L’étrange missile antimissile d’Erdogan

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L’étrange missile antimissile d’Erdogan

Le chroniqueur et ex-diplomate indien MK Bhadrakumar consacre une longue chronique, le 29 septembre 2013 sur Strategic-Culture.org, au choix inattendu ou bien étrange, c'est selon, de la Turquie pour le système anti-missile (BMD) chinois FD2000, fabriqué par l’entreprise China Precision Machinery Import and Export Corp. (CPMIEC), pour un contrat initial de $3 milliards. Nous suivons Bhadrakumar moins en raison de son expertise dans le domaine des systèmes d’armes, que pour ses connaissances et accointances nombreuses en Turquie (où il fut ambassadeur de l’Inde) qui lui permettent de mieux comprendre la situations turque et, dans ce cas, la signification politique d'un choix aussi important que celui d’un système anti-missiles.

Le FD2000 a été choisi contre ses concurrents, le système Patriot (US et OTAN), le système franco-italien Eurosam et le système russe S-400. Bhadrakumar avance également des arguments financiers, qui semblent jouer essentiellement pour la concurrence russe (S-400), tandis que les arguments politiques, eux, concernent les deux concurrents venus de pays du bloc BAO, – et de pays de l’OTAN, dont la Turquie fait partie. Certes, Bhadrakumar offre quelques considérations sur ce que cette vente représente en tant que “percée chinoise” sur le marché de l’armement, dans un domaine aussi avancé, –mais, clairement, c’est l’aspect politique qui l’intéresse, – notamment avec cette remarque qui est frappée au coin du bon sens.

«[...T]he appearance of a Chinese company that is allied to the People’s Liberation Army to undertake the highly sensitive task of building a missile defence ensemble for a country on Europe’s doorstep that also happens to be a key member country of the North Atlantic Treaty Organization... [...] The irony deepens when it is factored in that Turkey needs a missile defence system, in the first instance, to ward off a potential (or hypothetic) scuffle with Iran or Israel, the two countries in its neighborhood with a missile capability, but which also happen to be China’s close friend. It deepens still further if one recalls that components of the NATO’c missile defence system are already deployed on Turkish soil, manned by US military personnel, ostensibly to meet the threat from the “rogue state” of Iran.»

Bhadrakumar précise que l’OTAN faisait pression depuis plusieurs mois auprès de la Turquie pour que ce pays achète le système Patriot pour la raison sacrée de l’interopérabilité qui est un des fondements techniques de cette organisation si bien organisée, certes, sous l'inspiration américaniste. A cette impératif d’interopérabilité, on se permettra d’ajouter dans le cas du vaste domaine des systèmes de la famille des BMD (Ballistic Missile Defense), le contrôle absolu par les USA de l’entièreté du système dans le cas de l’OTAN. Il semble que l’argument de l’unicité et la stricte orthodoxie d’un équipement OTAN, contrairement à son effet habituel, ait plutôt été accueilli par les Turcs comme un contre-argument ... Le fait même que CPIMEC, la firme chinoise qui produit le FD2000, ait été sanctionnée par les USA et soit plus ou moins sur la liste noire sans fin de ce pays contre à peu près tout ce qui n’est pas US, semblerait presque avoir pesé comme un argument en faveur de son choix.

«Clearly, Ankara has taken a calculated decision that factors in geopolitical considerations. The decision is reflective of a steadily growing disenchantment felt in Turkey regarding the European Union, NATO and the US. Erdogan is unmistakably underscoring that his nation won’t take any more affronts by the West. The realization has dawned on Turkey that the EU is constantly shifting the goal post on Ankara’s membership drive. A senior minister said last week that Turkey will never be admitted into the EU. The Turks also are skeptical about the additionality that the partnership with the languishing European economies can bring to its own buoyant economy. In the NATO’s Libyan operation, France ignored Turkey in the planning stage and Ankara had to literally gatecrash into it. On Syria, NATO’s agenda is the western agenda – not Turkey’s – and an intervention can happen if the US decides within the framework of its regional strategies and not because Turkey seeks in its self-interest, howsoever competing that might be.»

