La “fatigue-Système” et notre psychologie

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La “fatigue-Système” et notre psychologie

25 juillet 2015 – Nous présentons dans ce texte une tentative d’identification, de description et de compréhension de ce que nous avons l’habitude de désigner en général comme “la fatigue de la psychologie”. Nous avons fait de ce concept l’un des phénomènes essentiels permettant le développement constant du Système dans le fait de la collaboration active de diverses catégories de sapiens (disons les sapiens-Système, qu’on regroupe en général sous les expressions d’“élites-Système” et de “directions politiques-Système”).

Il importe d’abord, en préliminaire de cette analyse, que nous rendions grâce à un lecteur qui, par un très court message, nous a permis de conceptualiser une appréciation générale qui habite et structure un aspect important de notre rangement intellectuel. Il s’agit de l’analogie “Matière-fatigue” suggérée par le lecteur “Eric B.”, le 14 juillet 2015 (“A propos de la matière”), en commentaire du texte sur “le massacre de juillet et le temps de la peur” du 13 juillet 2015 : « Pour un physicien, elle peut être baryonique, noire, exotique, etc... Pour un comptable, c'est du pognon, de l'oseille, du flouze, de la fraîche... Pour un sapiens, cela devrait être, d'abord et avant tout, quelque-chose de vivant... Comme la fatigue?...»

Nous avons déjà signalé cette intervention d’“Eric B.” dans notre texte du 21 juillet 2015. La conclusion de ce texte portait effectivement sur la “fatigue de la psychologie”, qui peut et doit aussi bien être perçue comme une “fatigue-Système” agissant sur la psychologie dans le sens qu’on devine. (Pour nous, par contre, que la “matière”, c'est-à-dire “fatigue”, que la matière soit “vivante” ou pas n'importe pas.) Cette conclusion peut servir d’introduction au texte que nous présentons ici. On retiendra ce passage, que l’on rappelle ici.

«Il s’agit de l’hypothèse de la “fatigue psychologique”, que nous évoquons souvent. Nous voulons dire par là que c’est la “fatigue psychologique” qu’engendre le climat général de la Grande Crise avec les diverses politiques insensées qui sont développées dans le cadre de la politique-Système, avec le désordre général des situations, la confusion évidente des références qui s’ensuit, la banalisation des extrêmes et des choses exceptionnelles (le plus souvent dans le plus mauvais sens), cette “fatigue psychologique” qui toucherait de plus en plus les esprits, les affectant de diverses façons, les privant de l'exercice complet de la logique, les poussant à des conclusions et à des jugements qui débordent du cadre habituel de leurs références. Il s’agit pour nous-mêmes, justement, d’une référence fondamentale pour expliquer le déroulement de la Grande Crise, et le comportement des sapiens, particulièrement des élites-Système et des directions politiques.

» Cette “fatigue psychologique”, qui pourrait être également vue comme une sorte de “fatigue-Système“ (elle s’exprime après tout également par l’extension foudroyante des dépressions, des troubles bipolaires, des névroses, des burn-out, etc., partout dans notre environnement social et professionnel), pourrait fournir l’explication de la démarche intellectuelle, totalement subvertie, d’un homme d’habitude d’opinion plus mesurée, sinon hostile au type de propos qu’il tient, arrivant à la conclusion, à partir d’un incident comme celui de Chattanooga, qu’il est nécessaire de créer une sorte d’ensemble dont le principe rejoint celui du système concentrationnaire en général dont on connaît les conditions et les normes d’application... Bien entendu, on comprendra aisément que cette “fatigue-Système” affectant la psychologie n’épargne guère non plus les esprits qui se jugent eux-mêmes antiSystème selon leur propre référence, qui poursuivent inlassablement le complot qui nous donnera l’explication finale ou l’hégémonie qui nous procurera la solution finale.»

