Les militaires US coincés entre la dette et le système

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Il y a eu une intervention remarquable de l’amiral Mullen, président du Joint Chief of Staff, le 27 août 2010 à Detroit. CNN.News en rendait compte, ce même 27 août 2010, ainsi que Antiwar.com (Jason Ditz) le 28 août 2010.

• Mullen parlait à Detroit après un voyage de trois jours dans les milieux industriels, économiques et sociaux de la région. Il a lancé un appel à l’industrie d’armement pour qu’elle veille particulièrement à prendre en charge, notamment en leur procurant des emplois, les vétérans des campagnes extérieures. Une sorte de démarche pressante, voire menaçante, de demande de renvoie d’ascenseur : “nous faisons vivre l’industrie d’armement et assurons ses bénéfices, il est temps que cette industrie s’occupe de nos pauvres…” (Mullen «added that military funds to buy more weapons to arm more soldiers would be leveraged “as much as possible” to companies to hire vétérans»).

• Dans ce cadre, Mullen a désigné la dette publique comme “la première menace” contre la sécurité nationale des USA. Comme l’écrit Ditz, “ni la Corée du Nord, ni l’Iran, ni le terrorisme, mais la dette publique”…

«Speaking today in Detroit, Joint Chiefs of Staff Chairman Admiral Michael Mullen took on the rare task of declaring what he believed was the “top” threat to America’s national security going forward. It wasn’t Iran, it wasn’t North Korea, it wasn’t even some ill-defined group of factions called “terrorism.” It was the national debt.

»“The most significant threat to our national security is the debt,” Mullen insisted, adding that it is “so important that the economy move in the right direction” to pay for more military spending going forward.»

Notre commentaire

@PAYANT Cette intervention de l’amiral Mullen a de lointains échos rumsfeldiens, du Donald Rumsfeld du discours glorieux mais bien peu connu du 10 septembre 2001 ; mais cela, presque dix ans plus tard, alors que la situation s’est incomparablement dégradée, et, d’ailleurs, sans désigner le cœur du problème, au contraire de ce que fit Rumsfeld. Ce n’est pas un discours sur la substance du mal, mais un discours sur les effets de la substance du mal. Son importance n’en est pas moindre du point de vue événementiel et conjoncturel, bien au contraire. Ce discours, dans le cadre de la “tournée” à caractère social de l’amiral Mullen, nous fait mesurer l’urgence où se trouve actuellement le système de l’américanisme, et notamment sa composante militaire.

Les deux points signalés plus haut sont tout aussi remarquables et se complètent fort bien en mettant en évidence combien les militaires sont effectivement touchés par la “menace” qu’ils dénoncent. En prenant les deux points à l’envers par rapport à notre présentation, on entend Mullen nous exposer que le vrai danger de sécurité nationale pour les USA est aujourd’hui la dette publique, c’est-à-dire, pour son compte, la capacité du gouvernement de financer le développement, sinon l’entretien de l’appareil militaire de l’américanisme ; en conséquence, il lance un appel à l’industrie pour qu’elle vienne en aide aux forces armées, notamment au niveau social et de l’emploi, pour aider les vétérans dont le Pentagone a la charge budgétaire au niveau des pensions… Le dernier point n’est pas indifférent par son caractère si inattendu dans le contexte de l’état d’esprit et de la “philosophie” du système de l’américanisme, puisque le président du JCS presse l’industrie d’armement de faire preuve de solidarité sociale. La “solidarité sociale” n’est pas la tasse de thé du système, – aussi Mullen ajoute-t-il une menace voilée, tout aussi inattendue, qui est d’affirmer que le Pentagone utilisera l’argument de ses commandes comme moyen de pression sur les compagnies d’armement, pour que ces compagnies viennent effectivement en aide aux vétérans.

Effectivement, il faut que la perception de la gravité de la situation soit grande pour qu’une telle intervention publique si peu conforme à l’esprit du capitalisme hyper-libéral ait lieu. C’est un pas supplémentaire dans la perception de l’aggravation de la situation, ce pas entre la réalité de l’état dramatique des choses qu’on connaît bien et la prise en compte publique et dramatique de ce fait par le chef du système militaire. Ce propos éclaire le reste d’une lumière troublante. La dette publique comme “première menace de sécurité nationale”, ce n’est plus, dans l’esprit de Mullen, le fait général et abstrait de la dette publique avec ses conséquences budgétaires éventuelles mais le fait extrêmement concret et pressant des effets de cette dette publique sur le statut budgétaire de l’appareil militaire. Selon cette logique, l’appel à l’industrie d’armement rend la démarche encore plus concrète et pressante. (Le budget “social” du Pentagone, notamment la charge des pensions des vétérans, constitue un poids non productif considérable du budget du Pentagone. L’idée des militaires serait de faire passer une partie de cette charge vers l’industrie d’armement.)