Suit une longue liste de frustrations dans le chef d’Erdogan, vis-à-vis du bloc BAO, et essentiellement vis-à-vis des USA. Les conseils US de rapprochement de la Turquie d’Israël n’ont été suivis d’aucun effet. La Turquie suit une voie qui la place souvent en confrontation avec les USA, notamment dans le cadre du “printemps arabe”, y compris dans le cadre de la crise syrienne où la Turquie tient une position extrême qui devrait la placer comme un “dur” et donc comme un excellent élève du camp du bloc BAO, et qui en réalité finit par l’en exclure lorsque cette position s’ajoute aux diverses frustrations contradictoires ; et la moindre de ces “frustrations contradictoires”, suggère Bhadrakumar, ne serait pas celle de l’esprit soupçonneux du colérique Erdogan, qui aurait vu, dans les récents troubles civils en Turquie, la main de Washington, – mais est-ce un soupçon si mal à propos, d’ailleurs, quand on connaît la propension des USA à activer le moyen de la subversion sociétale au travers de leur maestria à entretenir d’innombrables ONG dans le plus grand nombre de pays possible ?... On conclura qu’il faut chercher, dans cette addition de situations contradictoires, moins de la logique stratégique que le fruit de l’immense désordre qui agite aujourd’hui les relations internationales, et dont la crise syrienne est un nœud particulièrement fécond.

«Most important, Erdogan barely hides his sense of frustration about the Obama administration's zigzag on Syria. Erdogan is a stanch exponent of the regime change agenda in Syria and even argued for a full spectrum military intervention instead of a mere «limited action» that Obama contemplated over the chemical weapons issue. On its part, the Obama administration has cautioned the Islamist government in Ankara against the latter’s covert support of extremist Salafist groups in Syria, including such al-Qaeda affiliates as the ISIS and Nusra. But reports continue to surface from time to time that the covert nexus continues as part of Turkey’s proxy war against Syrian Kurds who are in league with the separatist organization PKK.

»Then there are other irritants. Washington has ignored Turkey's warnings of Big Oil's involvement in Cyprus's offshore fields and, there is a lurking suspicion deep down in Erdogan's mind, which he might not articulate explicitly, that the anti-government agitation in Turkey enjoyed western backing. The Obama administration was harshly critical of the clampdown on the Istanbul protestors by the Turkish government.

»Indeed, it is tempting to suggest Erdogan decided to have a dalliance with China out of spite towards the West. True, he has been under sustained western pressure lately and he is known to be a proud man. Erdogan is sensitive to criticism and the US critiques of his allegedly authoritarian style and his secretive hidden agenda of Islamization of “secular” Turkey have been harsh, especially by the Jewish-American writers and think tankers.

»However, there is much more to this decision to add a highly strategic dimension to Turkish-Chinese ties. When Erdogan said in January that he discussed with President Vladimir Putin the idea of Turkey joining the Shanghai Cooperation Organization [SCO] instead of the European Union, he was subjected to much ridicule in the US. In an acerbic attack in The National Interest, Ariel Cohen mocked at Erdogan: “Unlike the European Union, Shanghai members will not press Erdogan to liberalize. Indeed, they may encourage his dictatorial tendencies… Additionally, SCO fits Erdogan’s Islamist impulse to defy the West and to dream of an alternative to it… Conversations with senior Turkish political operatives familiar with Ankara’s political culture and negotiating style suggest a three-part explanation: frustration with the long EU accession process, bluffing, and the need to draw attention. Now, Erdogan is threatening to walk away from a snobbish store, which refuses to sell him the goods – and go to a store next door, which sells shoddier and cheaper merchandise”.

»But, what if Erdogan wasn't bluffing? His Islamism always had a strong undertone of Turkish nationalism, which partly explains the vehemence of his popular mandate. Turkey has been brooding over the continued wisdom of its western identity in a world where Asia is surging. The EU may be a “snobbish store” but its goods have passed the expiry date. Whereas, the store next door to the east has also begun stocking up lately with state of the art products.»

