Grèce, Russie, MO : une intégration crisique

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Grèce, Russie, MO : une intégration crisique

Nous avons déjà signalé et utilisé à plusieurs reprises les analyses d’Alastair Crooke, directeur-fondateur et commentateur du centre d’analyse Conflict Forum. Nous nous attachons ici à son Weekly Comment de la semaine dernier (13-20 février) qui offre une démarche séduisante et pertinente d’interprétation et d’intégration crisique, des trois actuels foyers principaux de crise : la Russie avec la crise ukrainienne, la Grèce avec la crise interne générale de l’Europe institutionnelle, le Moyen-Orient en constant extrême désordre crisique, dont il est difficile de faire un classement et un rangement précis qui puissent tenir au-delà de quelques semaines dans toutes ses ramifications. L’avantage de la démarche de Crooke est bien entendu de proposer une vue synthétique plus élevée que les péripéties courantes qui nous entraînent dans des détails innombrables et imposent le désordre au jugement. L’idée centrale de ce commentaire est résumée par cette phrase chapeautant le texte, qui introduit un parallèle du sens entre les crises grecque et russe : “Le gouvernement grec défie le système général de l’Union Européenne d’une façon fondamentale tandis que la Russie défie le système global” («The Greek government is challenging the EU ‘system’ in a very fundamental way, as Russia is challenging the global ‘system’»)

«Indeed, Syriza is challenging the prerogatives of the microcosm, just as Russia is challenging the macrocosm. Greece is contesting the financial order (as expressed in the absolute prioritization of creditor interests over all other interests, be it that of realism itself, or human suffering); it is also challenging a model of governance – institutionalised neo-liberalism - that dictates that Greece be squeezed until it pays back debts that can never realistically be paid back, and whose very exaction voids any pretentions that Greece may have to sovereignty. And Greece too is challenging the prerogative of that order to financially coerce (by threatening to bankrupt its banks), in order to have its way. One commentator perceptively suggested that Greece’s true fight is less with the Eurogroup (the microcosm), but really with that which lies beyond it: the de-territorialised, financial ‘deep state’ of Europe and New York.

»Many will hold that it is ‘irrational’ to challenge the latter; and that Greece – to be rational – must acquiesce to ‘Mr Market’ at the eleventh hour. But then Syriza (apparently) is not the usual compromising centrist social democratic party. And the argument is not the simplistic pro- or anti- market dialectic, but a more complex one about how radical monetary policy, Central Bank manipulation and new forms of trading by a few big market actors, have twisted the ‘market’ into a predatory and unaccountable global autocracy.

It is not surprising then that these two (ostensibly quite separate and distinct) crises – Ukraine and Greece – are becoming conflated politically (more Greeks express openness to Moscow than to Brussels, polls show). There is a definite political correlation between political parties in Europe who have understanding for Greece’s predicament, and who are also more ‘open’ to Russia.

»Over preoccupied by the issue of debt and the fate of the Euro, we perhaps loose sight of the political: the Greek government is challenging the EU ‘system’ in a very fundamental way (as Russia is challenging the global ‘system’). Not surprisingly political parties across southern Europe, who are disenchanted with Brussels’ heavy-handedness are paying utmost attention. They too, will have noticed that Syriza has joined with a party on the Right in mounting its common anti-‘system' campaign (even if in the long-run their paths must diverge). This will have sent a frisson of fear down the spines of many European centrist parties committed to austerity and the EMU.

»Likely, it is fear of political contagion, more than financial contagion, that is causing the Euro-Élites to react with such irascibility to Greece’s case. But by the very irascibility of their response, European leaders risk turning an economic dispute into a nationalist one, fanning flames of nationalism (and anti-German sentiment) throughout southern Europe, and into the Balkans.

»We see the sharp focus of Euro-sceptic parties in UK, France and Italy, inter alia, fixed on the fate of Greece’s revolt. In the Balkans, the twin crises have already conflated in public perception, and are re-opening the sores from the dismembering of Yugoslavia. For Serbians in particular, the Ukraine crisis conjures up a sense of déjà vu: Ukraine standing in relation to the western desire to slap down Russia’s ‘impertinent’ uppishness, as Croatia and Slovenia stood in relation to the wish to put down an uppity Russian-leaning Serbia.