Effectivement, l’analogie proposée de faire de la “fatigue” la “Matière” dont l’influence est fondamentalement déstructurante, dissolvante, etc., jusqu’à l’entropisation, et en cela véhicule évident de l’influence du Mal, nous permet d’apporter une simplification de nos conceptions sous la forme de cette analogie, qui est une forme dialectique effectivement simplifiée, qui trouve immédiatement sa place dans notre démarche fondamentale. La démarche nous permet de développer plus à notre aise, d’une façon plus expressive, notre conception générale. Bien entendu et comme on l’a vu dans l’extrait cité, cette “fatigue” n’a d’intérêt pour nous, et l’analogie de réalité pour nous, que si elle est “psychologique” au point que, pour nous, elle ne peut être que psychologique.

L’on sait avec quelle constance nous ne cessons d’exposer ce thème de la “fatigue psychologique” comme une des causes fondamentales, sinon la cause fondamentale de l’évolution et du comportement du sapiens-Système, particulièrement les élites-Système et les dirigeants-Système, et par conséquent cause fonctionnelle fondamentale de la politique catastrophique qui est développée, de la terreur-Système produite par le système de la communication sous leur impulsion, etc., bref de tout ce qui caractérise l’action humaine soumise au Système dans la crise présente. Cette “fatigue-Système” touchant la psychologie affecte chez le sujet la perception générale et d’autres fonctions plus rares mais bien plus importantes, comme l’intuition haute lorsqu’on admet qu’elle peut être de forme transcendante. Les dégâts sur l’équilibre de fonctionnement de l’intelligence, sur les capacités de raisonnement, de développement de la logique évaluant les effets de l’application d’une théorie, d’une idée, etc., sur la réalité, ces dégâts sont considérables. Il ne s’agit pas de sujets stupides ou de sujets sous influence, etc., mais de sujets qui développent, avec leurs moyens intellectuels et cognitifs, des idées appréhendés faussement pour diverses raisons dues à la “fatigue psychologiques”, et favorisent par conséquent leurs effets catastrophiques, tout cela en croyant faire au mieux de leurs capacités et sans réaliser une seconde leur part considérable de responsabilité dans ces développements. A cet égard, on doit avancer que leur bonne foi et leur honnêteté sont complètes, à cause de la “fatigue psychologique” ; cela ne signifie pas que certains d’entre eux ne se doutent pas de quelque chose, c’est-à-dire de cette façon dont ils agissent en se trompant eux-mêmes, parce que la “fatigue psychologique” n’est pas un facteur absolu et que leur asservissement au Système, de l’ordre de l’inconscient, n’est pas non plus un facteur absolu ; on doit ajouter que cette sorte de doute, dont on distingue parfois la manifestation, tend à augmenter, à mesure que les conditions catastrophiques de la crise augment.

On notera que nous prenons soin d’utiliser d’une part le mot “matière” sans majuscule lorsqu’il s’agit de l’hypothèse générale que le Mal se situe dans ce monde de la matière, sans aucune précision, ni même tentative d’identification, y compris en référence à telle ou telle doctrine de la chose, de ce que l’on doit entendre, dans ce cas, par ce mot. Par contre, lorsque nous utilisons “Matière” avec une majuscule, nous nous détachons complètement des débats habituels autour du concept, avec des branches diverses, – matérialisme, etc., – pour fixer l’idée que ce que nous nommons “Matière” contient bien, notamment, ce fait d’une attaque de la psychologie, et cela selon notre hypothèse qu’il s’agit dans le chef de cette “Matière” de la production de certaines forces évoluant dans le monde matérialiste, et cela encore sans la moindre mise en cause nécessaire de ce monde en tant que tel, hors de l’hypothèse de la réduction de ce monde à son état initial, ces forces sans la possibilité qu’elles soient seulement définie par les références venues de ce monde matérialiste où elles évoluent. La “Matière” est alors effectivement une figuration, certainement symbolique mais aussi selon une concrétude qu’il importe de déterminer, notamment de ce phénomène de “fatigue de la psychologie” auquel nous nous référons constamment. Cette différenciation de la notion extrêmement vague de “matière” doit apparaître évidente pour nous par l’éclairage d’un exemple a contrario, – un cas où la “matière”, par un processus donné, se transmue en quelque chose qui dépasse décisivement et infiniment ce qu’on a l’habitude de voir en elle : une cathédrale gothique, telle ou telle sculpture de Rodin, exemples directs de présence et d’utilisation de la “matière” [la pierre] au sens classique, sont des créations qui atteignent sans aucun doute au sacré, qui acquièrent une essence transcendantale, qui dépassent évidemment le monde matérialiste, – tout cela, sans pour autant le renier et l’abandonner puisque les cathédrales et les sculptures de Rodin existent bel et bien comme matière.

