Du dézingage des journalistes russes en Ukraine

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Du dézingage des journalistes russes en Ukraine

Il n’a pas si tort qu’on pourrait croire, l’honorable Youri Roumanenko, analyste ukrainien qui revient d’un pompeux et imposant séminaire à l’université d’Harvard : lui, au moins, il va jusqu’au bout du déterminisme-narrativiste, sans complexe, sans se voiler la face. Nous sommes en guerre de communication ? C’est narrative contre narrative ? Eh bien, sélectionnons des snipers de l’armé ukrainienne, avec cette consigne impérative : “dès que vous voyez un type avec le mot Press dans le dos du côté russe, ou sûrement du côté russe, avec une tête de Russe quoi, c’est aisément reconnaissable, comme un sous-homme, eh bien deux, trois balles bien placées et on n’en parle plus ...” Murmure gêné chez les collègues col-cravate (pardon col-sans-cravate) de Harvard ; c’est que le sang, hein, c’est poisseux, ça tâche vilainement, et les chemises toutes fraîches lavées-repassées... La civilisation dérape un peu, on essaie de rétablir le standard, retrouver la ligne jaune et discontinue. Mais Roumanenko n’a pas froid aux yeux, comme Sputnik.News (encore des journalistes russes, bon Dieu !) nous le rapporte, ce 6 avril 2015. Il explique que RP (Relations publiques) pour RP, ce qui compte c’est de faire parle de soi, et ainsi l’on fera parler de l’Ukraine, et c’est ce qui importe ; et puis, plus on dézingue de journalistes russes, moins bien la narrative russe se porte bien et c’est ce qui importe (suite)...

«Recalling a recent meeting at Harvard University on his Facebook page, Romanenko noted that he recommended to his colleagues that Ukrainian army snipers suppress Russian coverage of the war in Donbass by deliberately targeting Russian journalists operating in the region.

»The political analyst noted that as the conversation turned to the powerful role played by information warfare in the present conflict, speakers began lamenting about how Ukraine has been falling out of the American media space recently. It was then that Romanenko decided to “inject some new life into the debate.” “I know how to resolve the problem of waning attention and to bring media attention to a new level. The Ukrainian army must selectively and carefully eliminate Russian journalists covering the situation in Donbass. We need to direct Ukrainian army snipers to shoot people wearing PRESS helmets, making them priority targets,” Romanenko wrote, recalling his comments before the Harvard audience. “Since the media represent a destructive weapon and allow Russia to operate not only in the war zone, but across Ukraine, taking out several dozen journalists in the conflict zone will reduce the quality of the picture presented in the Russian media and, therefore, reduce the effectiveness of their propaganda.”

»The political analyst explained that such an action would quickly bring Ukraine back into the center of the American media's attention, noting that while on the one hand this would serve as “bad PR” for Ukraine, “all the same, PR is PR, and we must do everything possible not to fall out of the US media's focus in the context of [its] presidential campaign.” The analyst noted that his Harvard hosts rejected his proposal outright, noting that the deliberate murder of journalists is a violation of international law, to which, in Romanenko's recollection, the Ukrainian delegation “happily grinned.”

»The analyst noted that when Russia repeatedly violated international law in relation to Ukraine, “you didn't seem too worried…so why should you be worried now? The intensification of the conflict, and bringing it to a new level, unable to be ignored by the US and Europe, serves as our magic wand.” Romanenko stated that following the meeting, “one man from the [Ukrainian] diaspora” told him “you are completely right; this is just the way to save Ukraine.”»

Cette sorte de séance est plus courante qu’on ne pourrait le penser, et nous en avons eu des échos précis, séances de cette sorte qui se tiennent également entre des délégations ukrainiennes et des détachements de l’UE les accueillant dans leurs confortables centres de conférence à Bruxelles. Les bataillons d’“experts” ukrainiens mobilisés depuis février 2014 après être passés à la lessive-BAO-Kiev qui lave plus blanc que blanc pour mener la guerre de communication dans les emplois luxueux que fournissent les divers think tanks, fondations washingtoniennes et réseaux type-Soros, introduisent un élément d’une nouveauté remarquable dans le “débat de la communication”. Ces “bataillons” ont également et naturellement, – quotas regnante, – leur lot d’expertes ukrainiennes qui ajoutent un élément sociétal intéressant, les ravissantes jeunes expertes ukrainiennes n’étant pas les dernières à présenter des argumentations quasi-révolutionnaires rappelant parfois la dialectique maoïste par leur recherche de l’absolu de la destruction, comme l’éradication de la culture qui peut être un obstacle à la narrative, la dénonciation de toute référence impliquant des nuances historiques, etc. Mais alors que les maoïstes cherchaient à créer un “monde nouveau” en ajoutant à leur dialectique extrémiste des actes de violence directe, des humiliations, des lapidations, ce qui constituait finalement une démarche idéologique et révolutionnaire extrême classique, ces guerriers ou ces amazones de la “guerre de la communication” ne veulent entendre comme arguments et comme seul champ de leur action que la simple mise à jour de la réalité-vérité [la narrative] que les agents-Press de la Russie sont en train d’assassiner.

