Méditation sur la vie en résistance

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Méditation sur la vie en résistance

Je viens de lire, respectivement d’entendre, deux réflexions, qui se sont aussitôt mises à résonner entre elles.

La première est cet extrait, qui se situe au tout début du dernier Faits & Commentaires de defensa.orgRésistance & Autodestruction», du 2 juillet 2012):

«La résistance prétend affronter une force aveugle et mécanique de déstructuration, une force non-humaine de dissolution et d’entropisation du monde ; une force que nous identifions de façon concrète et explicitée avec le “déchaînement de la Matière”, qui peut être désignée selon nous, et selon une référence métaphysique sans aucune réticence, comme la représentation et l’expression du Mal

La deuxième est ce passage, vers la 11ème minute, d’une interview d’Emmanuel Todd à la Radio Télévision Suisse, ce 1er juillet. Il y commente la chute du Système (N.B. M. Todd parle surtout de la dimension économique et du système capitaliste, lequel n’est qu’une des composantes du Système au sens de dedefensa.org, et mérite donc, en tant que sous-système, un “s” minuscule. Mais son propos est aisément généralisable au Système lui-même – ce pourquoi je lui met un “S” majuscule dans la transcription) :

«Le drame de la situation, c’est qu’il y a un sentiment de ce que les choses sont insupportables, mais qu’il n’y a pas de modèle alternatif. C’est-à-dire que les gens… – le communisme est mort, le socialisme tel qu’on l’entendait aussi. Il y a une sorte de vide, de vacuité en face, mais à un moment où le Système, en lui-même, s’effondre. […]. Le Système s’effondre, mais il n’y a pas de projet alternatif.» (Emmanuel Todd cite ailleurs, parlant de la dernière présidentielle, la récupération d’une partie importante des votes écologistes par Mélenchon, signifiant que les Verts ne forment pas plus une alternative possible)

Ma “méditation” tourne autour de cette notion de résistance et d’absence de projet. Comment affronter “cette force aveugle” qu’identifie clairement dedefensa.org, en l’absence de tout projet alternatif ? (Ceci abordé dans un premier temps du point de vue psychologique, plus qu’opérationnel)

S’il existait un projet alternatif “en face”, le Système pourrait durer encore, en ayant quelque chose contre quoi mobiliser ses servants et une partie de la population (l’action étant en partie un remède physiologique contre le stress et l’angoisse) – pour le dire en termes historiques. Ce fut le cas (mobilisation et permanence du Système) tout au long de la confrontation idéologique entre communisme et “Ouest” (les deux dynamiques étant par ailleurs de plus en plus investies par les dimensions propres au Système – “choix du feu”, idéal de puissance, logique totalitaire). Pour le dire en termes métahistoriques: s’il y avait un projet alternatif en face, le Système pourrait durer encore, en ayant du combustible à brûler, quelque chose d’autre que lui-même à déstructurer (logique d’entropisation au cœur du Système).

(Les propos de Todd permettent encore de souligner deux points : 1) la rapidité avec laquelle l’alternative écologique (et notamment sous sa forme structurée, quasi institutionnelle, du développement durable), ont été “déstructurées” ; 2) le constat fait par Todd que c’est au moment où il n’y a plus de projet alternatif que «le système,en lui-même, s’effondre». On aura reconnu le processus d’autodestruction décrit par dedefensa.org.

(Avec cette nécessité d’absence de projet alternatif pour résister au Système, une fois vue la logique d’entropisation qui est au cœur de ce dernier, je ne fais bien évidemment que reprendre les thèses de dedefensa.org.).

Mais s’il n’y a pas de projet alternatif, c’est-à-dire pas de quoi se projeter dans le futur, dans le monde, dans la vie… alors on tombe dans une dépression noire, un nihilisme psychologique… C’est ce qui me vient à l’esprit en écoutant Emmanuel Todd. (C’est ce qui vient derrière les mots du journaliste, qui ne veut pas y croire).

Nous voilà pris dans l’obligation de naviguer entre ces deux nécessités (si nous voulons résister, si nous voulons vivre, tout simplement):

• ne pas fournir au Système de quoi s’alimenter encore, sous la forme d’une opposition structurée, d’un projet relativement bien définis ;

• et l’obligation psychologique de se projeter dans la vie tout de même, l’obligation de nourrir notre vitalité en nous, laquelle alimente notre résistance au Système.

Nous voilà pris dans l’obligation de lui opposer une sorte “de vide, de vacuité” en face, mais qui sait secrètement que la vie ressurgira, sous les formes précisément qui permettront d’éviter ce à quoi elle résiste, ce à quoi elle s’oppose, ce qu’elle trouve insupportable…

Le premier extrait montre ce à quoi elle résiste : à “la force aveugle et mécanique de déstructuration”, à “la dissolution et l’entropisation du monde”. Il montre donc précisément les formes sous laquelle elle (la vie individuelle et collective) resurgira : sous les formes culturelles, spirituelles, collectives, individuelles, politiques, économiques qui permettront de refaire un monde (un monde au sens plein du terme, et culture au sens haut du terme).

