Lettre à dedefensa.org

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Note préliminaire

Nous avons reçu une lettre datée du 2 avril, accompagnée d’un chèque de réabonnement de €12,50. Nous avons jugé que la lettre valait sans nul doute d’être publiée, tant l’auteur exprimait à la perfection l’esprit de notre formule d’abonnement/de domaine payant, en y ajoutant des considérations qui, pour le moins, honorent cet esprit. Nous lui avons demandé l’autorisation de publication, qu’il nous a donnée bien volontiers.

Lettre à dedefensa.org

Monsieur Grasset,

Tout d'abord l'essentiel, ci-joint un chèque de 12,50 € pour lire les articles en entier.

Ensuite une appréciation personnelle en quelques points. J'aime bien votre formule payante par abonnement, je suis content de l'offre par chèque et je vous suis reconnaissant de la libération a priori de vos articles. Je reprends dans l'ordre inverse, évidemment vous n’êtes pas obligé de lire ce que je crois intéressant de vous dire. Faites un petit avion avec cette feuille si ça peut vous détendre ; avec tout ce que vous lisez toute la journée, inutile d’ajouter de la corvée.

La confiance que vous accordez à vos abonnés est un soulagement, qui révèle l’étrange dureté de nos vies : ce petit geste d'amitié non pingre est exceptionnel, alors qu’il devrait être, je crois, une évidence. L’humanité est presque partout organisée autour du soupçon. C’est pesant, d’accord, mais l'embêtant est surtout qu'on doive faire semblant du contraire. C'est insoluble à expliquer aux enfants ; l’explication même leur est presque toujours une démonstration pratique de mensonge aveugle, et une initiation à la duplicité qu’ils devront afficher plus tard, pour être “adultes” et “responsables”.

Le paiement par chèque est aussi un soulagement, sans que je comprenne pourquoi. J’utilise régulièrement le paiement en ligne et j’ai une affinité quasiment intime avec les technologies et leurs applications. Une ogonerie de plus ou de moins ne devrait pas me déranger. Pourtant si, même avant de savoir les tracas que ce service vous occasionnait. Je vous remercie donc pour cet effort supplémentaire que vous faites. Je suis même un peu triste d’en être content : j’ai peur qu’un jour, à force d’efforts supplémentaires, votre enthousiasme s’éteigne tout net, dans un grand soupir qui laisse tout tomber pour enfin respirer de longues vacances au soleil.

Le paiement par abonnement a fait toute la différence. J’ai un budget de survie. Suite à différents événements médicaux, familiaux, etc. j’ai dû m’éloigner de la vie professionnelle. Lorsqu’il a été possible d’y revenir, la crise avait laminé mon CV, et donc désormais je survis. C’aurait pu être pire, j’aurais pu être mort, ou être né dans un pays moins solide et humain avec ses démunis (un autre pays, quoi, n’importe lequel à deux ou trois près). Les donations étaient hors de ma portée.

D’abord je raisonnais encore dans une classe sociale qui n’était plus la mienne : en dessous de 50 euros, inutile de participer, “je ne suis pas un petit donneur”. En soi, c’est déjà une attitude un peu pitoyable, mais la vérité, c’est que donner 10 euros aurait hurlé ma déchéance et déchiré trop fort des illusions qui m’étaient chères. Si ce comportement est fréquent chez vos lecteurs, je fais alors partie d’une foule qui a précipité la fin de votre fonctionnement par donation. Apprécier la “Lettre à mon fils” de Kipling d’un œil académique, c’est une chose, la vivre en est une autre.

Ensuite, je me sentais vaguement mal à l’aise de profiter d’une solidarité inconnue et indifférenciée. Quelqu’un a donné et moi, je lis. Rien de personnel dans tout ça, ni celui qui donne, ni finalement, vous qui écrivez. La comparaison est outrancière, mais j’y vois une analogie avec : quelqu’un meurt au loin et moi, je pilote un drone. D’ailleurs, dans ce cadre, je n’existe pas, je suis un internaute fantôme, qui plane quelque part au dessus de vous et de vos donateurs.

Avec l’abonnement au contraire, ce n’est pas quelqu’un d’autre qui vous paie, c’est moi-même, alors que je n’en ai guère plus les moyens qu’avant. C’est entre vous, moi, et mes nécessités. Nous devenons concernés et je me sens responsable. Je ne paie pas tant pour que vous puissiez continuer, que pour que je puisse vous lire ; vous n’êtes plus un gadget. Quand je vous paie, ce que vous dites devient plus réel. Si ça se trouve, l’abonnement a changé votre propre implication dans votre activité. (Je me dis que si j’avais été à votre place, c’eut probablement été le cas, mais Kipling m’a appris que je me dis beaucoup d’âneries, alors je reste prudent.)

Dans un monde qui dépersonnalise toujours plus, votre démarche de l’abonnement fait exactement l’inverse, elle repersonnalise et humanise, elle replante l’homme dans le réel, et ce, à partir d’un monde virtuel. Pas mal, joli coup. Peut-être que cela s’inscrit dans ces sciences de la complexité que présente en ce moment M. Baquiast dans vos colonnes. Le système déstructurant poussant ses sophistications au delà des contraintes acceptables, il provoque lui-même chez les autres – dont vous - les choix qui affaibliront ses fondements, en ramenant de la proximité structurante et de “l’implication personnelle des personnes”.

