Notes sur Clausewitz KO debout 

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Volume 20, n°04 du 25 octobre 2004

Depuis la “seconde Guerre froide” de la fin des années 1970, la guerre a évolué d'étrange façon. De “façon de continuer la politique par un autre moyen”, elle est devenue moyen de liquider la politique par tous les moyens. Ce texte constitue la rubrique Analyse, Volume 20, n°04 du 25 octobre 2004, de la Lettre d'Analyse de defensa et eurostratégie.

 

Notes sur Clausewitz KO debout

D'abord, proposons une audace révisionniste (très vilain terme...). Contrairement à ce qui fut un peu vite affirmé dans notre époque où tout va trop vite, le XXIe siècle n'a commencé que fort récemment.

• La vision “classique” (très vilain terme...) de l'interprétation de nos libéraux postmodernes, de Fukuyama aux ex-“nouveaux philosophes” français, c'est que le XXe siècle, commencé en 1914, s'achève en 1989, dans le fracas du Mur qui tombe.... Le « court XXe siècle », comme écrit Eric J. Hobsbawn en sous-titre de son livre L'âge des extrêmes, — tout en observant qu'il ne fut pas “court” en fait de massacres et d'extermination. Cette classification est d'autant plus compréhensible que Hobsbawn est un marxiste et que 1989 marque le crépuscule du marxisme comme force temporelle constituée. Bref, tout le monde s'y entend, les vainqueurs (libéraux post-modernes) comme les vaincus (marxistes), pour boucler le XXe siècle en novembre 1989. Cela conduit à une implication évidente : le XXIe siècle commence en novembre 1989 et la période 1989-2001 enchaîne naturellement sur le temps “post-9/11”, à la fois comme une période matricielle et préparatrice de ce nouveau temps.

• Au contraire, nous proposerions l'idée que le XXIe siècle commence le 11 septembre 2001. L'événement nous semble justifier ce classement, à la lumière de ses effets ; et ce classement a l'avantage de ne pas rompre la période avant 1989 et après 1989, tant nous jugeons qu'il y une continuité de développement et de conception de la puissance US, essentiellement à partir des dernières années 1970 (“seconde Guerre froide”) et surtout à partir de la présidence Reagan. Certes, cette période 1981-2001 est préparatoire de 9/11, mais un peu comme l'est 1989-2001 dans l'autre classification. Surtout, il y a rupture de substance avec 9/11.

C'est de cette rupture de substance que nous voulons parler ici. Nous voulons aborder le principal sujet de la période, dans tous les esprits et chez tous les planificateurs: la guerre et les changements extrêmement profonds qui l'ont transformée dès le 11 septembre 2001.

L'événement du XXe siècle transformé en non-événement

La guerre est, par son ampleur destructrice, sa capacité de nuisance déstabilisatrice, le principal événement de ce soi-disant “court XXe siècle”. Que ce soit la Grande Guerre, qui épuisa l'Europe et bouleversa l'ordre des puissances dynastiques et impériales européennes en permettant l'apparition de l'acteur américain et l'émergence de la subversion communiste; que ce soit la Seconde Guerre mondiale, qui acheva la liquidation des puissances européennes au profit des USA et déclencha la décolonisation; que ce soit la Guerre froide, qui paralysa les relations internationales et permit à la mécanique de l'armement d'imposer la terreur de l'anéantissement. Entre les guerres ou parallèlement à ces guerres, d'autres formes de conflit développaient les liquidations de masse, avec toutes les formes de déstabilisation qui en découlent. On peut avancer l'idée que la mécanisation de la guerre, par l'ampleur des destructions qu'elle autorise, a permis au quantitatif en toutes choses de supplanter le qualitatif. C'est le caractère même du “court XXe siècle”.

Le paroxysme de cette importance essentielle de la guerre mécanique, parvenu quasiment au stade de l'automatisme, fut atteint avec le caractère central de la Guerre froide, illustré notamment par la crise de Cuba: on y voit les deux adversaires désignés se battre “côte à côte” pour tenter de repousser la marche semblant inéluctable vers l'anéantissement réciproque. Nous pourrions ainsi avancer l'hypothèse que “court XXe siècle”, au lieu d'être le siècle des idéologies, fut encore plus celui de l'invasion de la mécanisation et de l'automatisme de la guerre.

