L’UE : “Dieu, que la guerre est jolie”

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L’UE : “Dieu, que la guerre est jolie”

Nous croyions avoir compris que l’Europe institutionnelle, l’actuelle UE, avait été conçue par ses Pères Fondateurs comme la formule décisive pour empêcher la guerre en Europe ; une sorte de “plus jamais ça” passant du domaine de la formule populaire assez vague à l’affirmation politique et bureaucratique fondamentale. Il est alors très étonnant, voire stupéfiant selon les conditions que l’on connaît de la crise ukrainienne, d’entendre une sorte de dialogue que nous qualifions de “surréaliste” entre deux sources institutionnelles sur le thème extrêmement concret, absolument opérationnel sinon pressant et immédiat, de “Nous devons partir en guerre”/“Non, dommage, l’UE n’est pas prête à partir en guerre”... Ce qui nous paraît surréaliste, c’est le sérieux de ce dialogue objectif, par simple concomitance, sans que les deux parties ne se parlent directement mais comme s’ils se parlaient effectivement. Ce qui nous paraît surréaliste, c’est moins le risque de guerre lui-même que la psychologie dont ces déclarations et ces postures témoignent.

• D’une part, le groupe parlementaire conservateur du Parlement Européen, le PPE, a parlé d’une manière informelle au cours d’une réunion du Centre D’Études Européennes Wilfrid Martens, qui est son groupe de réflexion officiel, son think tank chargé de développer et d’exposer ses conceptions. La manière était assez informelle mais le fait politique est bien que les orateurs s’exprimaient en tant que membres et représentants du PPE, c’est-à-dire que le PPE parlait en tant que tel. Le PPE est le groupe le plus important du PE, il est dominé par les conservateurs allemands d’Angela Merkel et c’est lui (le PPE) qui a été l’architecte de la nomination de Juncker à la présidence de la Commission européenne. Ce n’est donc pas une voix institutionnelle négligeable puisque c’est la voix du groupe politique européen transnational le plus puissant. Son intervention belliciste en sera donc considérée comme d’autant plus remarquable. (Pour la source concernant ces interventions, voir Russia Insider, le 24 avril 2015.)

Le député PPE roumain Cristian Dan Preda nous a révélé qu’on jugeait en Roumanie que Poutine ne s’arrêterait pas là (où “là” ? Il semble que ce soit en Ukraine orientale, ce qui implique que la chose est envahie). Ainsi les Roumains affirment-ils que Poutine veut l’annexion de la Transnistrie à la Russie. Cela donne beaucoup de poids à l’intervention du vice-président du PPE, Jacek Saryusz-Wolski, qui estime que le temps de la “politique réaliste“ est arrivée ; “politique réaliste”, c’est-à-dire la guerre comme référence fondamentale : «Le temps de la parole et de la persuasion est passée. Désormais, il est temps d’adopter une politique ferme, une politique réaliste, et se concentrer sur la défense et la sécurité, parce que le flanc oriental de l’UE se sent menacé dans son existence même.».

Dans le rapport qui nous est fait de cette rencontre, c’est l’intervention de Roland Freudenstein, Chef des Recherches et Directeur-adjoint du CEP Wilfried Martens, qui est la plus remarquable. L’intervenant regrette qu’on de discute pas d’une façon plus publique de la préparation à une guerre ; et, joignant le discours à la parole, il évoque directement et sans la moindre réserve la perspective d’une guerre nucléaire en se plaignant du fait qu’il n’y ait pas assez d’armes nucléaires tactiques (US, of course) entreposées sur le territoire allemand, ou dans tous les cas pas assez modernes. (Freudenstein cite le nombre de vingt bombes nucléaires US B-61 entreposées en Allemagne, ce qui est une indication qu’on peut considérer comme officielle, confirmant la présence de ces armes en Europe. [On connaît depuis des décennies la présence de ces armes dans les pays européens mais cela est rarement dit publiquement, et guère sinon jamais dans la bouche d’un officiel du PPE qui est lié comme on le voit à une dirigeante du poids de Merkel.] L’ironie également surréaliste du propos est qu’on réclame ici [au PPE, pour l’Allemagne] plus de B-61 et des B-61 mises au goût du jour alors qu’on vote là [la Chambre des députés belge] quasiment le même jour pour recommander au gouvernement de débarrasser le sol belge des sales bombes B-61 [voir le 25 avrl 2015].)

