De la psychologie et de l’intégration raciale aux USA

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De la psychologie et de l’intégration raciale aux USA

De notre lecteur Philippe , une question en date du 26 janvier 2010, liée plutôt au Bloc-Notes de ce même 26 janvier 2010 qu’au texte du 20 janvier 2010 dans le Forum duquel elle apparaît:

«“Obama : un seul mandat” – précision…

»“...comme cela paraît encore plus sûrement hors de portée d’une psychologie américaniste, fût-elle celle d’un Africain-Américain (preuve par l’absurde que l’intégration raciale fonctionne – pour le pire de notre civilisation, sans aucun doute).”

»Je ne comprends pas le sens de votre remarque finale. Merci d'avance de préciser.»

De l'intégration au suprématisme

Il est vrai que la remarque demande à être éclairée. Elle traite le cas américaniste comme un cas hautement spécifique, avec une forte influence sur la psychologie. Elle part de l’appréciation que l’“intégration” réalisée à la suite des mouvements des années 1956-1968 des Africains-Américains, ou des Noirs devenant Africains-Américans pour l’occasion, représente, dans la perspective considérée aujourd’hui, une capitulation évidente pour ce qu’on nommerait “l’âme des Noirs” (les Noirs descendant des esclaves en l’occurrence, et regroupés par le temps, les souffrances et les avatars de leur propre histoire en un groupe identitaire aux USA, avec sa propre culture, sa propre spécificité). C’est dire que, de ce point de vue, je me placerais du côté de Malcolm X contre Martin Luther King première période (le King de la fin, avant son assassinat d’avril 1968, avait changé et s’était durci dans le sens de Malcolm X, ce dernier assassiné en 1965).

(Malcolm X n’était pas le premier à émettre ces thèses identitaires, accompagnés de projets politiques et opérationnels dont on accepte plus ou moins le réalisme, la validité, les méthodes qui accompagnaient son militantisme et ainsi de suite, – mais sans aucun doute il est une référence théorique et charismatique, en plus d’être une personnalité incontestablement brillante, qui permet de bien comprendre le problème. De ce point de vue, Malcolm X bien plus représentatif que des mouvements actuels tels que “La Nation de l’Islam”, où la dimension “islamiste” tend à brouiller le problème.)

En quoi consista l’“intégration” proposée dans les années 1960? En une sorte de “marché” que je décrirais, du point de vue des Noirs, comme “vendre sa psychologie au système”, qui n’est après tout qu’une variante terrestre du “vendre son âme au Diable”, aussi vieux que notre culture et que les angoisses de notre spiritualité. Les Noirs deviendraient donc Africains-Américains et partie intégrante de l’ensemble (notamment du système); une petite partie privilégiée d’entre eux bénéficieraient des avantages du système, avec même une “classe moyenne” célébrée par les sociologues du système en de longs et pompeux articles; l’on célébrerait également, bien entendu, le caractère sublime du melting pot. Avec le temps, d’ailleurs notablement rapide car le temps presse, on sortirait des stars africaines-américaines célébrées comme telles à Hollywood et dans le show business – l’une d’entre elles eut même la coquetterie malheureuse de passer sa vie à tenter de blanchir sa peau, preuve que le pauvre Michael Jackson n’avait pas compris les règles du jeu; l’un ou l’autre secrétaire d’Etat (Powell, Rice), quelques généraux à quatre étoiles au teint d’ébène et même (la Navy fut toujours plus réticente) l’un ou l’autre amiral; quelques banquiers, quelques CEO de grandes entreprises; des députés en nombre acceptable pour les quotas, des sénateurs en nombre beaucoup plus restreint (un seul aujourd’hui, et par la bande, remplaçant d’Obama dans des conditions contestées) parce que la Haute Assemblée reste le dernier bastion du suprématisme WASP; enfin, un président au bout du compte, pour placer au plus haut la cerise sur le gâteau. Pour le reste, les “Africains-Américains” des ghettos se tapent des pourcentages de chômage notablement au-dessus de la moyenne dans des proportions allant du double au triple, vivent dans la guerre des gangs et dans la drogue, forment une très solide minorité, presque majoritaire en fait, des prisons US, domaine dont l’on sait que les USA sont champions du monde toutes catégories, et de loin, pour l’abondance de la population (bien au-delà des deux millions en tôle), avec “l’avantage” de la privation des droits civiques pour ceux qui sont passés par là, ce qui écarte une proportion notable des Africains-Américains des bureaux de vote. Les Africains-Américains de La Nouvelle Orléans ont pu s’apercevoir, avec Katrina, comment le système continuait à les traiter en situation d’urgence, quand les réflexes toujours vivaces ressurgissent. Le “racisme” (réticence sur ce mot – voir la conclusion) reste ce qu’il est et une récente remarque du chef de la majorité démocrate au Sénat (le sénateur Reid) sur Obama pendant la campagne de 2008, révélée récemment par un livre sur cette campagne (Game Change, de Mark Halperin et John Heilemann), suffit à notre édification. Dans les dîners en ville, lorsqu’on est dispensé de l’Africain-Américain de service selon les quotas et qu’on est entre WASP, entre les petits fours et le dessert, BHO redevient un “fucking’ Nigger” comme vous et moi.

