La perception du monde aux enchères

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La perception du monde aux enchères

12 juin 2009 — Le 9 juin 2009, le célèbre commentateur néo-conservateur Charles Krauthammer a reçu le Eric Breindel Award for Excellence in Opinion Journalism pour 2009. Ce prix a été créé en l’honneur de Eric Breindel, ancien directeur et rédacteur en chef du New York Post, quotidien néo-conservateur par excellence. Le prix est financé par Rupert Murdoch, la principale puissance financière derrière les “neocons”, avec dans sa besace un nombre impressionnant de journaux, revues, hebdomadaire, etc., allant tous dans le même sens politique. (Quelques titres: le Sun et le Times à Londres, le Weekly Stantard et la chaîne Fox.News à Washington, le Wall Street Journal à New York.)

Krauthammer est un des plus fameux parmi les commentateurs “neocons”, avec un parcours exemplaire de néo-conservateur. Nous allons donner quelques extraits de son discours d’acceptation du Prix, sur lequel nous appuierons notre propos. Un des passages de ce discours résume bien ce que l’évolution de Krauthammer a d’exemplaire en mettant en évidence combien le néoconservatisme est un mouvement au départ d’essence trotskiste, – la “voie royale” vers le néoconservatisme, comme lui-même le dit justement:

«Now, there is something in my past I think I should clear up right now: I was once a speechwriter for Walter Mondale. How do I explain that? Easy. Being born one generation too late, working for Mondale was the closest I could get to being a Trotskyite – which, as you all know, is the royal road to neoconservatism.» (Krauthammer, fut psychiatre jusqu’en 1978, puis embrassa la carrière politique, – nettement à gauche ; d’abord dans l’administration Carter, puis avec Mondale durant la campagne électorale de ce dernier, en 1980, comme vice-président aux côtés de Jimmy Carter.)

Le discours de Krauthammer a été une ode à Fox.News, la chaîne TV de Murdoch, et, en passant, au “génie” de Rupert Murdoch. Tout le monde est ainsi satisfait, et Krauthammer est confirmé dans sa position excellente dans le groupe Murdoch à Fox.News, tandis qu’il reste un chroniqueur enviable et écouté du Washington Post. L’influence de ce journaliste, qui a déjà été honoré d’un Prix Pulitzer, reste très forte. L’extrémiste Krauthammer est tout sauf un marginal du système.

Maintenant, citons le passage le plus intéressant, où Krauthammer décrit ce qu’il juge être l’importance essentielle de Fox.News. Son jugement laisse voir combien son passé de psychiatre est précieux pour la formation de ce jugement.

«<[…T]here should be a special award for Fox News. Fox has done a great service to the American polity – single-handedly breaking up the intellectual and ideological monopoly that for decades exerted hegemony (to use a favorite lefty cliché) over the broadcast media.

»I said some years ago that the genius of Rupert Murdoch and Roger Ailes was to have discovered a niche market in American broadcasting – half the American people. The reason Fox News has thrived and grown is because it offers a vibrant and honest alternative to those who could not abide yet another day of the news delivered to them beneath layer after layer of often undisguised liberalism.

»What Fox did is not just create a venue for alternative opinion. It created an alternate reality.

»A few years ago, I was on a radio show with a well-known political reporter who lamented the loss of a pristine past in which the whole country could agree on what the facts were, even if they disagreed on how to interpret and act upon them. All that was gone now. The country had become so fractured we couldn't even agree on what reality was. What she meant was that the day in which the front page of The New York Times was given scriptural authority everywhere was gone, shattered by the rise of Fox News.

»What left me slack-jawed was the fact that she, like the cohort of mainstream journalists she represented so perfectly, was so ideologically blinkered that she could not fathom the plain fact that the liberal media were presenting the news and the world through a particular lens. The idea that it was particular, and that there might be competing ones, perhaps even superior ones, was beyond her ken.

»That's why Fox News is so resented. It altered the intellectual and ideological landscape of America. It gave not only voice but also legitimacy to a worldview that had been utterly excluded from the mainstream media.