Tout comme les déclinaisons débridées de la doctrine américaniste ont provoqué le rejet et l’affaiblissement du même américanisme dans le monde, cela se résume à “toujours plus de la même chose finit par affaiblir la chose, et engendrer autre chose”, qui risque éventuellement d’affaiblir encore la chose. Il y a là quelque chose de fractal : le modèle grandit et se développe en reproduisant à l’infini et à de nombreuses échelles le motif de base ; vient un moment où le motif de base ne porte plus le motif global, devenu trop grand. Soit ça dégénère comme un cancer, soit un nouveau paramètre vient consolider le motif (dans les cas “vivants”, libres et incontrôlés, le nouveau paramètre naît plutôt “intrinsèquement par nature” d’une combinaisons du premier motif) en le structurant, voire le compartimentant.

Vient un moment où la mondialisation ne peut survivre qu’en se régionalisant. Vient de même un moment où les relations virtuelles ne peuvent perdurer qu’en réinjectant des choix et des gestes personnels. Etc.

Tout ça pour dire que j’aime bien la formule actuelle. Cette observation est sans gloire : ce n’est jamais que l’illustration par une situation concrète, de notions qui sont omniprésentes autour de nous. Il est possible que “l’unification des sciences”, cet affreux caillou dans la chaussure des scientifiques contemporains, ne trouve pas sa solution dans une grande théorie mathématique, mais dans une constellation d’observations mêlant les sciences dures et les sciences humaines, où l’humain deviendrait le vecteur permettant d’assembler nos réalités scientifiques en un tout enfin équilibré.

A force de vouloir rendre la science absolue, on en oublie qu’elle ne peut être qu’humaine puisque née des observations de l’humain. Aussi abstraites soient nos mathématiques, par exemple, elles sont nées de cerveaux humains pour assurer l’interface entre le monde extérieur et nos perceptions. L’absolu n’a plus sa place là dedans. Pour moi, un des freins à l’évolution tant de nos sociétés que de nos sciences, sont les religions du Livre : un dieu extérieur et très supérieur à nous, que nous ne pouvons pas comprendre tant il nous dépasse mais que nous fantasmons quand même, voire délirons (ce qui le rend d’autant plus insoluble dans l’être humain, ce qui est douteux). Une aberration que le monothéisme judéo-chrétien, je crois (est-ce l’assemblage entre Judaïsme et culture greco-romaine qui a engendré cela, ou le monothéisme lui-même, d’autres répondront avec plus de justesse). La vision bouddhique au contraire, ramène le divin dans l’homme et remet l’homme dans l’univers, égal à tous, et tout égal à lui, intégré et distinct à la fois. Les sciences chinoises et indiennes (Taï chi chuan, médecine ayurvédique, etc. dans leur réalité profonde, non dans leur commercialisation pour régimes minceur express ou autre “zen productif” [ ! ! ] ) ne manquent pas de sujets de controverses, mais elles ont une approche humaine car elles admettent que tout ce que nous touchons ne peut être compris qu’humainement, car c’est ce que nous sommes. Ce que tente de nier la science occidentale.

La découverte relativiste que l’observateur n’est pas neutre, est considérée par la science occidentale comme un facteur de plus à prendre en compte pour rester neutre. Il y a quelque chose de psychotique dans cette démarche, pourtant tellement ancrée dans notre culture, que toute mise en doute est considérée comme folie, et discréditée. Alors que cette subjectivité incontournable est un pilier central des sciences asiatiques. Pour puissante qu’elle est et les progrès qu’elle a permis, la science occidentale a cette faiblesse intrinsèque qui l’éloigne de l’humanité. La preuve, le monde malade que notre science et notre monothéisme ont engendré.

Je ne suis pas spécialement bouddhique, j’aime bien regarder divers angles, c’est tout. Le bouddhisme a le mérite d’exister et de convenir à mon propos, sans préjuger des limites et des lacunes de celui-ci. Je constate que l’éveil de la Chine et de l’Inde correspond pile à l’évidence de nos manques, qui plus est. Sans surtout préjuger de rien, j’observe le fait (observer n’est pas préjuger)

Cette proposition est improvisée sur le vif. Je suis fort heureux d’enfin mettre en mots la pelote d’idées qui m’envahit l’esprit depuis quelque temps. J’ai bien fait de m’abonner, vous m’inspirez. N’hésitez pas à jeter tout ça à la corbeille si ça vous encombre, en admettant que vous ayez lu jusqu’ici.

Avec toutes mes excuses, il faut absolument que je m’en aille. J’imprime, je cachète, j’expédie. Désolé pour la longueur et l’éventuelle dégradation de la clarté. Je n’avais pas du tout prévu de penser ni d’écrire tout ça, je voulais juste vous remercier.

Respectueusement mais très en retard

Alain Vité