La “crise de l’euro”, une phase de la crise du système

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On signale ici un intéressant commentaire de Edmund Conway, du Daily Telegraph, sur la “crise de l’euro”. Ce commentaire, du 19 mai 2010, a la vertu de faire de cette crise un simple avatar de la crise systémique générale, de la sortir de son contexte technique, idéologique et partisan. Il s’agit de la mise en évidence de l’impossibilité d’appliquer trois principes dont Conway estiment justement qu’ils caractérisent notre système.

Conway s’appuie sur deux événements simultanés. Il y a d’une part, le comportement de la chancelière allemande Merkel dans la “crise de l’euro”. Il y a, d’autre part, le vote passé inaperçu du Sénat US, par 94 voix contre zéro, exigeant d’empêcher le FMI d’utiliser ses fonds pour venir en aide à un pays entrainé inextricablement dans la “spirale de la mort” de son endettement.

«Though superficially unconnected, the two events share a similar theme: for the first time in many years, the technocrats who run our economies are realising that the main barrier to resolving a crisis and reinstating business-as-usual is not so much our ability to afford it, but our populations' willingness to pay.

»As long as things were going well, economies were growing rapidly, and affluence was increasing, it was easy for politicians to pretend that when it came to economics, national borders didn't much matter any more. But now the chips are down, nationalism is back.

»The rule of thumb here is as follows: of the three aims we have been striving towards in recent history – democracy, national sovereignty and global free trade – you cannot have any more than two at any one time. Want to run your country as an independent state, open to the whims and volatility of the free markets? The voters will punish you at the ballot box. Insist that your nation has full control of its own affairs? Then you have to jettison any plans to play a full part in the global economy. Want democracy and globalisation? Then you have to suborn your sovereignty.

»This is what Professor Dani Rodrik of Harvard University calls the "policy trilemma"… […]

»Scarred by the beggar-thy-neighbour policies of the 1930s, John Maynard Keynes could only contemplate a "globalisation-lite" as he rebuilt the world's economic structure after the Second World War. But the Bretton Woods system, which intentionally suppressed the free market through capital controls, lasted only so long. Liberalisation went into overdrive with the fall of the Berlin Wall and the opening-up of China. Yet the resulting system is actually something of a patchwork. Europe exemplifies the problem: the continent is a hodge-podge of nations trying to disguise itself as a completely liberalised market. Unfortunately, its people have different ideas: the Germans are furious about the Greek bail-out; the British insist on remaining on the sidelines.

»Perhaps recognising the danger of alienating her voters, Mrs Merkel has now taken what might be a first step towards curtailing economic globalisation, by banning the short-selling of German banks. Some worry that a return to capital controls is the next step in the European effort to prevent meltdown. Others suspect that the European Central Bank has already intervened in the markets to prop up the euro.

»Quite what the real plan is remains to be seen. Most likely, there isn't one – yet. But unless they intend to embrace totalitarianism, Europe's members will eventually have to abandon either their national sovereignty or globalisation itself…»

Notre commentaire

@PAYANT Il est remarquable que le vote du Sénat (par 94 voix contre zéro !) corresponde implicitement à une idée couramment exprimée, par exemple, par un Ron Paul, selon une conception absolument nationaliste et isolationniste de défense des intérêts nationaux. Ainsi le commentaire de Conway, appuyé notamment sur cet acte du Sénat des USA effectivement passé inaperçu, permet-il de remettre la “crise européenne”, – après tout, cette expression convient bien mieux que celle de “crise de l’euro”, – dans sa perspective véritable. La “crise européenne” est une phase, une illustration parmi d’autres, comme l’étaient avant elle la crise du vote négatif français du référendum sur la Constitution européenne le 31 mai 2005 et l’effondrement de Wall Street du 15 septembre 2008, de la crise générale du système. Elle met effectivement en lumière les contradictions entre les principes qui prétendent caractériser ce même système et, d’une façon générale, la modernité elle-même. L’“avantage” de cet aspect financier et économique de la crise du système est la brutalité de la mise en lumière. On ne peut échapper à ces constatations qui s’imposent à vous avec tant de brutalité.