Avec eux, avec ces “experts” d’un genre inédit, avec leur passion pour la narrative Kiev-BAO, le “débat de la communication” devient une véritable “guerre totale de la communication”, avec une branche importante développée à l’intérieur même des milieux où ils évoluent pour débusquer les extrêmes pas assez extrêmes. Leur comportement n’est pas tant d’appuyer la guerre de la communication contre la Russie, ce qui va de soi, que de donner à cette “guerre de la communication” un véritable tour guerrier au sens propre du qualificatif. Pour eux, la tactique est simple, qui constitue une acceptation complète du déterminisme-narrativiste : tout doit être fait pour que triomphe la narrative, y compris l’élimination de ceux qui développent la narrative inverse. Ainsi l’élimination physique des journalistes russes prend-elle tout son sens et constitue-t-elle une mesure logique de l’extrémisme auquel les conduit leur logique. C’est tout juste si l’on songe qu’il s’agit de mettre une balle dans la tête d’un journaliste, à distance convenable pour ce héros du mécanisme postmoderne, dissimulée et par “traîtrise loyale” puisque conforme aux règles du boulot, qu’est le sniper. (Sans prendre parti en aucune façon sur la valeur de l’acte pour éviter le regard furibond de monsieur Valls, simplement pour ce qui concerne la dialectique morale du jugement, il faudrait longuement réfléchir sur ces jugements étranges qui nous poussent à faire un héros, un homme de courage, d’un sniper qui tire, dissimulé, en toute impunité, avec une arme redoutable pour ce tir, et un “lâche” et un couard épouvantable d’un terroriste qui se fait exploser avec sa voiture. L’art de l’inversion, c’est comme l’art de la fugue du temps du baroque, une sorte de basse continu de notre jugement inverti qui se mesure à notre sécurité bien tempérée.)

Il s’agit d’un produit remarquable de l’évolution de l’affrontement, qui tend de plus en plus à se développer dans le champ de la communication. Dans ce cas également, la crise ukrainienne apporte un élément nouveau, un produit jusqu’alors inconnu de l’extrémisme, comme si les facteurs politiques extrémistes ukrainiens qu’on croyait cantonnés à l’extrême-droite ukrainienne et à ses milices et “bataillons” divers dont certains affichent leurs sympathies néo-nazies, se transposaient en tactiques de communication exposant et recommandant les actes les plus extrêmes. On arrive à une situation où la guerre de la communication n’est plus un domaine spécifique, un domaine à part, mais bien une sorte nouvelle d’action guerrière. Romanenko suggère qu’il va “injecter une vie nouvelle dans le débat” («... inject some new life into the debate »), ce qui sonne presque joyeux et dynamique, en suggérant de transporter le débat sur le champ de bataille, dans le viseur de l’un ou l’autre sniper chargé d’éliminer les journalistes qui pourraient donner quelque crédit factuel à la narrative adverse. Peu importe qu’une telle pratique, qui est affichée pour ce qu’elle est (liquidation des journalistes par “contrats” en quelque sorte), risquerait de donner “mauvaise presse” à l’armée ukrainienne et à l’Ukraine-Kiev parce qu’“à la guerre comme à la guerre”, que “la RP est la RP” et que “la guerre de la communication est la continuation de la politique par d’autres moyens”.

Même les neocons dans leurs délires les plus fous, ceux de la période 2001-2004 qui rêvaient d’envahir plusieurs pays à la fois, n’ont jamais été aussi loin dans le détail de l’action, et n’ont jamais songé à remplacer aussi radicalement l’action militaire par l’action de la communication, – c’est-à-dire, plus précisément, à mettre l’action militaire complètement au service de l’action de la communication. Il ne s’agit plus de modifier ou d’influencer des opinions, de changer le sens de la communication, il ne s’agit plus de communiquer même si c’est pour influer sur l’opinion de l’autre avec des moyens grossiers et massifs ; il s’agit de tuer, d’éliminer, pour éradiquer toute autre narrative que la seule narrative acceptable et, à partir de là, développer la seule narrative possible sans autres entraves. Cette “guerre totale de la communication” implique l’impossibilité d’une issue qui ne se terminerait pas par la capitulation sans condition de l’adversaire, de l’Ennemi, – dito, son élimination physique par quoi passe l’éradication de la réalité. Le phénomène de déterminisme-narrativiste n’a jamais été poussé aussi complètement au terme de sa logique. En un sens, l’acte de la communication peut être mis en parallèle, en intensité et dans le sens le plus absolutiste, avec ce qui est accompli par ISIS/EI/Daesh comme l’acte pur de l’intolérance religieuse ; par contre, les conditions sont extrêmement différentes, entre l’acte brut d’une décapitation et le persiflage haineux qui accompagne les interventions de ces guerriers de la communication (et nous n’employons certainement pas le terme “persiflage” par hasard)

La situation la plus remarquable, finalement, est celle des interlocuteurs du bloc BAO (bruxellois, washingtoniens), gens installés, policés et aimables, civilisés juge-t-on, confrontés à une telle sauvagerie dialectique, une telle puissance de terrorisation de la psychologie de nos élites. Il y a une certaine gêne, – comment faire autrement? – devant une telle violence presque de type maoïste mais maintenue à la seule violence psychologique dans la démarche technique, mais aussi une incapacité, une impuissance de ces gens chics à opposer certains arguments d’apaisement. Littéralement, les élégants experts du bloc BAO se trouvent pieds et poings liés devant ces étranges créatures, souvent ardentes et parfois aux visages charmeurs, qu’ils ont eux-mêmes enfantées et qui les tiennent sous leur fascination. (Romanenko a bien ces mots : “l’intensification du conflit [notamment en tuant des journalistes russes] ... nous sert de baguette magique” [« The intensification of the conflict, and bringing it to a new level, unable to be ignored by the US and Europe, serves as our magic wand.”].) Eux, “les élégants experts du bloc BAO”, ils finissent par capituler sans condition, terrorisés par la puissance de l’agression subie ; les Russes, y compris les journalistes, c’est moins sûr...


Mis en ligne le 8 avril 2015 à 06H04