Notez bien que je n’oppose pas nécessairement Blancs et Noirs aux USA, surtout aujourd’hui où le problème du système écrase tout le reste, – avec au moins cette vertu de mettre à jour les véritables termes du problème central de la crise des USA qui est le miroir et le centre bouillonnant de la crise du monde. Il y a toute une immense population de “petits Blancs” qui souffre du système et les gens dont j’ai parlé plus haut à propos du sénateur Reid sont, avant d’être racistes, des privilégiés du système. Cela domine le reste.

J’ai toujours pensé que le racisme avait été une interférence malheureuse empêchant l’union nécessaire entre les Noirs et les “petits Blancs” contre le système, parce que, pour moi, le racisme est une conséquence de causes diverses et non une cause fondamentale; il peut devenir, par le fait de cette définition incertaine et ambigüe, un moyen de manipulation ou une politique monstrueuse, ou un moyen de promotion totalitaire des soldats du modernisme par l’antithèse de l’anti-racisme. Ce que je nomme “le système”, qui est une organisation à la fois fautive, illégitime et mécaniste, voire une organisation véritablement diabolique si l’on veut une définition plus élevée, est la cause fondamentale parce qu’il est l’invention fondamentale de la modernité dans ses effets les plus radicaux, les plus nihilistes et les plus prédateurs, – bref, les plus déstructurants. (Ne pas oublier le «Les Lumières c’est l’industrie» de Gouhier, qui scandalisa Stendhal en 1825 et le fit devenir anti-américaniste, lui qui avait été admirateur des USA jusqu’alors.)

La conséquence est que les Noirs devenus Africains-Américains ont effectivement “vendu leur psychologie” (leur identité, donc leur âme) au système en échange d’une place qui est faite aux privilégiés d’entre eux. Je comprends à 100% les attaques de Harry Belafonte contre Colin Powell en 2002 (voir notre texte du 17 octobre 2002). Belafonte, pourtant plus modéré que pro-Malcolm X, traitant Powell de “ house slave in the Bush administration”, c’est-à-dire une sorte de Kapo noir par rapport aux Blancs – ou, plus justement et précisément dit, pour bien situer les responsabilités, par rapport au système mis en place aux USA par les Anglo-Saxons imprégnés de leur culture puritaine transcrite en termes politiques en suprématisme “exceptionnaliste”. Car, et ceci pour conclure d’une façon fondamentale à mon sens, le problème est beaucoup plus le suprématisme que le racisme; à la différence du racisme qui n’a pas nécessairement ce but de l’anéantissement, le suprématisme implique le but fondamental de l’anéantissement de l’identité (dont la race) de l’autre par tous les moyens, de l’intégration castratrice à la destruction pure et simple. (C’est pourquoi j’avais agrémenté plus haut le mot “racisme” de guillemets qui seraient bien nécessaires.)

Le handicap fondamental d’Obama n’est pas d’être Africain-Américain (et encore, à demi), mais bien d’être un Africain-Américain intégré par le système. Mais, certes, s’il ne l’avait été, il n’aurait pas été élu… Le reste de l’énigme d’Obama est de savoir jusqu’où il a été intégré, du point de vue de sa psychologie profonde, – non pour attendre qu’il ordonnera la création d’une “nation noire” mais pour observer si, à un moment ou l’autre, il lui arrivera de songer à se révolter contre le système.

Philippe Grasset