L'effet principal de ces phénomènes fut une transformation des psychologies. Le principe fameux de Clausewitz de la guerre comme “continuation de la politique par un autre moyen” se transforma et devint la guerre comme “liquidation de la politique par tous les moyens”, — la politique, dans ce cas, dans le sens le plus large, impliquant finalement toute forme de vie organisée. La crise des euromissiles de 1979-83 et les protestations contre la guerre nucléaire, symbolisées et portées par le succès du film télévisé The Day After (1981), indiquent le paroxysme de la crise psychologique à cet égard. Parallèlement, les progrès des armes conventionnelles, avec leurs considérables capacités de destruction, prétendument faites pour écarter l'impossibilité de faire la guerre avec le nucléaire,avait abouti en fait à son contraire : le caractère “impensable” de la guerre nucléaire s'était étendu à la guerre conventionnelle de haut niveau, retrouvant la perception née de la Grande Guerre qu'un conflit conventionnel pouvait effectivement recéler ce même caractère de catastrophe humanitaire menaçant l'équilibre d'une civilisation.

C'est cette psychologie transformée qui, en 1989-91, crut à l'apparition d'une nouvelle époque. La chronologie qu'on a esquissée rend bien mieux compte des phénomènes qu'on décrit. Selon notre approche, c'est bien au tournant de la fin des années 1970 et du début des années 1980, quand la “seconde Guerre froide” (à partir de 1976-77) réintroduisit la possibilité d'une guerre au plus haut niveau qui semblait avoir été neutralisée depuis la crise de Cuba, que cette perception de la “guerre impossible” (plus encore que la “guerre impensable” des analystes en stratégie nucléaire) toucha le public. Les dirigeants en prirent très rapidement conscience. La période dite de la “Soviet War Scare”, avec des menaces de déclenchement de conflit autour de 1983-84, acheva de “discréditer” le concept de guerre comme étant devenu un enchaînement automatique pouvant déboucher sur une guerre réciproque d'anéantissement contre le gré des protagonistes. L'activisme de Gorbatchev dans le domaine du désarmement, à partir de 1985-86, est largement basé sur ce sentiment. La popularité internationale du dirigeant soviétique dans les années 1986-89 est accordé à la perception qu'il répondait, avec ses idées de désarmement, à une attente générale du public. On voit bien que le “discrédit” du concept de guerre n'a rien à voir avec la chute de l'Union soviétique, mais qu'il la précède très largement.

Si l'on accepte cette logique, on pourrait avancer que la guerre du Golfe (1990-91), avec son caractère de grande guerre conventionnelle classique, est une tentative pour “sauver” le concept de guerre du discrédit qui n'a cessé de l'accabler tout au long du soi-disant “court XXe siècle”. Déjà, dès ce conflit, apparaît pourtant une caractéristique de la nouvelle époque: la crise des effectifs, sous diverses sortes de pression dont l'une des plus importantes est la décision politique générale, non concertée, de ne plus recourir à la conscription pour alimenter les unités engagées dans des conflits, puis, dans nombre de cas, l'abandon de la conscription. L'argument employé est significatif et doit faire s'interroger sur le “sort” de la guerre: on ne craint plus des attaques massives contre le territoire national et, par conséquent, la conscription, dont le principe est né dans les premières guerres nationales pures (autour de la Révolution française), ne se justifie plus. On pourrait également interpréter une décision de Gorbatchev de réduire unilatéralement les forces soviétiques en Centre-Europe de 200.000 hommes, à la fin de 1988, comme un acte allant dans ce même sens du retrait des effectifs des situations de guerre, ou de risque de guerre.

Les “guerres” qui suivent (après celle du Golfe), les premiers conflits “post-modernes” (“conflits de la 4è Génération”), se caractérisent par l'emploi d'effectifs réduits (mais, bien entendu, hautement professionnalisés). Il s'agit des divers conflits des Balkans où les unités régulières présentes (celles des pays non parties dans la guerre, intervenant sous le drapeau ONU) évoluent au niveau des bataillons ou des régiments au plus et ont des tâches diverses, civiles autant que militaires; les parties en conflit, elles, s'apparentent à des ensembles disparates, mélanges de reliquat d'armées régulières, de bandes irrégulières, de maquisards plus ou moins accointés avec des trafics divers, etc.