»I'm proud to be part of this televised apostasy…»

Cette intervention est remarquable à plus d’un égard et mérite une analyse. Il y a d’abord, – et essentiellement, d’ailleurs, – la personnalité de Charles Krauthammer. Il faut tenter de se débarrasser d’un esprit “engagé”, sinon “partisan”, éventuellement au meilleur titre du monde, à l’encontre de Krauthammer. Ce chroniqueur a sans cesse soutenu la cause néo-conservatrice, souvent avec virulence, il a soutenu la guerre en Irak, l’Amérique dominatrice du monde, la guerre contre la terreur et tout le tremblement. Pour autant, l’homme n’est ni un imbécile, ni un primaire avec la pensée réduite au slogan assoiffé de sang. Il a montré qu’il avait une vision des choses qui ne manquait pas de subtilité. Son analyse de la position française durant la fameuse période d’opposition de la France à la guerre en Irak ne manquait pas de subtilité. L’on irait jusqu’à dire que si certains dirigeants français y avaient prêté attention, s’ils avaient exploité cette opposition après les revers US selon la ligne que croyait deviner Krauthammer au lieu de faire amende honorable en demandant qu’on pardonne cet écart à la France, notamment en “regagnant la famille atlantiste” (réintégration de l’OTAN), ce pays aurait aujourd’hui une position évidemment bien meilleure qu’elle n’a, notamment en Europe.

Cet aparté sur un aspect particulier de l’histoire des relations franco-américanistes et sur l’analyse politique de Krauthammer nous confirme dans notre jugement et nous exhorte dans tous les cas à ne pas discréditer le discours de Krauthammer sur l’information, — car c’est là que nous voulons en venir. Ce chroniqueur n’a pas l’étroitesse d’esprit qui l’empêcherait de voir ailleurs que dans son propre camp des vertus dans l’action politique; il n’est pas dépourvu de la lucidité qui lui permet de voir, souvent bien mieux que ses adversaires, les opportunités dont ceux-ci disposent et que, dans l’exemple cité, ils n’exploitèrent pas. De même et dans cette logique, nous nous permettrons de poursuivre en observant que l’homme n’est ni un menteur systématique ou un dissimulateur, – ce qu’il montre en rappelant sans ambages son passé de trotskyste, – ni un corrompu général dont la pensée est réduite à cette seule dimension de sa carrière. Krauthammer a en général assez de prestige pour trouver un soutien financier dans d’autres eaux, si la seule corruption le tenait chez les néo-conservateurs.

C’est-à-dire que l’on peut conclure que Krauthammer est un homme qui croit à son engagement, qui raisonne en fonction de cet engagement mais sans écarter les capacités des autres à cet égard; vision générale de choix mais vision générale tout de même. C'est donc une référence acceptable, sinon honorable… Et voilà que la référence nous déclare:

Fox.News a créé “une réalité alternative” («an alternate reality»), – et cela, juge-t-il, est une excellente chose… «The reason Fox News has thrived and grown is because it offers a vibrant and honest alternative to those who could not abide yet another day of the news delivered to them beneath layer after layer of often undisguised liberalism.»

Fox.News a réalisé un véritable coup d’Etat. Il a débarrassé les “journaux de référence” de leur monopole de l’information. Fox.News a libéré l’information! affirme Krathammer. Il cite l’exemple de cette journaliste “libérale” se lamentant de ce que le NYT n’ait plus ce monopole… «…What she meant was that the day in which the front page of The New York Times was given scriptural authority everywhere was gone, shattered by the rise of Fox News. […] …she, like the cohort of mainstream journalists she represented so perfectly, was so ideologically blinkered that she could not fathom the plain fact that the liberal media were presenting the news and the world through a particular lens.»

La perception du monde est une guerre

Il faut lire attentivement ce que dit Krauthammer. D’un côté, il acclame Fox.News parce que cette chaîne TV a créé une “réalité alternative”, – que nous jugeons, nous, – parti pris pour parti pris, – absolument détestable, qui est celle de GW Bush, de l’Irak broyé par des mensonges et des armes sans pitié, de l’américanisme triomphant apportant partout la déstructuration culturelle. Cette position de Krauthammer est, de notre point de vue, détestable, “objectivement” déstructurante selon la conception que nous avons du caractère nihiliste et entropique de la déstructuration.

D’un autre côté, il dit que Fox.News a tué le monopole de la “vérité” que détenait le New York Times. Cela est pure vérité. Krauthammer a effectivement raison, au point que le NYT s’est contraint, volens nolens et en en ayant pleinement conscience ou pas du tout, à se “foxiser”, à se rapprocher de la “réalité alternative” de Fox.News pour pouvoir figurer toujours dans la “vérité” conformiste et virtualiste de l’américanisme. (Cela, Krauthammer s’abstient de le dire, il ne faut pas trop lui demander.)

Quelle est alors notre position? Nous renvoyons Fox.News et le NYT dos à dos, pour ce qui est de la qualité de la perception réaliste du monde; un univers virtualiste nouveau-venu (Fox.News) en a remplacé un autre (celui du NYT), et Krauthammer a la lucidité de l’avoir perçu, – mais pas jusqu’au bout, puisque n’allant pas jusqu’à reconnaître que le NYT a rallié son camp. Finalement, le fait est que leur référence commune est la perception virtualiste du monde de l’américanisme. L’américanisme est simplement passé du NYT à Fox.News, et le NYT a suivi.

