Le président électronique, ou le coup d’Etat aux USA selon TGA

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La phrase dit à peu près : “La politique américaine est dans un état si désespéré que je commence à avoir de l’espoir”. Nous pourrions l’avoir écrite nous-mêmes, si l’on se réfère à nos considérations courantes. Ce sera donc une surprise d’apprendre qu’il s’agit de la première phrase d’un article de Timothy Garton-Ash (TGA), lequel n’est pas nécessairement notre tasse de thé. (Nous parlons de l’orientation générale de ses commentaires, – nothing personal, TGA.) Eh bien, TGA montre, par rapport au système washingtonien, le plus complet pessimisme, allant jusqu’à s’enorgueillir implicitement d’avoir été, dans son milieu ripoliné, parmi ceux qui, il y a deux ans, parlait déjà de “crise” du pouvoir US… Et ainsi, dans cette diatribe feutré, va-t-il, ô sacrilège, jusqu’à expédier Obama lui-même (phrase souligné en gras par nous).

«A couple of years back, it was still vaguely original to describe America's political system as dysfunctional. Now the word is on every commentator's lips. More than that: it's official. In his address to the nation at the height of the crisis, urging patriotic compromise, Barack Obama said “the American people may have voted for divided government but they didn't vote for a dysfunctional government”. Announcing the final deal, just 27 hours before default day, he talked of “the crisis that Washington imposed on the rest of America’. But he's one of those elected officials in Washington too.»

Cette citation est donc extraite d’un texte que TGA publie, le 3 août 2011 dans le Guardian. Garton-Ash nous explique, sans originalité excessive, le désordre qu’on oserait qualifier d’apocalyptique caractérisant la situation américaniste, et formidablement mis en lumière par la crise de la dette. Puis il s’interrompt, un léger sourire entre deux paragraphes et la plume en forme de clin d’œil…

TGA a une idée, et il va nous l’exposer. Il cite le cas de la Californie, qui a entrepris une paraît-il formidable réforme de son système politique, avec mise au piquet des magouilles politiques et de l’intrusion corruptrice systématique du business. Il y aura référendum sur la chose à l’occasion des élections de novembre 2012. Ainsi Garton-Ash nous amène, clopin-clopant mais élégamment, à son idée ; constatant que le système américaniste est bloqué dans son bipartisme absolument corrupteur, trouver une voie de dégagement pour aboutir, par un procédé tout à fait novateur, à une troisième candidature basée sur un immense référendum électronique (il nomme cela “an online convention”), – pour nous désigner l’homme providentiel, ou le “ticket” providentiel qui sauvera l’American Dream en novembre 2012.

«Now there's an exciting attempt to do something similar on a national scale: to change not just the personalities or the policies but the functioning of the system itself. It is called Americans Elect . One of its prime movers, the investor and philanthropist-activist Peter Ackerman, explained the plan to me.

»The ambition is breathtaking. Americans Elect intends to use the power of the internet to give effective voice to that majority who declare themselves deeply frustrated with the Washington duopoly politics of polarisation and gridlock. Through online debate, nomination and voting, it aims to have identified, by 21 June next year, a credible centrist candidate for president, with a running mate who must be from another party (or an independent). Instead of the polarising dynamic of American politics, the hope is to produce an irresistible magnet in the middle. Democrats and Republicans will then have to come back to the centre ground, where consensual, pragmatic answers can be found.

»It is hoped that the winning pair could reflect the online voting of perhaps as many as 30 million Americans. What is more, these candidates should be on the ballot in all 50 states. Americans Elect has set out systematically, and at considerable expense, to overcome the diverse hurdles to ballot access in each state. Already more than 1.7 million people are signed up. Everything depends on what happens next. Will enough of those millions of disaffected Americans, who say the politicians in Washington are behaving like spoiled children, take the trouble to register, participate and vote? Will this online project go viral? If yes, will credible candidates actually accept the nominations next summer? Imagine, just imagine, a Michael Bloomberg-David Petraeus all-American, non-partisan ticket, with tens of millions of votes from an online convention.»