La transition des années 1990 (époque Clinton) montre effectivement une évolution vers une situation inédite. La “guerre” n'est plus vraiment la guerre ; elle n'est pas déclarée, elle est devenue, par essence, insaisissable et, même, indéfinissable.

On ne sait plus vraiment qui est l'ennemi...

On pourrait dire des guerres de l'ex-Yougoslavie des années 1990 qu'il s'agit de conflits civils, voire locaux, classiques, que les puissances cherchent à contenir sans s'y impliquer. Non seulement on pourrait le dire mais c'est ce qui fut dit en général, pourtant sans en exprimer toutes les implications.

Un trait particulièrement intéressant de ces conflits est la question de savoir qui “fait” la guerre, en ce sens de savoir qui la déclenche et qui l'emporte, — en un mot, qui est le “maître de la guerre”. On peut avancer l'hypothèse, sinon le constat que les Occidentaux et les Russes tiennent ce rôle fondamental, beaucoup plus que les véritables “combattants”. En 1990, contrairement à certaines réécritures de l'Histoire qui veulent présenter l'Europe comme impuissante à cette époque, c'est au contraire l'Europe dans l'état où elle se trouvait qui assume l'essentiel de la responsabilité. Les premiers engagements en Slovénie, fin juin 1990, pouvaient être aisément contenus par des forces européennes. Français, Belges et Allemands s'y étaient apprêtés, en proposant une intervention d'un contingent pouvant aller jusqu'à 15.000 hommes sous le drapeau UEO. Ce furent les Britanniques (ceux qui donneront plus tard des leçons d'interventionnisme) et les Néerlandais qui, début octobre, bloquèrent définitivement cette initiative au sein de l'UEO. Pour ces deux pays, intervenir en Europe sans la participation américaine était quelque chose d'impensable. On comprend à cette lumière que le principal problème de l'aggravation de la guerre de l'ex-Yougoslavie n'est ni les ambitions panserbes de Milosevic, ni les manigances des musulmans de Bosnie, mais, bien entendu, la sinistre comédie européenne des relations transatlantiques.

Tous les actes décisifs de cette guerre furent également le fait des Occidentaux, — que ce soit l'aggravation du conflit en Bosnie, à cause des manoeuvres américaines sabotant les processus de paix ONU (en fait, processus européens) au profit des musulmans bosniaques ; que ce soit l'intervention de 1995, d'abord le fait des Français en mai-juillet, puis des Américains (avec l'OTAN comme cache-sexe) récupérant la mise en août-septembre, jusqu'au montage de l'accord de Dayton. Quant au conflit général de l'ex-Yougoslavie, on sait comment il se termina, par une “guerre” manigancée de bout en bout par les Occidentaux, spécialement par les Américains, et sur la fin avec l'aide des Russes faisant céder Milosevic, sans que jamais on puisse parler de véritable ”guerre” puisque sans la moindre intervention terrestre à cet égard.

Voila donc ce que devient la guerre. Nous aurions fortement tendance à avouer notre réticence à continuer à employer le terme de “guerre”. Techniquement, tout cela peut encore faire illusion et les militaires, qui craignent beaucoup les incertitudes de l'après-Guerre froide s'y emploient. Ils ne sont pas vraiment convaincants.

Cette période particulière, que nous voudrions définir comme charnière entre la période (commencée en 1976-81) qu'elle achève et celle qui commence le 11 septembre 2001, introduit un autre phénomène du plus grand intérêt. Ayant proposé l'hypothèse que les vrais acteurs de la guerre sont les Occidentaux (avec les Russes dans cette circonstance) plus que les bandes sur le terrain, on la complétera par le constat que se pose alors la question de l'“ennemi”; en d'autres termes, l'hypothèse se résume à la question de savoir qui est l'ennemi...

Tout au long des divers épisodes des conflits de l'ex-Yougoslavie, les opinions et les élites occidentales se déchirèrent sur le point de savoir qui devait être considéré comme l'ennemi. La question se posa avec la Slovénie, face à l'armée fédérale (yougoslave); elle se posa avec le conflit bosniaque, où l'ennemi pouvait être les Serbes bosniaques, les bosniaque musulmans, voir les Croates qui jouèrent également un rôle; elle se posa encore avec ce qu'il est coutume de désigner comme “la guerre du Kosovo”, où l'ennemi pouvait être les Serbes, avec d'ailleurs diverses nuances chez les Serbes (divers nationalistes, ex-communistes, démocrates, etc), où il pouvait être également les Kosovars musulmans et albanophones, où il pouvait être les Albanais eux-mêmes. On ajoutera également des conflits et affrontements périphériques à cette “guerre du Kosovo”, au Monténégro, en Macédoine, etc. La complexité de cette affaire, typique du conflit ex-yougoslave, ne doit pas nous effrayer. Seul importe ici le constat de la difficulté d'identifier l'ennemi.

