Le JSF et la Libye de la Turquie

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Le JSF et la Libye de la Turquie

31 mars 2011 — En pleine crise libyenne, le 22 mars, la Turquie a annoncé le plus officiellement du monde qu’elle suspendait “indéfiniment” son intention de commander cent avions de combat F-35 (JSF). Le 22 mars, nous étions largement entrés dans la période d’affrontement de la Turquie et du projet américaniste-occidentaliste d’intervention en Libye, notamment par le biais de l’OTAN. (Cela, quelles que soient les formes prises par cet affrontement, – nous parlons expressément de l’esprit de la chose.)

L’annonce de la décision turque concernant le JSF n’est pas un bruit, une rumeur, etc., mais une annonce officielle faite par le ministre de la défense turc et par l’ambassadeur de Turquie à Washington. Cette précision n’est pas indifférente tant, dans cette affaire du JSF, tous les modes des canaux de communication sont utilisées, le canal le plus officiel étant en général réservé à la langue de bois d’ébène officielle qui se contente d’égrener des paroles non moins officielles, en général de protestations d’amitié (avec les USA). Une très courte nouvelle de l’Atlantic Council, présentée dans la rubrique NATO Source, précise, le 24 mars 2011 : «Defense Minister Vecdi Gönül said on Tuesday, following a meeting of the Defense Industry Implementation Committee (SSIK), that the negotiations over the F-35 procurement tender had not yielded “satisfactory results.” He said, “We will evaluate the order in the next meeting, in light of the progress made in the talks by then.”»

La même dépêche donne la raison de la décision turque, selon une formule reprise par diverses autres sources d’information, qui reprend le verbatim officiel turc (nous signalons en gras un mot qui nous importe très précisément) : «Turkey has announced that it is putting the planned purchase of 100 F-35 fighter jets from the US on hold because the Pentagon refuses to share the source code used in the software designed for the aircraft as well as the codes that might be used externally to activate the planes.»

Le reproche général que fait la Turquie n’est certes pas nouveau. Le Royaume-Uni et Israël ont dit avant elle, ou fait dire, de sources à peine moins officielles, qu’ils étaient très préoccupés de ne pouvoir disposer des codes source du JSF. Cette disposition conduit en effet les pays qui en sont les victimes à ne disposer d’aucune autonomie d’entretien et de modification éventuelle de leurs propres JSF. Mais seule la Turquie donne cette précision que l’absence de la disposition des codes source implique la possibilité d’une intervention extérieure sur le contrôle opérationnel de l’avion ; laquelle ? Celle des USA, bien sûr, qui sont le seul pays à disposer des codes source dans ce cas. Le reproche devient alors complètement différent, il devient fondamental ; il ne s’agit pas tant du fait que la Turquie ne dispose pas des codes source de ses avions mais du fait qu’un autre pays (dito, les USA) dispose de ces codes source.

Lorsqu’on lit un autre compte-rendu de cette affaire, noyé dans une analyse générale des réticences grandissantes des pays engagés dans le programme JSF à commander l’avion, dans la lettre d’information canadienne Embassy Magazine du 30 mars 2011, la précision devient encore plus intéressante, encore plus significative.

L’article commence par l’exposé des craintes générales dans ces pays étrangers, à propos du prix du JSF. Assez curieusement, le texte enchaîne sur le cas de la Turquie, sans doute parce qu’il s’agit de la nouvelle la plus récente, mais alors que la raison donnée pour la réticence très sérieuse de la Turquie ne concerne nullement le prix (même si le prix inquiète les Turcs, certes). On en revient évidemment aux codes source et, à nouveau, nous mettons un mot en évidence pour son particulier intérêt pour notre propos.

«…But the flipside to this equation is that every time a partner country reduces or delays its promise to buy the F-35 from US-based contractor Lockheed Martin, the cost of the planes is projected upwards.

»That introduces uncertainty into the international program, and governments get nervous.

»This happened on Mar. 22, when Turkey put its order for 100 F-35s indefinitely on hold. The country was reportedly concerned that the US was not sharing its source code for the plane, and that these code secrets could be turned against Turkey if they attacked a US ally. The Turkish government found that the conditions were not right to move ahead, and postponed the decision until the next meeting in December, said Turkey's ambassador to Ottawa, Rafet Akgänay.»

