DIALOGUES-11 : pensée, raison, intuition

Dialogues

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 1384

DIALOGUES-11 : pensée, raison, intuition

Si je me réfère à l'hypothèse que j'ai proposée, selon laquelle l'évolution des sociétés humaines est le produit de la compétition darwinienne entre entités dites anthropotechniques, que pourrais-je dire de la pensée, de la raison et de l'intuition?

Dans la mesure où ces systèmes anthropotechniques rassemblent des humains, lesquels sont dotés de cerveaux, on ne pourra leur dénier la faculté de penser, soit au niveau du système global, soit au niveau des humains qui les composent. Nous allons y venir en fin d'article. Mais examinons d'abord la pensée, la raison et l'intuition en termes généraux.

En simplifiant beaucoup, nous pourrions dire que, pour un cerveau doté d'un minimum de cortex associatif, capable donc d'héberger des modèles du monde construits par l'expérience endogène et exogène, penser signifie soumettre le modèle du monde ainsi construit à de nouvelles hypothèses résultant de la prise en compte de modifications du milieu extérieur perçues par les sens. La nouvelle hypothèse déforme le modèle et suggère un nouveau comportement tenant compte de la modification du milieu. Si ce comportement est plus favorable à la survie de l'organisme que l'ancien, le modèle du monde ainsi modifié est mémorisé.

Nous pourrions donc dire que penser consiste, au lieu de répondre instantanément aux sollicitations du milieu (comme le fait un organisme non doté de cerveau tel celui de l'amibe), à passer par le relais d'une simulation: simuler un nouveau comportement en le rapprochant d'un milieu ou monde lui-même simulé sous forme de modèle, au niveau du cortex. La pensée dans cette acception du mot est un mécanisme automatique permanent, autrement dit non volontariste.

Des rationalités superposées

Les modèles du monde résidants au sein du cerveau comportent plusieurs catégories d'éléments. Nous pourrions parler de plusieurs catégories de rationalités. Les éléments de base résultent d'un câblage du cerveau acquis au cours de l'histoire de l'espèce. Noam Chomsky a montré que ces câblages, hérités à la naissance, sont très nombreux, chez l'animal et a fortiori chez l'humain. Ils expriment une expérience de longue durée acquise par l'espèce au cours de l'évolution. Le nouveau né sait d'instinct que les évènements ont des causes, que le haut se distingue du bas, qu'il y a un avant et un après, etc. Il sait aussi très vite utiliser les éléments d'une grammaire générative. Nous pouvons donc parler à ce niveau d'une raison ou rationalité propre à l'espèce.

Les modèles du monde résidants au sein du cerveau comportent par ailleurs des éléments qui sont le résultat des expériences acquises par les individus en groupe, généralement transmises sous formes de mémoire collectives, images, concepts, comportements types. Nous pouvons parler à ce niveau d'une raison ou rationalité propre au groupe, dite aussi culturelle. Les mêmes, étudiés par la mimétique, en font partie.

Une troisième catégorie d'éléments, s'ajoutant aux précédents, résulte des expériences acquises par l'individu lui-même. Il s'agit d'une rationalité individuelle. Ainsi, m'étant plusieurs fois coupé avec tel couteau particulier, je peux en déduire que tous les couteaux sont coupants.

Penser en dehors de la raison

La raison ou rationalité, plus ou moins intuitive ou au contraire formalisée dans des règles logiques, constitue donc la suite quasi obligée de la pensée, dès lors que la pensée accompagne un ensemble de comportements moteurs ou actifs. Mais peut-on penser en dehors de la raison? La réponse est évidemment oui. C'est le cas du rêve à proprement parler, de l'imagination, de la poésie, etc. Cette forme de pensée n'est pas totalement aléatoire, mais elle ne se réfère pas systématiquement à des modèles rationnels, au sens de ceux décrits ci-dessus. Elle se réfère à des modèles que nous pourrions dire a-rationnels ou irrationnels. Dans de tels modèles, il pourra exister des évènements sans cause, des esprits sans cerveaux, etc. Si ceux-ci sont ensuite soumis à l'expérience du milieu et vérifiés par l'expérience, ils rejoignent les modèles rationnels. D'autres, non vérifiés par l'expérience, peuvent cependant demeurer parce qu'ils répondent à des besoins plus généraux des organismes. Ils resteront donc totalement “imaginaires”, ce qui ne les empêche d'ailleurs pas d'avoir des conséquences sur les comportements. Ce pourrait être le cas de ce que les freudiens appellent l'inconscient, inconscient individuel ou inconscient collectif.