Il n’est donc pas tant question, dans cette juste appréciation de la crise financière et économique en Europe, ni de finance, ni d’économie ni de l’Europe. Il est question de tout cela à l’intérieur d’un système qui s’appuie sur des nécessités qui s’opposent entre elles au point de l’annihilation réciproque. La “crise européenne” est intéressante dans la mesure où la structure même de “l’Europe”, son état politique, ses réalités, font que ces contradictions jusqu’à l’annihilation réciproque sont absolument exacerbées. Dans ce sens, la “crise européenne” donne à la crise du système dont elle n’est qu’un avatar une dimension politique, et même historique ou métahistorique, beaucoup plus impressionnante. La chose a moins besoin d’être documentée que d’être ressentie comme telle et, à cet égard, les débats techniques (financiers et économiques) ont de plus en plus de peine à écarter cette sensation fondamentale.

Cela écrit, il est entendu qu’on ne fait là que constater de façon encore plus appuyée l’impasse où nous nous trouvons, avec le système en général. Conway lui-même se garde bien de tirer la moindre conclusion pratique de ses propres constats (sa dernière phrase, que nous avons écarté intentionnellement, dit bien ce que l’auteur, parlant en tant que citoyen d’un pays qui voudrait se tenir en dehors de la “crise de l’euro”, ne veut pas dire… «Given the continent's size, and our reliance on it as our largest trading partner, this is not a drama we can afford to ignore»). La distance entre la gravité de l’impasse et la vanité des efforts faits pour en sortir prétendument, montre d’abord la volonté que nous déployons nécessairement pour éviter d’identifier les véritables choix auxquels conduit le paroxysme de la crise. Nous disons “nécessairement” pour caractériser cette volonté, parce que nos esprits, – nous parlons de nos directions politiques, – sont trop inhibés par la psychologie moderniste qui les nourrit pour seulement oser concevoir ces choix. C’est un peu comme si l’on demandait à un fervent catholique d’éliminer un des “éléments” de la Sainte Trinité pour permettre à la religion de survivre ; cela n’a pas de sens puisque sa religion est par définition la Sainte Trinité.

Pour cette raison, nous ne pensons pas que le problème abordé par Conway puisse être résolu d’une façon rationnelle. Au contraire de cette rationalité envisagée, le problème lui-même est l’indice éclatant de la crise de la raison dans les contraintes de la modernité que s’est imposée cette même raison. Le problème des contradictions entre la globalisation, la souveraineté nationale (la démocratie) et l’économie de libre marché est un problème non seulement insurmontable, mais d’abord insupportable à notre psychologie. Pour cette raison, il va au cœur de notre crise propre qui est dans notre incapacité et notre impuissance d’apprécier la crise du système pour ce qu’elle est réellement. Le paradoxe est que cette incapacité et cette impuissance découlent de l’absolue servilité de notre pensée pour le système, alors qu’elles ouvrent la voie au plus sûr chemin pour que cette crise du système aboutisse effectivement à la destruction du système. Pour avoir refusé d’apprécier le véritable diagnostic de la maladie du système, nous aurons précipité sa mort.

Ce “diagnostic”-là, sur notre impuissance à accepter le diagnostic de la maladie du système, ne peut être une surprise. Les éléments fondateurs de cette crise existent depuis au moins deux siècles, parfaitement identifiés par de nombreux grands esprits, à l’occasion de crises diverses. La surprise, de notre point de vue, serait plutôt dans la rapidité, dans la phase actuelle, de la destruction du système à cause de l’impuissance de ceux qui l’adorent. C’est en effet au sommet de la puissance du système, telle qu’elle se manifeste et s’affiche depuis 1989-1991 et, surtout, depuis 2001 (9/11 et la suite), qu’apparaît cette impuissance fondamentale… Mais non, le terme de “surprise” que nous appliquons à cette circonstance n’est que convenu ; la surprise n’est que d’apparence parce que c’est la logique même que ce soit dans un paroxysme de puissance qu’apparaisse l’impuissance fondamentale de notre situation.


Mis en ligne le 22 mai 2010 à 06H06