«Cela doit changer, dit Freudenstein... […] Nous devons montrer clairement que, oui, nous sommes prêts à faire la guerre pour ce que nous considérons comme les valeurs essentielles pour l’avenir de l’Europe... [...] Pour le moment, la dissuasion nucléaire de l’OTAN pour la seule Allemagne consiste en 20 bombes nucléaires B-61 d’un type dépassé, qui pourrait être volatilisées par une seule attaque des forces russes. Ce sont des choses qui doivent changer, nous devons nous renforcer et nous moderniser... [...] Les dirigeants européens doivent donner aux Russes le signal clair que leur comportement est inacceptable et que l’Europe est prête à y résister.»

• D’autre part, on note une déclaration du président de l’UE, le Polonais Donald Tusk, dans une interview qu’il donne à deux télévisions (une polonaise, une ukrainienne), en marge d’une réunion de l’UE. Il est assuré que Tusk a dû recevoir quelques conseils de modération en forme de pressions, par rapport à son départ en trombe de janvier dernier, si bien que le seul fait d’affirmer que l’UE n’a pas l’intention de partir en guerre apparaît pour lui comme une posture modérée, voir “munichoise”, qu’il doit suivre avec sans aucun doute une considérable mélancolie. (Voir Sputnik-français, le 26 avril 2015.)

«Une intervention militaire européenne au conflit en Ukraine est une illusion, a déclaré dimanche le président du Conseil européen Donald Tusk. “L'Union européenne ne prend pas de décision sur l'octroi d'une autre aide à l'Ukraine, par exemple, une aide militaire, car ce n'est pas sa compétence. Mais indépendamment de cela, au sein de l'UE il n'y a pas beaucoup d'enthousiastes prônant le soutien militaire direct de l'Ukraine. Ne nous faisons pas d'illusions”, a indiqué Donald Tusk dans une interview accordée à la chaîne télévisée polonaise TVN et à celle de l'Ukraine “1+1”.

»Il a ajouté qu'il s'opposait à une intervention militaire au conflit ukrainien et insistait sur une solution diplomatique du conflit, tout comme Les Etats-Unis et le Canada. “Ils [ces pays] tablent sur des moyens diplomatiques et pacifiques pour résoudre ce conflit. Ces moyens, sont-ils suffisamment efficaces? Peut-être, ces moyens ne le sont pas, surtout du point de vue de l'Ukraine. Mariés aux sanctions, ils n'ont pas permis d'obtenir un résultat immédiat. Mais, d'un autre côté, l'arrêt de combats intensifs en Ukraine est sans aucun doute le résultat de l'attitude unie de l'Europe envers la situation”, a dit le président du Conseil européen.»

“Stupéfiant”, “surréaliste” disons-nous plus haut, rapprochant ces deux interventions où l’on discute, presque tranquillement, comme si c’était vraiment le sujet inévitable de toute conversation politique, d’une guerre avec la Russie, – éventuellement mais explicitement nucléaire, pour faire bon poids. Pourtant, nous devrions être habitué à ce qui devait paraître sans aucun doute comme “stupéfiant” et “surréaliste” il y a quinze mois, mais dont on discute depuis cette date sans la moindre précaution. Alors, ce qui est “stupéfiant” et “surréaliste”, c’est bien cette banalisation de la perspective de la guerre ; cette banalisation, même pour dire “nous ne partirons pas en guerre” sans trouver la possibilité “stupéfiante” et “surréaliste”, et même en semblant presque regretter cette situation comme l’on regrette de belles illusions perdues, qui marquaient un bel idéalisme et une grande lucidité ; on a bien cette impression lorsque Tusk précise qu’«au sein de l'UE il n'y a pas beaucoup d'enthousiastes prônant le soutien militaire direct de l'Ukraine. Ne nous faisons pas d'illusions...».