Si l'on continue à accepter l'hypothèse des puissances occidentales comme véritables acteurs de la guerre et si l'on y ajoute la difficulté de déterminer l'“ennemi”, on s'apercevra que des notions aussi anciennes que les guerres nationales, telle la notion de “trahison”, n'ont plus guère de fondement. Au nom de la nation et des intérêts de la nation, il n'est plus possible de déterminer que telle ou telle attitude correspond à une trahison punissable de la peine suprême (la mort) dans la plupart des codes pénaux. On vit ainsi dans nombre de pays occidentaux, notamment en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, les élites se déchirer au propos de savoir qui l'on devait soutenir. La “guerre du Kosovo” (mais celle de Bosnie aussi, dans une moindre mesurer) est un exemple particulièrement remarquable. L'ennemi était-il le Serbe malgré qu'il fût désigné comme tel par les autorités des nations coalisées? On pouvait avancer le contraire et organiser une aide concrète, voire des actions de résistance à l'attaque occidentale, sans pour autant parler de trahison, et sans être inquiété à cet égard.

Corollaire de ces divers points que nous rappelons ici, la “guerre du Kosovo” fut aussi l'occasion d'une innovation. En préliminaire à l'attaque, la secrétaire d'État américaine Madeleine Albright affirma, le 15 février 1999, qu'il était justifié de tenir pour nulle et non avenue la question de la souveraineté dans le cas de la Serbie. Albright annonçait que, dans certains cas, dont seules certaines puissances, et même une seule puissance (les USA bien sûr) pouvai(en)t être juge(s), la souveraineté ne constituait plus un obstacle à une intervention extérieure. Comme monsieur Jourdain avec la prose, Albright faisait de l'attaque préventive sans le savoir, — dans tous les cas, sans le dire.

La surprise 9/11, surprise bien préparée...

Ce qui précède, que nous avons volontairement placé dans une cohérence et une perspective nouvelles qui va directement des années 1976-81 jusqu'à septembre 2001, permet d'éclairer différemment les événements qui ont suivi l'attaque du 11 septembre 2001. Il ne fait aucun doute que celle-ci sera retenue comme la borne historique d'une nouvelle époque, celle qui marque le début du “vrai XXIe siècle”. Par contre, on ne peut parler de “rupture”, comme font les Américains qui affectionnent de confondre l'Histoire tout court avec leur propre histoire. Les racines du post-9/11 sont bien présentes et même prolifèrent dans la période précédente, celle qui court depuis les années 1976-81.

Lors du débat Kerry-Bush du 30 septembre, le candidat démocrate a eu un mot remarquable, dont la signification va bien plus loin qu'il ne croit lui-même sans doute. Parlant de l'attaque contre l'Irak en “réponse” à l'attaque du 11 septembre 2001, il a remarqué : « [It was] like Roosevelt invading Mexico in response to Pearl Harbor. » C'est non seulement vrai mais, encore, ce n'est pas nécessairement une erreur... Nous voulons dire par là que l'image est juste mais qu'il n'est du tout assuré pour autant qu'elle décrive une erreur complète. Nous sommes vraiment dans une époque de “grande Guerre” contre on ne sait plus qui, une “grande Guerre” sans ennemi. Les conditions des années 1990 qui portaient sur des conflits mineurs se sont transformées quant à l'importance des conflits et la nature nouvelle des conflits s'est confirmée et s'est même radicalisée. L'apparition du terrorisme comme ennemi principal introduit un facteur décisif dans ce sens, celui qui nous manquait encore dans les années 1990, sans aucun doute; plus encore avec le terrorisme “globalisé”, aux revendications incertaines, sans base nationales clairement identifiée, “organisé” dans des organisations dont la caractéristique principale est à l'image du reste (qui peut dire ce qu'est réellement Al Qaïda? Si Ben Laden existe encore ou s'il existe vraiment, et quel rôle joue-t-il, etc?). Cela fait qu'effectivement, aujourd'hui une proportion respectable d'Américains (autour de 40%) croit que Saddam Hussein a participé à l'attaque du 11 septembre 2001: il s'agit moins d'un mensonge ou d'une réaction d'ignorance que l'effet d'une confusion générale, entretenue certes, mais existante d'elle-même dès l'origine, et évidemment résumée par cette étrange question: l'ennemi existe-t-il encore?