Mais venons-en aux intuitions, souvent évoquées par vous, mon cher Philippe. Vous signalez leur importance, leur rôle quasi prémonitoire. Dans l'interprétation de la pensée que je propose ci-dessus, j'ai rappelé le rôle fondamental des hypothèses dans la prise en compte par le cerveau des modifications du milieu perçues par les sens. Elles se traduisent après vérification expérimentale par une modification du modèle du monde résidant dans le cerveau. D'où viennent ces hypothèses?

Il n'existe pas dans le cerveau un homoncule savant qui face à une expérience nouvelle, suggère une hypothèse susceptible de l'expliquer. Il semble que le cortex associatif, constamment soumis à un bombardement de nouvelles entrées, génère en permanence, sur un mode plus ou moins aléatoire (aléatoire contraint) de nouvelles explications. Certaines de celles-ci, dans des circonstances favorables, pourraient prendre assez de consistance pour se traduire par des prérationalisations, immédiatement soumises à l'expérience. Nous pourrons alors parler d'intuitions. On ne conservera d'ailleurs en mémoire que les intuitions vérifiées par l'expérience et entraînant une modification perceptible du modèle du monde résidant dans le cerveau. La capacité de générer de telles intuitions n'est sans doute pas présente au même degré dans tous les cerveaux. Elle distingue les cerveaux inventifs ou créateurs des cerveaux plus routiniers.

On voit, si nous acceptons les généralités qui précèdent, que la raison est un produit de la pensée, autrement dit du cerveau “en situation” dans le monde. Il s'agit d'un produit élaboré, puisqu'elle se réfère à des modèles plus ou moins structurés du monde, construit par l'expérience au niveau principalement du cerveau associatif. Il existe d'innombrables formes de pensées qui ne présentent pas ce caractère structuré. Elles vivent des vies bien plus brèves. L'intuition correspondrait dans ce cas à un mode de génération d'hypothèses particulièrement réactif et percutant, dont ne disposent que certains cerveaux.

Une raison relative

Ceci dit, les modèles du monde produits par le mécanisme de pensée rationnelle ainsi décrits n'ont de valeur que relative. Il ne valent que pour les cerveaux qui les génèrent et n'ont de validité que tant qu'ils ne sont pas modifiés suite à de nouvelles expériences. La rationalité scientifique, forme la plus accomplie au regard de la philosophie occidentale d'une telle rationalité, n'échappe évidemment pas à ces contraintes.

La raison est donc préférable à l'irraison, mais elle ne garantit pas que les processus s'en inspirant soient les mieux adéquats au regard de la survie globale de la vie et de la civilisation. Seule l'expérience a postériori permet d'en juger. Revenons à mon hypothèse des systèmes anthropotechniques. Prenons comme exemple de tels systèmes la firme BP, pour ne pas évoquer systématiquement le Pentagone. BP était connue par son savoir faire en matière de deep drilling. Pourquoi alors l'accident dans le golfe du Mexique? Les cerveaux individuels de BP, comme ses ressources collectives en terme de cognition (cognitive system) n'étaient pas irrationnels. Mais leurs rationalités n'avaient pas intégré jusqu'à ce printemps l'hypothèse d'un accident tel que survenu dans le golfe du Mexique (la défaillance des sécurités d'un blow out preventer sous dimensionné au regard de la pression régnant dans la poche). Il n'en avait même pas eu le pressentiment intuitif. Maintenant, peut-on penser, on ne les y reprendra plus. Une raison instruite par l'expérience va reprendre la main, chez BP, en Louisiane et ailleurs dans le monde.

Hélas non sans doute. La compétition technologique déchainée au sein des superorganismes anthropotechnique constitués par les firmes et les Etats pétroliers va de nouveau conduire à des situations dangereuses imprévues, voire à des désastres. Ne va-t-on pas continuer à forer ultra deep sur les côtes américaines ? BP pour sa part, si j'en croit une information, espère avoir un contrat du colonel Khadafi, l'humaniste et l'environnementaliste bien connu, pour creuser des puits en profondeur dans des zones ultra-sensibles de la Méditerranée. Mon “intuition”, qui me paraît inspirée par une prérationalité scientifique de bon aloi, me dit que de nouvelles catastrophes surviendront quasi nécessairement.

Jean-Paul Baquiast