Le puzzle est facile à reconstituer… D’un côté, externally, c’est-à-dire l’accusation implicite que les USA peuvent manipuler et programmer les JSF turcs à leur convenance, de l’extérieur, puisqu’ils sont les seuls à disposer des codes source ; de l’autre côté, les codes sources manipulés et programmés against la Turquie, c’est-à-dire en neutralisant les JSF turcs si la Turquie affronte un allié des USA… Toutes les pièces du dossier sont disponibles, et le dossier est extrêmement sérieux. Qu’il soit constitué au moment de la crise libyenne, dans sa séquence OTAN et “inter-alliée”, notamment avec le rôle contestataire que tient la Turquie, c’est peut-être une coïncidence mais alors le Ciel fait bien les choses, – et ce n’est peut-être pas une coïncidence, – et alors, “aide-toi, le Ciel t’aidera”…

Quoi qu’il en soit, nous entrons, avec ces nuances diverses, dans le vif du sujet pour ce qui est du JSF, de sa dimension stratégique et idéologique. Certes, le problème évoqué ici est depuis longtemps dans certains esprits avisés ; mais qu’il sorte ainsi, quasi officiellement, presque d’une source officielle turque, – voilà sans aucun doute un événement d’importance, – et bien plus politique, et fondamentalement politique, que militaire ou technologique.

Evacuons l’aspect technique. Cette main mise du fournisseur de systèmes avancés sur celui qui l’utilise par l’intermédiaire de la maîtrise des technologies est une histoire connue. La version classique se trouve dans le cas de la livraison de tels matériels à des pays peu avancés mais disposant de gros moyens financiers, et dont les gouvernements sont suspectés d’éventuels comportements “incontrôlables” ; ces matériels peuvent être sujets à des voies d’accès clandestines de type électronique donnant au fournisseur, ou plutôt au gouvernement du fournisseur, un moyen d’interférer sur leur fonctionnement. (La rumeur offre comme exemple parmi tant d’autres le cas des avions français dont sont, ou étaient équipés les forces aériennes libyennes.)

Le cas turc est sensiblement différent. Ce pays a un niveau technologique suffisant pour disposer d’une approche intrusive de cette sorte de pratique, et éventuellement les neutraliser. Mais c’est aussi le cas du JSF qui est très différent, comme on le sait, dans la mesure où les USA refusent d’une façon systématique tout contrôle des technologies avancées par le biais d’un refus d’accès aux codes source de l’avion, alors que tous les pays coopérants sont, comme la Turquie, d’un haut niveau technologique. Si cette mesure n’est donc pas spécifique à la Turquie, elle acquiert dans le cas turc une dimension absolument spécifique, effectivement et fondamentalement politique, et cela exposé d’une façon explicite par les Turcs. Le refus d’accès aux codes source est dénoncé par la Turquie, non seulement comme une atteinte à la souveraineté nationale, mais comme une menace d’interférence grave dans la politique nationale de la Turquie. Avant la Turquie, les Britanniques notamment avaient soulevé le principe de la souveraineté (qu’ils nomment “souveraineté opérationnelle”) mais ils n’avaient évidemment jamais évoqué la question d’une interférence politique US sur les missions de leurs JSF ; il est à la fois inconvenant et absurde, pour les Britanniques et pour le catéchisme quasiment pavlovien de leur alignement inconditionnel sur les USA, d’évoquer une situation où ils auraient à effectuer des missions de guerre qui seraient contraires aux intérêts stratégiques et militaires des USA.

…Bref, – les Turcs, eux, pensent désormais différemment des Britanniques.

Obsolescence du Système de l’“idéal de la puissance”

La position turque sur le cas en apparence technique du JSF, dite dans les termes qu’on a vus, signifie que la Turquie n’exclut pas d’avoir à “effectuer des missions de guerre qui seraient contraires aux intérêts stratégiques et militaires des USA”, – dito, contre des alliés des USA, – voire plus, ou pire ? Coïncidence ou pas, il n’est nullement indifférent que cette implication politique publique soit évoquée au moment de la crise libyenne.

D’une part, l’on comprend bien que l’on doit observer cette circonstance à la lumière de l’évolution politique de la Turquie, marquée d’une façon très précise depuis janvier 2009 et les condamnations explicites du Premier ministre Erdogan de la politique israélienne (à cette époque, durant l’offensive israélienne contre Gaza). Cette évolution n’est pas passive et non explicite, elle constitue au contraire une orientation extrêmement substantivée de la politique turque. On en connaît les caractères, avec l’affirmation turque d’une puissance régionale, l’opposition désormais affichée de ce pays à la politique israélienne et à la politique américaniste-occidentaliste dans certaines crises brûlantes et importantes (l’Iran, particulièrement). Cette politique turque ne cesse de se renforcer et, de conjoncturelle, de devenir structurelle, avec la Turquie se posant comme l’adversaire d’une politique américaniste-occidentaliste générale dans certaines régions essentielles, et notamment vis-à-vis du Moyen-Orient et des pays musulmans. La perspective d’un axe entre la Turquie et une Egypte “rénovée” dans le même sens illustre d’une façon convaincante cette évolution turque.