Vacuité tactique, inconnaissance et vie

«Opposer une sorte de “vide, de vacuité” en face, mais qui sait secrètement que la vie ressurgira». En écrivant cela, je me rends compte que je ne suis pas loin du sens bouddhiste (qu’appelle également l’usage incongru du terme par Todd) de la notion de “vacuité”: absence, en profondeur, de toute existence en soi, fixe, immuable et définitive, et qui est la condition même (ce vide, cette absence d’ego, ce silence) de l’écoute, de la rencontre, des résonnances, des interactions, qui est la condition même, in fine, de tout le monde des phénomènes, des formes et des couleurs et des saveurs, qui en jaillit…

Y a-t-il besoin d’adopter ce “point de vue” particulier, étiqueté “bouddhiste”, pour ressentir cette confiance, cette conviction “secrète” que la vie et la culture ressurgiront de cette terre gaste? Pour avoir cet abandon nécessaire pour opposer temporairement au Système un vide, l’absence de tout projet trop construit ? (“Pratiquer l’inconnaissance”, pourrions-nous dire avec le terme de ce site) ?

Je ne le pense pas. Appelons-la donc une vacuité tactique. Après tout, il y a aussi une théologie négative chrétienne, il y a des mysticismes dans plus d’un courant, il y a quantité de voies, de traditions, d’expériences surtout… Et puis beaucoup plus simplement, beaucoup plus… véridiquement, il y a ces expériences de connivence, et il y a ce sentiment profondément ancré en nous, cette envie de vivre, de déployer la vie, cette envie d’un monde vivant… (qui n’est pas toujours présent, qui n’est pas vécu à tous les instants, certes !).

Et puis après tout, mettons que c’est ma façon de faire, s’il s’agit «de se préparer psychologiquement à cette terra incognita par définition et par nécessité absolues qu'est l'après-Système, dont la chute clôt un cycle métahistorique».

Voilà. Je ne sais comment conclure… Connaître tout cela, et vivre tout de même, travailler tout en recueillant, tout en cultivant les divers éléments qui permettront de refaire un monde…

Juste envie de répéter ces lignes :

«Le premier extrait montre ce à quoi elle (la vie, individuelle et collective) résiste : à « la force aveugle et mécanique de déstructuration », à « la dissolution et l’entropisation du monde ». Il montre donc précisément les formes sous laquelle elle resurgira : sous les formes culturelles, spirituelles, collectives, individuelles, économiques, politiques, qui permettront de refaire un monde (un monde au sens plein du terme, et culture au sens haut du terme).»

Christian Steiner

Post scriptum

Maintenant que j’ai fini la lecture du texte de dedefensa.org (alors que j’ai rédigé ce qui précède après le quart de la lecture seulement), je rajouterai que les moyens sont nombreux de résister:

• le satori ici (la vision de la vacuité dynamique), pour ceux, dont je suis, qui ne peuvent plus être que dans la critique, que dans la destruction, qui ne peuvent plus se plonger dans l’abîme infini et terrible de l’œil du monstre, qui ont besoin d’être dans la vie, au soleil, dans le grand air, dans la construction – tout en sachant, c’est-à-dire sans participer de structures qui ne feront que faire perdurer le Système ;

• et l’aïkido là, pour pousser et accélérer la roulade du Système dans sa pente d’autodestruction, techniques qui conviendra à ceux qui, selon les lieux et la géographie, les temps et les situations, les préférences personnelles et les savoirs faire, les contraintes et les urgences socio-politiques, sont contraints à agir contre (hackers, rues…).

Affaire de géographie antiSystème, certes ! De préparation psychologique assurément. Et d’action en accord avec soi (avec sa géographie personnelle) et avec le contexte surtout…

Quoi qu’il en soit, qui aurait pu croire qu’en ce début de troisième millénaire globalisé, où la Terre et l’écoumène sont filmés, satellités, vidéo-surveillés, monitorés et cartographies sous toutes ses coutures, nous voilà sur le point même d’ouvrir une nouvelle terra incognita comme nous n’en avions plus connu depuis les marins et desperados du 15è siècle (et probablement depuis bien plus loin encore)… Une terra incognita où le blanc n’est plus sur la carte géographique, mais dans les rapports (d’intelligence) avec… dans la qualité des relations avec tout ce qui est “si terriblement présent”, déjà là…

(Une terra incognita où se jouera la compréhension et le dépassement – par le haut bien sûr, sinon ce n’est pas un dépassement - de tous les éléments historiques qui ont conduit aux impasses actuelles (domestication, écriture et la dualité spatiale qu’elle a introduite entre le local et la global, métaux, chiffres et raison - tout ce qui a été « saccagés par cet idiot capricieux et surpuissant »).

Vive donc l’aïkido, le satori et la terra incognita !

Et vive le tigre, le sapiens alias antiSystème, et cet espace de vie qu’est la Terre !

Note

J’emploie le terme de terres gaste au sens de terres asséchées, mortes, stériles, désertées, abandonnées par la vie, parce que le roi (le Principe) y est blessé. J’ai entendu Pascal Quignard utiliser ce terme récemment, qui, enfant de la seconde guerre élevé parmi les ruines dévastées du Havre («sur les rives dévastées du temps»), vit ceci de manière intime, profonde (DVD consacré à cet auteur, édition Scérén-cndp, 2011). Les terres gastes, ce sont la version médiévale du nihilisme nietzschéen, mondialisé, mais qui pointent en plus, par la grâce du conte, sur la difficulté – et la nécessité – de faire monde. La leçon, et l’épreuve, sont d’actualité…

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