L'empire tangue

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L’empire tangue

3 mars 2003 — Ce week-end, la crise s’est encore “internationalisée”, échappant encore plus au seul cadre de l’Irak que voudraient lui donner les Américains, et au seul domaine militaire d’une attaque de ce pays auquel voudraient la réduire les mêmes Américains.

• La Ligue Arabe a pris position contre cette guerre. Cette décision n’a pas d’effets politiques pratiques, la plupart des pays arabes concernés étant paralysés devant l’attitude américaine, notamment les projets de “remodelage démocratique” de la région, — c’est-à-dire, d’un point de vue géopolitique très concret, la déstructuration et la déstabilisation volontaire et systématique de la région (complètement dans la logique de l’état d’esprit trotskiste de nos soi disant néo-conservateurs US). La décision de la Ligue montre simplement que ces pays sont aussi bien terrifiés par les réactions de leurs populations que par les projets US, d’où leur condamnation théorique de la guerre. Cela ne porte pas à conséquence sur le terrain mais nul n’en attendait rien de ce point de vue ; cela ajoute un élément politique d’internationalisation.

• Le vote du Parlement turc est une décision bien plus surprenante, qui marque l’ampleur de l’hostilité du pays aux projets américains ; c’est aussi une étrange démonstration par l’absurde de la “perversité” (complètement du point de vue des intérêts US, certes) des entreprises de démocratisation américaines. Si l’“ancien régime” turc avait été en place (classe politique totalement corrompue par les réseaux américains, armée omniprésente, etc), nous n’aurions pas cette crise, tout serait propre et bien rangé.

L’affaire turque se confirme comme un pas de plus dans la destruction systématique des immenses réseaux US d’influence et de corruption dans le monde. L’effet indirect puissant de ce projet américain de guerre contre l’Irak, qui semble devenir tout court l’effet principal de la crise, est une étrange et effrayante marche à l’auto-destruction de l’immense puissance américaine. Dans son livre American Djihad, Lewis Lapham, directeur du magazine Harper’s, définit ainsi l’actuelle politique américaine, à la lumière de l’arrière-plan de la puissance américaine installée, et de ses souvenirs d’enfance (il avait 10 ans) de la victoire de 1945 : « En l'espace de six ans, nous avions acquis [en 1945 ...] une espèce de statut impérial, recueillant sous notre égide tous les vestiges de la civilisation occidentale.  [... Nous avions] la certitude que le bien venait de l'emporter sur le mal, que la volonté de Dieu avait été faite sur la Terre comme au Ciel. [Aujourd’hui, l’administration GW Bush] joue aux yeux des pays du monde le rôle de l'héritier prodigue qui dilapide l'immense fortune du père ».

L’Europe se tient de plus en plus fermement impliquée dans la crise, avec la situation à l’ONU où l’opposition de l’axe Paris-Berlin-Moscou ne faiblit pas, avec une coopération irakienne à son propre désarmement qui rend l’extrémisme anglo-américain de plus en plus irrationnel et indéfendable. Les rapports deviennent tendus, comme on l’apprend par ailleurs à propos des relations Chirac-Bush et un coup de téléphone dramatique la semaine dernière (Bush à Chirac  : « President Chirac, we will not forget, we will not forgive »). Le voyage triomphal de Chirac à Alger renforce la position européenne, en justifiant encore plus la politique anti-guerre par une dimension méditerranéenne et une dimension d’apaisement des tensions avec le monde arabe.

Les positions semblent se durcir également avec le paradoxe de voir un Tony Blair se radicaliser de plus en plus, décrit dans certains cas « comme plus faucon que Bush lui-même ». Le Premier Ministre britannique se trouve complètement enfermé dans sa logique de soutien aux Américains alors que cette logique le conduit à une position elle-même absurde par rapport à ses intérêts propres et par rapport aux intérêts britanniques. Il ne reste plus à Blair que l’orgueil douteux de la solitude qui est en réalité un isolement (les américains le laisseront tomber quand il ne leur sera plus utile), et l’affirmation nihiliste de la fidélité à lui-même, même si c’est une fidélité à une position absurde. Les images churchilliennes (Churchill-1940) de Blair, devant une Irak désarmée, impuissante, coopérant avec l’ONU, détruisant son piètre armement, et pourtant comparée à l’Allemagne nazie, deviennent tout simplement obscènes jusqu’à la nausée et insupportables pour l’intelligence.

Il y a bien d’autres aspects de cette crise, comme l’intense mobilisation du public qui continue, de façon permanente, dans des pays comme l’Espagne ou l’Italie (surtout), accroissant la pression populaire sur des dirigeants qui ont choisi de suivre les USA. (A cet égard, le silence de Berlusconi, son absence dans les réunions du tandem Blair-Aznar, laissent à penser sur sa résolution à suivre la ligne pro-US dure. Si les avatars actuels se poursuivent, l’Italie sera une des prochaines “victimes” de l’auto-destruction de son système d’influence par la politique américaine, avec Berlusconi tournant avec l’élégance de sa maestria sa veste d’une coupe irréprochable.) Cette crise qui se “mondialise” échappe à ceux qui l’ont sciemment, délibérément déclenchée, et qui s’avèrent plutôt être des apprentis-sorciers calfeutrés dans leurs bureaux de lobbyist de Washington. (Chickenhawks, a-t-on souvent dit des Perle, Wolfowitz et compagnie. Oui, il manque à ces bureaucratic warriors qui n’ont jamais tenu un fusil de guerre dans leurs mains un peu de l’expérience humaine que donne la guerre à ceux qui l’ont faite.) Ce qui est en jeu n’est plus l’Irak, la démocratie au Moyen-Orient, ni même le renforcement de l’empire ; à terme, ce qui est en jeu est rien moins que la destruction de l’empire et la fin de l’American Century prolongé arbitrairement dans le XXIe siècle, — le problème étant de savoir comment.

William S. Lind, Directeur du Center for Cultural Conservatism, écrit le 24 février : « The real question is not whether the American drive for world hegemony will succeed; it will not. The question is why we are attempting it in the first place. »

Scott McConnell semble lui apporter une réponse, dans le magazine American Conservative Magazine, dans son numéro du 22 février 2003 : « Consider America’s international situation: a country rich and technologicially advanced, blessed with unusually stable political system, separated from hostile countries by huge oceans, and still retaining durable long term friendships with the world’s most powerful and successful democratic states, and requiring serious international police and intelligence cooperation to deal with its most pressing enemy, al-Qaeda. For such a nation suddenly to decide that its best and only option to “save itself” is to embark on a course of imperial expansion, one that will be opposed vigorously by the rest of the world, seems almost a form of madness. »