L’intervention de Mullen est donc remarquable dans ce sens qu’elle est purement “intérieure”. Mullen, et d’autres de la même maison, ont déjà mentionné la situation économique et budgétaire des USA comme un très grave danger de sécurité nationale. Mais cette appréciation portait sur l’appréciation de la puissance des USA dans le monde, cette puissance étant en déclin accélérée à cause de la situation économique et budgétaire. C’était là la vision “extérieure” générale du problème, qui concerne la situation politique des USA. Cette fois, on comprend qu’on passe au volet “intérieur” des conséquences de cette situation, qu’on parle vraiment de la boutique elle-même, des comptes et mécomptes du Pentagone. Mullen, comme Gates depuis plusieurs mois, enfourche l’argument de la probabilité de plus en plus forte de réductions budgétaires, pour tenter de réduire le déficit, qui affecteront le budget du Pentagone dans les années à venir. Le Pentagone étant en situation hyper-tendue malgré son budget pharaonique qu’on peut estimer à $1.200 milliards par an dans la réalité comptable, la moindre réduction risque d’enclencher un processus de déstabilisation, voire de déstructuration internes s’apparentant à la perspective d’une faillite, de ce qu’on a nommé le “coming crash” du Pentagone. Les militaires savent que le Congrès est également, du point de vue psychologique cette fois, dans cette même situation hyper-tendue ; un événement quelconque, éventuellement anodin, peut le faire basculer brutalement de l’état d’esprit hyper-militariste qui semble encore dominer, avec une manne incontrôlée ouverte pour le Pentagone, à un état d’esprit de réduction sauvage qui déstabiliserait effectivement le Pentagone. Gates, notamment, pense que le Congrès est entré dans sa période transitoire, extrêmement rapide et sans doute concrétisée avec les élections de novembre, entre ces deux phases, s’exprimant aussi bien chez les républicains que chez les démocrates.

Mullen parle vrai, dans ce cas. Il exprime une crainte proche de la panique qui commence à envahir les échelons les plus élevés de la direction militaire. La situation actuelle ressemble aux prémisses du “chacun pour soi”, où même l’argument sacré de la sécurité nationale et du statut sacro-saint des militaires ne tiendra plus. Par ailleurs, comme il le laisse entendre, une partie importante du Pentagone est totalement incapable de coopérer dans le sens des réductions de dépenses, bloquée dans ses automatisme bureaucratiques, et là il rejoint le Rumsfeld de 9/10, en moins conceptuel et moins puissant, mais d’une façon implicitement tout aussi précise, dans un véritable aveu d’impuissance (Mullen, avec notre souligné en gras : «We’re not a business. Part of us does this really well. Parts of us have never had to, plus our budget has doubled over the last 10 years…»). De ce point de vue, l’appel du président du JSC à l’industrie d’armement représente un appel pressant à l’aide, pour que cette industrie coopère à la tentative de réduction des dépenses du Pentagone en réduisant sa charge sociale par la prise en charge professionnelle des vétérans (le Pentagone ne devant plus alors payer leurs pensions). De notre point de vue, et connaissant les us et coutumes du système, en plus de l’état catastrophique où il se trouve et le repli de chacun sur des positions extrémistes de défense de ses intérêts personnels, il n’y a aucune chance qu’il soit entendu.

Celui qu’on a entendu à Detroit, capitale de l’industrie automobile dévastée et exemple même de l’effondrement de la puissance du système, c’est un homme prisonnier d’un système devenu fou, demandant l’aide d’autres parties de ce même système devenu fou, ces “autres parties” elles-mêmes ancrées dans leurs intérêts immédiats, au nom d’une situation où il avoue explicitement n’avoir aucun contrôle sur l’énorme système dont il est théoriquement l’un des chefs. On savait que le Pentagone est un système anthropotechnologique autonome, qui dirige son propre destin plus qu’il n’est dirigé par ceux qui ont mission de le faire. L’amiral vient de nous confirmer la chose, pour nous avertir implicitement qu’il n’a plus guère de capacités d’empêcher ce système d’évoluer vers une crise massive d’effondrement, – s’il en eut jamais, d’ailleurs.


Mis en ligne le 30 août 2010 à 05H10