“Marque du désordre-Erdogan”, disons-nous, et sans aucun doute. Le Premier ministre turc a déjà montré, après des débuts plus impressionnants dans le sens contraire, qu’il avait bien des difficultés à ne pas céder au désordre dans ses conceptions politiques, d’ailleurs souvent aidé en cela par la pression d’un caractère qu’il maîtrise mal. Il n’empêche que ce désordre-là, qui n’est qu’un de plus dans cette agitation considérable que sont les relations internationales où il y a autant de désordres que de “politiques”, peut, comme les autres, trouver une place logique dans un ordre supérieur qu’ordonneraient les événements. Par exemple, on peut considérer l’hypothèse que le choix du FD2000 a un lien avec le fait qu’Erdogan a parlé à deux reprises de la candidature de la Turquie à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), qu’il a semble-t-il fait prendre au sérieux et favorablement cette démarche par la Russie alors que la Chine restait bien réticente ; le cas du FD2000 et le rapprochement en matière de sécurité que cela implique pourraient considérablement amadouer le jugement chinois.

(A propos de désordre, dans l’extrait du National Journal cité par Bhadrakumar, il est étrange de voir l’OCS cité comme une alternative à l’UE, alors que cette organisation essentiellement sécuritaire serait beaucoup plus logiquement définie, pour le cas de la Turquie, comme une bien explosive adhésion concurrente à celle de l’OTAN... Cela inaugurerait une bien étrange situation, bien dans l’esprit d’Erdogan, bien dans l’esprit du temps, bien dans l’esprit également de ces désordres qui, à force d’insistance, mettent à nue des situations de contraintes diverses et d’engagements contradictoires dont le dénouement peut conduire à des situations d’un ordre nouveau. D’autre part, si le commentateur Ariel Cohen a le sérieux que lui prête Bhadrakumar, son interprétation des fonctions des deux organisations mises sur un plan commun, l’UE et l’OCS, dénote un étrange état d’esprit à Washington, – mais, finalement, rien pour vraiment étonner.)

... Ce que nous voulons exprimer, c’est qu’après avoir considéré Erdogan comme un possible homme d’État de belles dimensions pouvant apporter un peu d’un ordre principiel dans notre temps, il nous apparaît préférable de le voir comme un esprit agité et audacieux, de l’audace que donne une certaine absence de conscience des choses et des actes, reflétant plus qu’aucun autre le désordre inhérent de notre temps et y participant par conséquent. Cette idée de choisir un système antimissile chinois, c’est-à-dire l’un des systèmes d’arme chargés de la plus grande signification politique aujourd’hui, représente sans aucun doute, de la part d’un membre de l’OTAN, une démarche baroque et effectivement de cette audace qu’on signale plus haut. (La Turquie a déjà acheté des armements russes, par exemple, mais d’une moindre signification politique, et dans une époque moins agitée et moins prompte à des interprétations politiques enlevées.) Cette même démarche représente, de la part d’un pays musulman en marge du Moyen-Orient, et qui se jugerait marginalisé par les événements actuels, une orientation politique qui, par contre, rejoint d’une façon surprenante une orientation structurelle, sinon principielle ; c’est la tentation de l’Est, ou plutôt du Nord-Est, de la Turquie, tournant le dos à l’Occident ... Effectivement, les événements actuels tendent à marginaliser puissamment la Turquie, d’abord ceux d’Égypte où la Turquie s’est placée violemment contre la prise de pouvoir des militaires alors que les autres pays de la région l’ont acceptée ; ensuite, ceux de Syrie, où l’option maximaliste favorisée par la Turquie est aujourd’hui en pleine débâcle. Sur ce dernier point, on mesurera encore l’ironie dont parle Bhadrakumar, qui est celle du désordre, qui ferait qu’une évolution puissamment machinée par la Russie (celle de la situation syrienne), marginalise la Turquie au Moyen-Orient et la pousserait à explorer son Est/Nord-Est et l’Organisation de Coopération de Shanghai où elle retrouverait ... la Russie. D’ailleurs, Poutine, lorsqu’il parle de la Turquie, n’oublie jamais de dire un mot sur son “ami Erdogan”, écartant d’un geste négligent la crise syrienne pour proclamer que la Russie et la Turquie ont beaucoup de choses en commun.

«But, what if Erdogan wasn't bluffing?», interroge Bhadrakumar. Précisions effectivement le propos à ses divers composants : et si Erdogan, avec son OCS et son système FD2000, avec son dégoût du bloc BAO, sa rancœur anti-US, ne bluffait pas ? Le désordre, encore le désordre, toujours le désordre...


Mis en ligne le 30 septembre 2013 à 05H38

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