»Yves Smith (above) echoes Sawyer’s point that challenges to collective values or to established orders is never easily achieved, but usually comes about only through conflict, which is what makes these two crises so intractable. The common element to both is a desire to re-coup sovereignty from the global or European financial and political order: in other words to ‘re-sovereigntise’ their states. It is pretty clear that America does not want Russia ‘re-sovereigntised’, and nor does Germany want it for Greece (for fear of the precedent for Spain, Portugal and Italy, as well as for the umbrage taken in Germany at the challenge implied to its authority and leadership in Europe).»

L’analyse s’orient alors vers le Moyen-Orient, pour observer combien certains des initiatives récentes, impliquant notamment la Russie, peuvent être raisonnablement appréhendées et mieux éclairées si l’on fait notamment entrer en ligne de compte la crise ukrainienne, évidemment liée à la Russie. C’est le cas notamment de l’évolution des relations de la Russie avec la Turquie l’Iran et l’Égypte ; par exemple, ces relations sont marquées par autant d’efforts pour faire passer la monnaie des échanges du dollar à des arrangements entre les monnaies des différents partenaires. Ce processus baptisé “dédollarisation” a pris toute sa puissance dynamique à l’initiative de la Russie, à partir des premières semaines de la crise ukrainienne et de la position manifestée des USA (avec les sanctions antirusses), comme une riposte indirecte, ou asymétrique si l’on veut user d’un terme à la très grande fortune aujourd’hui, à l’action du bloc BAO (des USA). Ainsi est établi un aspect du lien très ferme noué entre les crises plus au Nord et celles du Moyen-Orient.

«In other words, any escalation to this double crisis and its inherent tensions will impinge directly into Europe’s and America’s ability to mediate in the Middle East, since Russia, Iran, Egypt and Turkey are all, or partly, key to resolving all the present regional conflicts. Just to be plain, President Putin’s criticism of the global ‘order’ and of America’s weaponisation of the global financial system finds many sympathetic ears across the ‘non-western’ world.

»And if Greece ultimately is to be made a failed state (“pour décourager les autres”), the trend in the Middle East of states de-coupling from the unipolar world, to move towards a more bivalent, multi-polarism will accelerate. Greece has been a core EU member (it is one of earliest members of the EU – before Spain or Portugal) and is a member of NATO. Any re-orientation by Greece towards Russia and China (for help in its post-Euro distress), or any Greek disassociation from NATO, would send shock waves throughout the Balkans...»

On comprendra aisément que cette approche analytique rencontre complètement notre propre démarche vis-à-vis des événements, qui est notamment illustrée par des concepts crisiques divers que nous proposons (d’une façon générale, illustrée par ce que nous désignons comme l’“infrastructure crisique” de la situation du monde.) Elle montre qu’une méthodologie appropriée, qui se libère de la contrainte de la complexité des événements lorsqu’ils sont réduits disons à leur “régionalisation”, conduit à dégager une vision intégrée et hautement significative permettant d’embrasser la signification profonde des grands courants événementiels secouant aujourd’hui la situation générale. On fera à cet égard quelques remarques, également d’ordre général, qui permettront de mieux décrire ce qui nous paraît être la position et le point de vue nécessaires pour rendre compte de cette situation générale.

• L’intégration des crises est un premier point à mettre en évidence. Il n’y a pas nécessairement de corrélation événementielle directe entre les différentes crises envisagées, mais un très fort courant d’interaction indirecte qui va manifestement contre la position habituelle des commentateurs-Système dont le but essentiel est de réduire les crises à leurs causes immédiates et apparentes, de les “régionaliser” là aussi, pour éviter de laisser apparaître justement cette situation générale de crise. Réduire la crise grecque aux questions financières conduit effectivement à effacer sa dimension politique évidente, c’est-à-dire sa caractéristique la plus importante et la plus intéressante. Se concentrer sur cette dimension la plus haute inscrit au contraire cette crise dans un courant politique général de contestation de l’“ordre” établi en Europe au travers des organisations institutionnelles et de la politique générale qu’elles génèrent au nom de l’idéologie hyperlibérale de globalisation qu’elle favorise. Le lien est alors évident avec la “crise russe”, elle-même dégagée du chaos de la crise ukrainienne pour être appréhendée pour ce qu’elle est, – effectivement une contestation de l’organisation générale de globalisation ; et elle-même (la crise russe) considérée alors dans sa vérité profonde et sa perspective la plus longue, puisqu’elle renvoie au moins dans sa chronologie au discours de Poutine à Munich en février 2007, lorsqu’il offrit une critique générale des relations internationales sous l’impulsion des États-Unis développant ce que nous avons pris coutume de nommer la politique-Système. A partir de ces liens divers et puissants, il devient évident sinon impératif de suivre la logique qui nous conduit à observer les effets de ces crises sur la situation générale, et particulièrement sur la situation crisique du Moyen-Orient où la Russie, notamment, est un acteur puissant.