(A ce point du temps où nous sommes, du reste, l’on sait que la fortune hésite, ce à quoi ne s’attarde pas Krauthammer, – et on le comprend. Aujourd’hui, la domination absolue de la “réalité alternative” de Fox.News, épousée par le NYT durant les années Bush, est mise en cause par la puissance des événements. Que va-t-il se passer? Nous ne croyons guère au retour de la “réalité virtualiste” du NYT pré-Fox.News, car tout cela est en charpie, mais plutôt, plus simplement, à une crise profonde de la vision virtualiste du monde de l’américanisme… Car, au fond, ce que nous disent ces péripéties, c’est que l’américanisme, après s’être saisi de l’information par la puissance des communications, n’a plus fait que nous imposer des réalités virtualistes à son avantage. Aujourd'hui, l'américanisme en déclin a un problème; a-t-il encore assez de force pour s'inventer et imposer une nouvelle vision virtualiste du monde? Nous ne le croyons pas et nous sommes ainsi au coeur de la crise de l'américanisme.)

Quel enseignement pouvons-nous sortir de tout cela? Non seulement que l’information est une guerre, ce que l’on savait depuis l’homme de Cro-Magon; mais, plus encore, bien plus encore et bien plus haut, à un niveau supérieur de la conscience et du jugement qu’on peut porter sur la situation du monde, il y a l’enseignement que la perception du monde elle-même est une guerre. Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’un vice de l’esprit, d’un travers conscient du jugement, d'un artifice de propagande, mais bien d’une différence de perception comme nous disons. (Le vice de l’esprit, le travers du jugement et l'artifice de propagande se manifestent plus ou moins, selon les individus et les groupes, dans la façon qu’on présente sa propre vision du monde, qu’on la favorise et qu’on en loue les soi disant vertus.)

Ce constat met en question évidemment le concept même d’information; puisqu’il y a différence de perception du monde “sans intention de nuire” (“sans intention de tromper”), le concept de situation objective du monde est complètement désintégrée. Il n’y a plus de facto de situation “objective” du monde. La perception du monde devient effectivement une lutte où comptent, autant que l’information, la puissance de diffusion de l’information d’une part, avec ses capacités d’influence, mais aussi des facteurs autres que la raison dans l’appréciation de ces informations, notamment l’intuition, qui disposent eux aussi de capacité d’influence. Certainement, le phénomène de la puissance des moyens de communication qui a décuplé dans tous les sens, y compris les domaines alternatifs (Internet), a joué un rôle capital dans ce phénomène de la réalisation que l’idée même de perception du monde est une lutte et ne peut plus prétendre à une quelconque “objectivité”, et non plus seulement le domaine de l’information.

Il s’agit, selon nous, paradoxalement, d’un progrès. Nous n’avons aucune raison de croire à la perception “objective” du monde telle qu’elle existait auparavant et bien des raisons de croire au contraire que “la perception ‘objective’ du monde telle qu’elle existait auparavant” n’était qu’une perception faussaire, imposée par “la puissance de diffusion de l’information […], avec ses capacités d’influence”. Si nous en jugeons ainsi, c’est que cette “perception objective”, comme le montre justement Krauthammer, – grâce lui en soit rendue à cet égard, – était celle du New York Times. A cet égard, nous jugeons le NYT, notamment à la lumière de ce qu’il est devenu qui nous en dit beaucoup sur la soi disant objectivité qu’il prétendit représenter, beaucoup moins scandaleux que Fox.News mais beaucoup plus dangereux. La même logique concerne le domaine plus général de l’information “officielle”, celle qui nous est donnée par les directions en place, les gouvernements, etc., dont l’autorité a été profondément amoindrie et parvertie par les événements de ces dernières années et la mise à jour constante de leur duplicité dans la façon dont ces directions présentèrent leurs décisions et leurs actes. Leur soi disant vertu d’“objectivité”, à l’image de celle de la “référence” NYT, a été absolument discréditée. (La guerre en Irak reste une référence à cet égard; préparée et lancée dans une illégitimité perçue et affichée à cause de ce discrédit de l’autorité, cette guerre ne s’est jamais remise de cette origine fautive, elle continue à être perçue comme illégitime et le restera jusqu’au bout; elle figurera dans l’Histoire comme telle.)

Le tout, en un mot, nous rend notre liberté. Cette passe d’armes de Krauthammer ne qualifie pas Fox.News comme référence mais disqualifie le NYT comme référence passée, remet en cause tout ce que le NYT nous a enseignés et nous enjoint de nous former nous-mêmes notre perception du monde. Nous en avons les moyens techniques (Internet) et nous en savons le moyen secret (l’intuition).