L’identification de la “fatigue psychologique” comme étant, non pas le produit de l’intervention de la matière sans autre précision, mais comme étant le concept lui-même, ou une partie du concept lui-même de ce que nous nommons “Matière” (avec majuscule), dont le rôle principal est celui de l’opérationnalisation du Mal, complète d’une façon heureuse ce qui est implicite et d’une très grande force dans notre rangement métahistorique. La Troisième Partie du Deuxième Tome de La Grâce de l’Histoire sur le XVIIIème siècle (“Les Lumières à l’aune du persiflage”), dont nous donnons un long extrait à la fin de cet article, exploite ce thème fondamental de la fatigue psychologique rencontrée par les élites, notamment françaises, tout au long du XVIIIème siècle, c’est-à-dire l’intrusion permanente de la “Matière” dans la psychologie, détournant cette psychologie de sa tâche fondamentale d’éclairage et d’information de l’esprit ; le résultat étant une extrême vulnérabilité de l’intelligence, la conduisant par les jugements faussaires et les décisions à mesure qu’elle détermine à ce que nous désignons comme l’étape fondamentale du “déchaînement de la Matière”. Ainsi fut installée dans son opérationnalité politique la phase d’inversion de la civilisation au tournant des XVIIIème et XIXème siècles, sous la forme de la “contre-civilisation”, conduisant jusqu’à l’explosion actuelle de la Grande Crise que nous connaissons. Tout ce qui a suivi de la part de ceux qui devinrent des sapiens-Système (le “déchaînement de la Matière” ayant accouché du Système) fut la production ou l’accompagnement et le renforcement des évènements opérationnalisant en leur donnant leur apparence de légitimité au sein de la société politique dirigeante, ces évènements comme effets constants et les conséquences se développant l’une l’autre depuis l’événement du “déchaînement de la Matière”.

Bien entendu, nous faisons l’hypothèse que nous avons déjà implicitement développée plus haut, que nous connaissons actuellement une réplique finale d’une puissance et d’une rapidité inouïes, marquant la contraction du temps et l’accélération de l’Histoire également décisives, du processus que nous avons décrit pour le XVIIIème siècle. Cela signifie une pression constante sous la forme d’une attaque sans le moindre répit, également d’une puissance inouïe, des psychologies de nos élites-Système et directions-Système. Le phénomène produit une fatigue vertigineuse de ces psychologies, paralysant cette fois complètement la pensée et la réduisant à une inversion d’elle-même et subvertissant absolument le jugement, cela également dans une mesure jamais atteinte dans le passé, ni même imaginable. Cette “fatigue” est d’une telle ampleur et d’une telle spécificité qu’on peut avec les meilleures raisons du monde la baptiser “fatigue-Système” selon l’expression que nous avons déjà utilisée ; et d’“une telle ampleur et d’une telle spécificité” qu’elle produit d’une façon absolument systématique un amollissement permanent et une déstructuration constante de la pensée, traduites à leur tour, selon la forme des caractères que touche cette “fatigue-Système”, soit par des situations de complète dissolution du comportement et du jugement, soit par des situations d’hystérie incontrôlable. (De même, comme signalé plus haut, les manifestations de doute des sapiens-Système sur son propre comportement se font plus nombreuses ; A tous égard, il semble que nous approchions d’échéances fondamentales.)

