cet instant où le politicien fourvoyé est redevenu poète et n’a plus rien à attendre de son séjour terrestre. Emporté par sa colère et sa peine, redevenu pur et par conséquent intransigeant, échappé des contingences terrestres, Brasillach fait bon marché de son pays. Il rompt avec le monde en maudissant ce qui l’a porté jusqu’ici mais dont il oublie que cela porte aussi d’autres hommes, choisissant la rupture ente les mondes de l’ici-bas et de l’au-delà, oubliant que la continuité entre ces mondes est la seule richesse des âmes terrestres promises à l’au-delà, exécutant un dernier acte de pure colère qui n’est pas bon conseiller.

Quant à moi, je m’abstins de cette condamnation radicale. La mesure la plus extrême que je pris fut d’acheter une voiture allemande, une Golf, confirmant ma rupture avec l’enseignement de mon père jusqu’alors respecté, de n’acheter que des voitures françaises pour soutenir l’économie de mon pays comme en un acte patriotique extraordinaire. Depuis, je suis revenu aux voitures françaises, montrant par là que j’ai complètement accepté cette dichotomie entre France et Français. La crise était passée grâce à cet acte ultime qui me gardait désormais de nouveaux déchirements de cette sorte. Ainsi fait-on des différences subtiles, je veux dire qui vous permettent de tenir à distance respectueuse les avatars de l’existence, entre l’ici-bas et l’au-delà, pour permettre à l’au-delà de mieux vous aider ici-bas.

Pour le reste, je reviens ici-bas où le travail ne manque pas. J’étais alors confirmé dans le jugement qu’une offensive puissante continuait à être conduite contre l’Europe, de la part d’organismes américains qu’on pouvait identifier sans hésitation. La DIA représentait le Pentagone. On sait que ce service, et le Pentagone en général, étaient soupçonnés précisément d’avoir déclenché et égrené une chaîne d’événements pendables, des mystères existant autour des Brigadi Rossi d’Italie aux “tueurs du Brabant”, en Belgique ; j’en ai déjà parlé, en abondance, sur la place que cela mérite d’ailleurs, dans le premier Tome de ces mémoires. Je crois fermement que cette affaire de 1988, avec Kloske et la DIA, si elle n’a pas de lien direct avec le reste, lui est liée évidemment, dans tous les cas par la logique des enchaînements. Je jugeai complètement extraordinaire que les services français, sachant évidemment que j’étais Français, n’aient pas cherché à s’informer auprès de moi, qu’ils aient accepté l’information de la DIA comme on accepte la parole de l’Évangile. De façon plus générale dans ce constat, et d’une façon qui vaut autant pour aujourd’hui, 16 ans plus tard (le 11 avril 2004), pour le domaine psychologique sans aucun doute, cette révérence pour tout ce qui vient d’Amérique subsiste. N’y échappent que des exceptions, notamment une partie des services de renseignement français (certains à la la DGSE, certes pas à la DST) qui entretient un sarcasme vigilant pour l’utilisation intensive des technologies que font les Américains, leurs manières de cow boys, leur inculture, leur désintérêt étonnant à force d’ignorance et d’indifférence pour tout ce qui leur est extérieur...