Le cas du JSF tel qu’il est exposé ici donne une nouvelle dimension, plus directement militaire et confrontationnelle, à cette situation. C’est à ce point que le contexte de la crise libyenne devient essentiel. La crise libyenne illustre clairement l’hypothèse d’une intervention américaniste-occidentaliste contre un pays musulman, dans le contexte plus large et, évidemment, complètement différent des interventions contre l’Irak et l’Afghanistan, du mouvement de déstructuration qui secoue le monde musulman depuis décembre 2010. Sans s’attarder à déterminer les positions respectives des uns et des autres, c’est le principe général d’une intervention américaniste-occidentaliste dans le monde musulman qui est ici considéré ; et nous tenons pour très probable, sinon avérée, l’hypothèse que l’attitude d’opposition de la Turquie contre les maximalistes anti-Kadhafi de la coalition qui intervient en Libye est pour une très grande part motivée par l’application de ce principe. La crise libyenne devient ainsi, pour la Turquie, mais aussi pour tous les pays musulmans, la clef d’un grand enjeu concernant le cas de l’interventionnisme américaniste-occidentaliste dans le monde musulman. Elle implique que des prolongements militaires de confrontation stratégique ne sont plus à exclure entre la Turquie, voire entre n’importe quel pays musulman, et tout pays ou groupe de pays appliquant ce principe de l’interventionnisme américaniste-occidentaliste. Le cas du JSF, tel qu’il est exposé du côté turc, substantive d’une façon dramatique, en évoquant l’aspect opérationnel, le fait même de l’affrontement militaire considéré dans ce nouveau cadre ; il substantive d’une façon dramatique la possibilité de l’affrontement militaire entre des pays formellement, techniquement et stratégiquement alliés depuis des décennies (la Turquie est entrée dans l’OTAN en décembre 1952). Dans ce cadre général, il va falloir suivre avec attention et intérêt l’évolution des ventes de systèmes d’armes du bloc BAO, essentiellement des USA, aux pays arabo-musulmans. Le bouillonnement actuel pourrait pousser d’autres pays à considérer la logique implicite de l’attitude turque, vis-à-vis des armements US, vis-à-vis des restrictions traditionnelles attachées à la vente et à la livraison des armements US…

Encore poursuivra-t-on en observant que l’attitude turque va plus loin encore. Elle signifie à qui de droit l’obsolescence obscène de ce “principe”, cette chose érigée en “principe”, de l’interventionnisme américaniste-occidentaliste ; l’affirmation de cette obsolescence est désormais possible en raison, notamment, de l’effondrement de la puissance américaniste, de l’échec catastrophique des précédentes interventions du genre, de la caducité politique et morale des prétentions du même bloc BAO à agir au nom de “principes”, qu'on pourrait juger également catastrophiques, imposés à tous par cette même civilisation américaniste-occidentaliste à l’agonie. Elle confirme une évolution générale qui rend obsolètes les alliances et les alignements hérités des deux siècles de domination du Système, depuis la naissance de ce que nous avons décrit comme la “deuxième civilisation occidentale” ou la “contre-civilisation occidentale” (tournant du XVIIIème au XIXème siècles, déchaînement de la matière avec le développement du système du technologisme, – voir ces différents aspects de cette thèse générale dans notre rubrique La grâce de l’Histoire).

Plutôt qu’évoquer des bouleversements géopolitiques à l’heure où la géopolitique perd, à notre sens, toute signification fondamentale et toute influence majeure, nous voulons situer cette évolution turque dans le contexte décrit où l’artefact du technologisme qu’est le JSF joue parfaitement son rôle métahistorique, comme un autre signe, et un signe puissant, de l’époque de la phase terminale de la crise centrale du Système où nous nous trouvons. Il s’agit d’éviter une nième resucée, en une vieillerie ragaillardie par des changements de rôles, de l’“affrontement des civilisations”. L’évolution turque signale, au-delà de l’obsolescence de ce “principe” de l’interventionnisme américaniste-occidentaliste, l’obsolescence eschatologique, par l’eschatologisation de la situation, de cette “civilisation” américaniste-occidentaliste totalement pervertie et supplantée par le Système de l’“idéal de la puissance”. En un sens, le “message” involontairement porté par les Turcs s’adresse également à tous les membres de cette “civilisation”, bien au-delà de leurs alignements et de leurs proximités sentimentales, pour leur signifier de façon très urgente l’obsolescence de la chose.