Les “armes” utilisées pour susciter cette “fatigue-Système” se concentrent évidemment dans le système de la communication, qui connaît un développement extraordinaire et une puissance sans précédent. On peut dire que les pensées et les jugements, et les caractères eux-mêmes, sont complètement prisonniers de la puissance exercée par le système de la communication, produisant le phénomène déjà signalé de pensées et de jugement complètement faussaires mais perçus par les sujets comme vrais et justes et nés de leur propre intelligence perçue elle-même comme autonome, selon un caractère lui-même complètement prisonnier sans le réaliser une seule seconde de cette même puissance de la communication. (Là-dessus, il importe de préciser aussitôt ce qui constitue notre antienne à ce propos, savoir que l’on n’ignore bien entendu pas une seconde ce fait capital que ce système de la communication connaît une situation de Janus qui permet d’entretenir l’espoir puissant d’influencer le développement catastrophique du Système de sa phase ultime de surpuissance dans sa phase d’autodestruction. Cette posture de Janus est effectivement “objective”, c’est-à-dire assurant la même puissance qui se manifeste sous des formes différentes selon les orientations, autant pour la fonction-antiSystème que pour la fonction-Système. Ce point de la communication-Janus constitue le nœud gordien de la crise parce qu’il permet effectivement à la résistance antiSystème de retourner, dans certaines circonstances, toute sa puissance contre le Système.)

Voici donc l’extrait de La Grâce, Tome II, Troisième Partie, que nous avons annoncé. La version originelle de cette partie a déjà été publiée le 28 novembre 2011 dans la rubrique La Grâce de l’Histoire, mais elle a été modifiée dans une mesure telle qu’in peut quasiment parler d’un texte nouveau, y compris avec des modifications de fond fondamentales.

Extrait de La Grâce, Tome II, Troisième Partie

« Nous n’avons parlé que de contraintes, auxquelles s’ajoutent les effets des premières techniques et technologies de la communication qui se développent, qui, elles aussi, s’engouffrent dans la perspective moderniste… Imaginez, dans ces conditions, dans toutes ces conditions minutieusement pesées et ajoutées les unes aux autres, la fatigue de la psychologie, des psychologies individuelles et, d’une façon générale, de la psychologie collective qu’on a identifiée plus haut ; mesurez l’état de fatigue où les psychologies se retrouvent toutes, dans un tel parcours de pressions et de contraintes, pour assurer et valider comme étant la nouvelle Vérité du monde ce retournement complet de la perception qui va alimenter les esprits et, bientôt, inspirer les plus hautes intelligences. Il s’agit d’un processus qui, à force d’être évident, devient presque naturel, et tout aussi naturellement dissimulé par le précieux secours de l’absence de conscience de la chose. (Il est singulièrement difficile, lorsqu’on se trouve placé, par la situation sociale, dans le cours de changements et de progrès dont on ne peut faire autrement qu’en user, et souvent à son propre avantage, de réussir à en distinguer la perversion pour en dénoncer l’esprit. Il n’est pas aisé, lorsque votre psychologie subit effectivement les effets d’une telle fatigue, d’observer cette évidence que la “vérité” ne peut être “nouvelle” ni celle “du monde nouveau”, qu’elle est et que cela suffit, qu’on pourrait tout au plus la nommer “vérité du monde”, qu’elle était déjà avant qu’on affirmât que son contraire était devenu “la nouvelle Vérité du monde”, qu’il y a par conséquent dans cette affirmation tous les indices de la subversion comme acte du Mal, puis de l’inversion qui s’ensuit.)

» Ce souligné du mot en gras (“fatigue”), cet artifice de la typographie pour rendre toute la force de la contrainte, entraînant la pensée, qui s’est déployée à cette occasion, – car voilà que l’on tient le nœud de l’aventure !