D’accord, la proposition est originale, mais nous dirions bien plus encore : la manœuvre est habile (les deux ne s’excluant ni l’une ni l’autre). D’abord, il y a ce constat intéressant qu’un homme du calibre de TGA, guerrier mondain absolument aligné sur le Système, lance une idée qui envoie BHO ad patres, et autant du système sacré de l’américanisme. Cela vous en dit long sur l’état présent, aux yeux même de leurs pairs, de BHO et du système ; au-delà, une idée de l’état d’exacerbation quasiment révolutionnaire et bouillonnant où se trouve la basse-cour du Système, des penseurs, chroniqueurs, commentateurs, etc. Voilà une précieuse confirmation de l’extraordinaire volatilité explosive des temps.

Cela écrit, la proposition de Garton-Ash mérite d’être éclairée à la lumière de plusieurs points.

• L’idée d’un “troisième homme” hors des partis mais représentatif sans aucun doute de l’establishment a déjà été évoquée par un pilier de ce même establishment, il y a un peu moins d’un an. Il s’agit du pétulant Thomas Friedman, du New York Times (voir le 10 octobre 2010). Ce constat signifie que le projet, avec ce revenez-y extrêmement détaillé de Garton-Ash, présente un caractère certain de sérieux, et même de très grand sérieux. De tels personnages ne s’aventurent pas dans de telles hypothèses sans avoir verrouillé leurs arrières par des consultations appropriées, sinon avoir reçu quelques sages conseils d’écrire dans ce sens.

• Nous irions même jusqu’à dire, dans le cas de TGA, que le projet est plus que sérieux, qu’il a presque une structure opérationnelle prête à être activée. Garton-Ash ne lâche pas dans la nature l’idée d’un “ticket” Bloomberg-Petraeus sans avoir l’accord au moins indirect, au moins tacite, etc., des deux intéressés. Et ceux-ci n’ont pas donné cet accord indirect ou tacite sans avoir eux-mêmes des assurances de soutien et quelque chose qui ressemble à un feu vert d’une fraction significative de l’establishment… Par conséquent, on est rassuré sur la teneur de la proposition de TGA : c’est de l’establishment pur sucre, entre un milliardaire qui est à la mairie de New York, qui a déjà envisagé sa candidature en 2008 comme “indépendant” (même formule que celle que présente TGA) ; et un Petraeus, qu’il n’est nul besoin de présenter, qui se trouve à la CIA après avoir commandé en Afghanistan et en Irak, qui est le général le plus “relations publiques” du Pentagone, qui construit ses victoires irrésistibles selon des narratives impeccables que toute la presse-Système gobe sans déglutir.

• On peut également envisager que cette opération est lancée également pour tenter de prévenir une évolution qui conduirait, par exemple, à une candidature Ron Paul, éventuellement en “indépendant”, ou toute autre candidature “exotique” de la sorte (c’est-à-dire à coloration populiste, idée qui terrorise bon nombre de membres de l'establishment, encore plus depuis la prestation Tea Party). A l’inverse et dans le même ordre idée, l’initiative pourrait susciter des réactions populistes, ou de candidats “indépendants”, etc. De ce point de vue, les avantages sont équilibrées par les inconvénients, ce qui correspond bien à la situation qui caractérise aujourd’hui la vie politique US.

• D’un point de vue plus formel, l’initiative, qui repose semble-t-il sur un gros investissement d’un groupe d’intérêt (American Elect), constitue une transgression considérable des mœurs de l’establishment et des coutumes de la vie politique US tel que ce même establishment l’a établie. En un sens, il s’agit d’un véritable “coup d’Etat”, quoique plutôt du genre soft, par un groupe de l’establishment contre les processus politiques du même establishment. Le risque n’est pas indifférent. Là aussi, il peut donner des idées à d’autres.

La somme de toutes ces remarques conduit à renforcer encore plus notre remarque introductive, concernant l’état de délabrement et de panique où se trouve l’establishment US. C’est une indication très sérieuse sur l’instabilité grandissante de la vie politique US et de l’équilibre du Système. Cette remarque concerne bien entendu tout le monde, et pas seulement l’initiative de Garton-Ash. Il faut par conséquent s’attendre à bien des remous et à des surprises d’ici les élections de novembre 2012.

…Et puis, si Garton-Ash échoue, il peut toujours se tourner vers la Californie, convaincre cet Etat de l’Union de faire sécession, pour disposer enfin d’un système politique idéal.


Mis en ligne le 4 août 2011 à 12H48