Hors du “stupéfiant et surréaliste”, on doit mesurer l’évolution extraordinairement rapide des psychologies à l’égard de cette perspective guerrière qui est, du point de vue politique et stratégique, la pire chose qu’on puisse envisager pour l’Europe, avec à l’extrême de sa logique l’hypothèse d’un cataclysme tel qu’il parvenait à effacer les antagonismes idéologies et géostratégiques durant la guerre froide (voir l’entente Krouchtchev-Kennedy lors de la crise des missiles). Même ce dernier point semble impossible à atteindre aujourd’hui, alors que les conditions justifiant l’antagonisme sont au mieux (?) extrêmement marginales par rapport à l’affrontement Guerre froide, au pire totalement inexistantes et dépendantes du seul déterminisme-narrativiste, et donc devraient d’autant plus aisément s’effacer devant la perspective ainsi soulevée. Il s’agit alors d’une véritable déstructuration de la psychologie, pour nourrir la “terrorisation” déjà présente dans cette psychologie depuis 9/11, pour la faire monter jusqu’aux plus hauts niveaux concevables (la guerre nucléaire, pendant qu’on y est). Cette déstructuration de la psychologie s’est faite à une rapidité “stupéfiante et surréaliste”, – pour le coup, les deux qualificatifs sont justifiées, – par rapport aux conditions objectives de l’antagonisme avec la Russie jusqu’au putsch de Kiev de février 2014.

Il est manifeste que nous privilégions massivement cette explication à celle de la corruption des élites européennes (par les USA, bien entendu), qui sont dans leur très grande majorité effectivement corrompues par l’appareil d’influence américaniste et anglo-saxon. Dans ce cas, en effet, cette fièvre guerrière dépasse très largement ce qui est normalement et implicitement demandée à ces élites dans le cadre de leurs “contrats de corruption”. (Si l'on veut, les corrompus en font un peu trop au goût des corrupteurs, jusqu'à la crainte d'un effet contradictoire.) Les attitudes observées dans les deux cas cités rendent compte d’une exacerbation de la psychologie collective qui constitue un phénomène en soi, hors de tout acte de corruption, un phénomène quasiment pathologique. Bien entendu, cela renvoie le jugement politique vers le concept d’affectivisme qui s’était déjà manifestée lors de la crise syrienne, mais en beaucoup plus large, en beaucoup plus incontrôlé lorsqu’on mesure la différence de l’enjeu et de la gravité du cas lorsqu’il s’agit de l’hypothèse d’un conflit direct avec la Russie en Europe.

D’une certaine façon, ce diagnostic serait plutôt rassurant, parce que cette déstructuration de la psychologie entraîne une extrême fragilité de cette psychologie. Cela signifie d’abord que cette folie guerrière ne repose pas sur une conviction extrêmement puissante, et par conséquent les décisions sinon les actes qu’on pourrait craindre de voir pris et posés dans la logique de ces proclamations auraient effectivement la faiblesse de cette psychologie. Cela signifie également et surtout que cette faiblesse de la psychologie renvoie évidemment à une faiblesse générale des forces représentées par ces interventions, qui a de fortes chance de causer à ces forces de très graves difficultés, jusqu’à susciter chez elles-mêmes, par rapport à leur position générale dans le Système, des conséquences extrêmement dommageables pouvant mettre en action des mécanismes de nouvelles crises internes jusqu’à des perspectives d’autodestruction. A entendre ces déclarations guerrières autant que cet état d’esprit qui juge comme normale la perspective d’un conflit avec la Russie, on aurait tendance à être moins inquiet pour la Russie que pour l’équilibre et la solidité du bloc BAO, – puisque c’est de cela qu’il s’agit.


Mis en ligne le 27 avril 2015 à 11H07