* * *

» ... “Fatigue”, en effet, – le mot est dit. Dans ce parcours du retournement incroyable des perceptions de cette époque terrible, où s’entrechoquent Renaissance, Réforme, pourriture papale portée à son sommet par le «Borgia pape !» de Nietzsche, licence et libération des mœurs, haute culture et sublimation du grand art, “anarchie intellectuelle” et pessimisme, magie et humanisme, guerre des religions et classements à la fois logiques et faussaires des acteurs, confusion des valeurs et contrainte des jugements, tous les ferments de la modernité à la fois rêvée et réelle, tout cela couronné par la déstructuration du Christianisme et le “Grand Siècle de l’Intolérance”, – dans ce tourbillon et à cause de ce tourbillon se trouvent la graine et le ferment d’une terrible fatigue de la psychologie. Elle seule, et nullement le complot, ni le parti pris, ni les idées, ni les jugements faussés et confus sans qu’on ait la moindre idée de celui qui se rapproche d’une réalité satisfaisante et moins encore de la vérité elle-même, elle seule, la fatigue, explique l’évolution des esprits par une sorte d’“enchevêtrement cadencé”, mécanique, de la psychologie durant les deux siècles qui suivent. Elle seule, la fatigue, explique que les plus hautes intelligences, les plus superbes talents, tenant pour acquises ces perceptions permises et forcées par le désordre d’événements emplis de ces contradictions qu’on a observées, vont se trouver dans un état d’extrême vulnérabilité lorsqu’interviendra cette force historique immense qui prend naissance au cours du XVIIIème siècle et s’affirme décisivement au tournant des XVIIIème et XIXème siècles… Cette force, attirée par cette fatigue psychologique et la vulnérabilité qui s’ensuit, ou bien profitant d’elles, comme si elle existait, cette force, aux aguets, tapie dans les profondeurs de la matière, bien avant que l’occasion ne se manifeste ? – Question déjà posée, comme un avertissement fondamental, que nous retrouverons plus loin, sans aucun doute, qui tient la clef fondamentale de notre appréciation générale...

» Ce que j’entends décrire ici, je le répète avec la plus grande force possible, n’est pas une évolution spécifique de la pensée occidentale (la modernité, les Lumières, etc.), même si c’est de cela qu’il pourrait sembler s’agir à première vue ; mais l’évolution de la pensée occidentale, d’abord parce que la fatigue de la psychologie, construisant, installant et absorbant ces retournements incroyables de la perception, donne à la pensée, avec cette psychologie, un outil usé, perverti, qui n’a plus rien de la précision et de la rigueur d’emploi qui font sa force. La psychologie fatiguée, épuisée, de l’Occident entrave la logique et la rigueur de la pensée, amollit cette pensée, favorise le sentimentalisme, la sensiblerie du raisonnement. (La maladie viendra ensuite, conséquence de la fatigue, lorsque la “force historique immense” se sera installée en triomphatrice, après le tournant du XVIIIème au XIXème siècle ; ce sera la névrose moderniste, qui fera renaître dans ses extrêmes catastrophiques la maniaco-dépression caractéristique de la psychologie humaine en crise terminale.) La pensée reste haute, la plume est superbe, le talent immense, comme on les trouve dans les grands esprits de la période, mais tout cela est frappé de la vulnérabilité qu’implique la fatigue de la psychologie ; c’est la ruse ultime du Mal que de n’avoir pas abaissé les esprits avant de les subvertir, mais de les avoir subvertis pour mieux qu’ils s’abaissent eux-mêmes... Fatigue et vulnérabilité sont des états qu’on peut réparer ou tenir à distance, donc de peu d’importance pour le caractère et pour le jugement ; lorsqu’elles affectent la psychologie, on ne les distingue pas, ou bien on les tient comme choses négligeables si l’on s’en avise un instant. En conséquence de tout cela, avec contradictions et paradoxes dans le sens qui importe, nous tenons au contraire qu’il s’agit de facteurs essentiels, qui installent la scène terrible du drame qui va se nouer à la fin du XVIIIème siècle.