• Cette intégration des crises permet effectivement de mettre en évidence ce que nous nommions plus haut une “parallèle du sens” de ces crises. Les crises dégagées de leur gangue d’une explication événementielle réduite aux seules conditions de chaque crise, donc remise dans leur plus vaste contexte, acquièrent un sens spécifique et fondamental. Intégrées entre elles, elles s’intègrent dans un courant général qui leur donne effectivement tout leur sens. On retrouve alors aisément, tant cette explication que nous proposons en général est simple, l’affrontement de la résistance antiSystème contre le Système, et le sens s’inscrit alors dans le cadre général de la crise de notre civilisation (de notre “contre-civilisation”). Le désordre qui caractérise nombre de situations envisagées lorsqu’elles sont considérées dans leur seul cadre, s’efface pour laisser place à cette logique du sens supérieur. (C’est pour le cas qu’on peut avancer que nombre de situations de désordre peuvent secréter un désordre supplémentaire qui devient ce que nous nommons hyperdésordre en acquérant alors un sens antiSystème qui est le contraire de la confusion de jugement qu’engendre habituellement la seule perception du désordre.)

• Cette perception générale des crises, sorties des contraintes où le Système les enferme pour interdire qu’on en distingue le véritable sens, identifie selon nous des événements qui échappent d’une façon évidente à la maîtrise humaine, aux manipulations, aux manœuvres, aux “plans”, etc. Les événements, tels qu’ils sont appréciés ici, ne répondent pas nécessairement, sinon pas du tout, à des ambitions humaines précisément conçues et exposées. L’effet des crises perçues de cette façon est complètement imprévu et inattendu, et l’on peut alors admettre l’hypothèse que les événements ont leur propre logique, qu’ils génèrent en se développant eux-mêmes. En quelque sorte, les événements répondent eux aussi à l’observation d’une double méthodologie, comme la signification des crises : il y a d’une part les événements appréciés d’un point de vue sectoriel, “régionalisé”, au niveau des seules crises qu’ils caractérisent, et par conséquent enfermés dans une logique d’une soi-disant maîtrise humaine, mais désormais avec le résultat contradictoire et donc significatif qu’ils finissent par devenir incohérent et n’avoir plus aucun sens tant ils paraissent désordre pur ; il y a d’autre part les mêmes événements intégrés, comme les crises elles-mêmes intégrées dans la situation générale, qui acquièrent un sens spécifique sans aucun rapport avec ce que les impulsions humaines qui les ont déclenchés ou qui ont facilité leur déclenchement attendaient d’eux. C’est alors qu’on peut s’attacher à cette hypothèse des événements enfantant leur propre logique, se donnant à eux-mêmes leur propre sens.

Notre point de vue, qui est de plus en plus attaché à cette sorte d’hypothèse, favorise par conséquent de plus en plus le questionnement métahistorique à propos de cette véritable création d’une dynamique générale, – crises et événements hors des rangements et du contrôle humains, – qui semble ne dépendre que d’elle-même. Le questionnement métahistorique concerne évidemment l’origine de cette création : qu’est-ce qui fait que cet apparent désordre, lorsqu’il est appréhendé selon une méthodologie plus ambitieuse et plus haute, acquiert un sens d’une incontestable puissance, et un sens qui tend à faire penser que cette époque de bouleversement rupturiel et de crise de civilisation suit un ordre, – un “ordre de marche” comme dynamique aussi bien qu’un “ordre des choses” comme objectif ? Pour nous, il n’y a évidemment pas d’interrogation plus importanteN>; par ailleurs, et ceci justifie encore plus cela, il n’y a pas de spéculation que ne haïsse plus le Système, qui ne constitue un danger plus grand pour lui.


Mis en ligne le 24 février 2015 à 07H21

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