» L’outil de la pensée, la psychologie qu’on a vue épuisée, intervient dans l’orientation de la pensée avant que la conscience et sa raison n’abordent le labeur de concevoir, d’ordonner et de formuler cette pensée. L’outil est distordu par la fatigue, il a perdu subrepticement sa fonction d’outil au service de l’esprit pour devenir quelque chose qui oriente, qui influence l’esprit par sa faiblesse et sa fourberie involontaires, – l’influence, l’arme des faibles et des fourbes. Son influence est toute entière marquée par l’imprégnation à laquelle il cède d’une conception émolliente et sentimentale des choses. Littéralement, c’est-à-dire mécaniquement, l’outil est gauchi. Dans le cours de ce même processus d’épuisement de la psychologie résultant des bouillonnements des XVème, XVIème, XVIIème siècles, que sais-je, avec les interprétions auxquelles on était conduit, d’apparence séduisante mais également épuisante par les paradoxes et les contradictions, il se développa quelque chose que nous pourrions désigner comme une sorte de “pensée conformée” ; mais il s’agit d’une “conformation” vile et basse, cédant au plus tentateur ; et, dans cette sorte, le résultat est, avant que le processus de la pensée véritable n’intervienne, une pensée conformiste inscrite dans un schéma d’un conformisme très puissant, très prégnant, puisque formé lui-même à partir de tous les accidents historiques qu’on a décrits. En quelque sorte, l’essence (le conformisme) a précédé la substance (la pensée) ; et cette pensée conformée, évidemment, dans le sens de la confusion, de la mollesse, de la faiblesse même, de la vulnérabilité à la tentation des subversions évidentes mais fort joliment maquillées.

» Reste ce fait que l’esprit pris dans son sens le plus vaste qui le place au-dessus de la raison, lorsque l’intuition haute l’investit de toute sa puissance glorieuse, s’en trouve affaibli et rendu stérile, infécond, par sa propre fermeture à cette intuition qui dérange sa conformation, voire son conformisme. L’intelligence d’un tel esprit ainsi abaissé n’a plus le rôle qu’on lui assigne et la grandeur éventuelle de cette intelligence peut devenir une tromperie, si le produit de cette intelligence elle-même est une tromperie influencée par la psychologie transformée en un outil usé et gauchi qui en fait une inspiratrice intrigante. Les intelligences les plus hautes peuvent le rester effectivement mais elles peuvent en même temps porter la marque de la fatigue de la psychologie comme nous l’avons décrite, et être faussées à mesure, c’est-à-dire hautement. Une terrible mécanique de perversion de la pensée se met en place, où le sophisme va s’installer, appuyé sur le diktat de la vertu morale et la tentation du confort de l’irresponsabilité intellectuelle qui se manifeste dans l’acceptation de ce diktat.

» Il est nécessaire d’affirmer hautement que, dans la description de cette hypothèse à la fois psychologique et historique, nous induisons l’affirmation d’une indépendance considérable et d’une différence également très grande des deux processus, entre le processus de la psychologie et le processus du développement de la pensée sous la conduite de la raison. La psychologie considérée comme un outil, et comme un outil autonome, pouvant ingérer des influences qui lui sont propres (ou des influences extérieures qui lui sont devenues propres) et qui auront un effet sur la pensée, subit une fatigue qui n’est pas un simple dysfonctionnement biologique mais qui a une influence intellectuelle. La psychologie est “fatiguée”, comme on l’a vu, comme l’on dit à un conducteur “vous fatiguez votre voiture” parce qu’il la fait fonctionner en première ou en seconde vitesse à très haut régime alors qu’il devrait enclencher la troisième ou la quatrième vitesse ; il s’agit de la “fatigue” d’un usage à contretemps, pris à contre-pied… Mais l’essentiel dans cette erreur qu’on décrit volontairement au plus bas, comme mécanique, est qu’elle s’exprime finalement par des contresens et des faux-sens qui vont influencer la pensée. Le contretemps et le contre-pied mécaniques s’expriment, lors du passage de la psychologie à la pensée, par des contresens et des faux-sens qui affectent l’intelligence du monde, à ce point fondamental du passage entre le domaine de la perception inconsciente de la situation du monde conduite par un processus psychologique épuisé et celui de la formation de la pensée. Le résultat est en effet cette situation terrible où la plus haute intelligence, la pensée et le talent les plus élevés ne sont plus du tout une garantie assurée d’un jugement mesuré de la situation du monde, ni une garantie de justesse et de sagesse alors que l’esprit croit au contraire que ces vertus évidentes sont toujours présentes et actives.

» Le lecteur garde toujours à l’esprit que nous ne sommes nullement dans le domaine de la critique de la pensée, de l’opinion que cette pensée exprime, du jugement qu’exprime cette opinion. Nous nous plaçons en deçà de ce processus intellectuel au sens le plus large, chronologiquement avant que ce processus n’ait lieu. Nous tentons de décrire comment la pensée occidentale a “progressé” (nous aurions préféré le terme “évolué” mais l’on comprendra la logique du choix puisqu’il s’agit d’évoluer vers la “pensée progressiste” caractéristique de la modernité) pour parvenir à une situation où la catastrophe a été rendue possible, où elle s’est effectivement déclenchée et répandue comme une traînée de poudre conduisant à l’apparition catastrophique d’une peste épouvantable enfin reconnaissable comme telle. Au point de fusion de cette “apparition catastrophique” de la peste se trouve la conjonction de trois événements qui eux-mêmes renvoient, comme en un cercle vicieux qui serait le piège d’une histoire à cet instant totalement subvertie, à cette même “progression” de la pensée occidentale, – la catastrophe, avec nos “trois Révolutions”, entre 1776 et 1825, pour prendre au plus large, entre la Déclaration d’Indépendance des USA et la fameuse phrase qui épouvanta Stendhal (« Les Lumières, c’est désormais l’industrie »), – Révolution américaniste, Révolution Française et révolution du choix de la thermodynamique.

» L’évolution des affaires du monde et de la civilisation qui prétend mener ce monde pressait dans le sens où l’on pouvait voir et interpréter ce spectacle général comme une “progression”, – bien cela, “progression” et non “évolution”. Les progrès des sciences, la grandeur des arts et des lettres, l’éblouissement des Lumières et d’une incomparable civilisation, toute entière inspirée par le brio français, laissent à penser à l’historien qui se contente des apparences que l’évolution des idées suivait évidemment cette sublime progression de la civilisation. Mais la fatigue psychologique était à l’œuvre et poussait à des termes politiques nouveaux, suggérés par la “pensée conformée” de et par cette même fatigue psychologique. La liberté grandissante des esprits engendre en général, lorsque ces esprits sont privés de la structure solide d’une psychologie saine, un besoin presque sensuel de liberté toujours plus grand marqué par l’aveuglement des perspectives et l’inattention pour les effets, qui se traduit par la lassitude méprisante de l’ordre et le besoin exaspéré, presque névrotique, de sacrilège. (Nous donnons à ce mot son sens le plus large, au-delà du sens religieux, et certainement plus proche du sens métaphysique : un sacrilège contre le rangement naturel et harmonieux du monde.) Observer cela dans le cours du XVIIIème siècle, c’est annoncer ce qui serait le caractère de confrontation extrême et sauvage de la “deuxième civilisation occidentale”, avec sa rupture d’équilibre au profit de l’idéal de puissance exprimé par l’hybris (la démesure), brusquement dressé contre l’idéal de perfection. Ainsi le XVIIIème siècle enfante-t-il ce qui, à son terme, sera la trahison de lui-même selon ce qu’il aurait dû lui-même vouloir être. La pente est ouverte au sacrifice du sens au profit de la liberté déchaînée comme une licence de l’esprit de s’affranchir de toute règle et de toute mesure, cette liberté si exaltée, si ivre d’elle-même qu’elle serait bientôt l’accoucheuse du besoin de puissance. La fatigue psychologique, qui conduit en réalité ce processus, ou plutôt ce déraillement du processus de la civilisation, renforce encore ce déraillement jusqu’à envahir l’esprit du vertige de la puissance qui va naître comme naturellement de cette spirale catastrophique. »

 

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