La situation actuelle est d'autant plus pathétique qu'il y a une “guerre” par la volonté des hommes (« We are at war » s'exclament stupidement tous les dirigeants de l'establishment US après l'attaque du 11 septembre). La guerre a été déclenchée le 11 septembre, et encore la “plus grande guerre de tous les temps” à entendre certains, mais il n'y a pas d'ennemi clairement identifié, ou simplement identifié, — sinon des entités renvoyant à des incertitudes et à des phantasmes (le terrorisme, l'islamisme radical, les musulmans, etc). On mène des campagnes militaires superbes (19 mars-9 avril 2003 en Irak) aboutissant à des situations catastrophiques. Des termes étranges naissent, caractérisés par la contradiction jusqu'à l'absurde (« catastrophic success », définition de la campagne irakienne par son vainqueur de mars-avril 2003, le général Tommy Franks).

La réalité se mesure en actions destructrices, en ruines et en victimes incompréhensibles (essentiellement civiles), en pratiques de plus en plus barbares (tortures, attitudes arbitraires), en comportements rhétoriques insensés (présence générale du mensonge, prépondérance de l'image sommaire sur l'explication intelligible, construction de mondes artificiels par le virtualisme), en attitudes complètement conformistes (référence constante aux interprétations officielles dont on sait par ailleurs le caractère substantiellement mensonger). La guerre a perdu sa cohérence historique, sa fonction régulatrice de renouvellement des situations politiquement bloquées qui étaient sa seule justification acceptable. Clausewitz est KO debout.

Situation absurde, reflet d'une crise bloquée

Il ne faut pas s'étonner de l'absence d'ennemi, ni de la perte de la fonction régulatrice de la guerre (la guerre n'est plus “la continuation de la politique...”, elle est devenue la destruction de la politique par tous les moyens). Il s'agit d'un point particulièrement spectaculaire d'une situation générale qui a sa cohérence intérieure, sa logique propre.

La destruction de la guerre par absence d'ennemi,— sa castration en un sens, transformant un événement historique malheureux et cruel mais éventuellement novateur en un désordre anti-historique sans but ni justification, n'est pas un événement isolé et incompréhensible. On ne fait ici qu'explorer une facette de plus d'une situation générale qu'on peut caractériser comme une crise de civilisation d'une ampleur considérable.

On connaît bien désormais les caractéristiques de cette crise de civilisation. En nous appuyant notamment sur des remarques de l'historien des civilisations, le Britannique Arnold Toynbee (voir notre Analyse, Volume 17 n°20 du 10 juillet 2002), nous développons l'idée que notre civilisation est parvenue à un degré de blocage qui affecte l'espèce en entier, et l'Histoire par conséquence, — ce serait “l'Histoire bloquée” plus que “la fin de l'Histoire”. Toynbee a émis l'idée qu'il existe une sorte de continuité dans le défilement des différentes civilisations, l'une, déclinante, le cédant à l'autre, en plein essor, et la seconde reprenant en quelque sorte le flambeau de la première là où il a été abandonné.

Manifestement, notre civilisation a posé le flambeau par terre, si l'on accepte l'idée que l'image de “flambeau” représente la capacité d'une évolution civilisationnelle équilibrée, avec une évolution parallèle du progrès matériel et du sens spirituel. Notre civilisation, elle, a commencé à égarer ce parallélisme à partir du XVIIIe siècle, avec le progrès matériel en pleine accélération et le sens spirituel en pleine décadence. Il est en effet difficile de faire accepter l'idée que notre époque, avec son idéal réduit à une morale sclérosée soumise à un conformisme absolu de l'esprit, et maintenue à force malgré ses conséquences catastrophiques dans la réalité sur la vie sociale des hommes et sur leur niveau de culture, présente à l'homme un sens spirituel acceptable.

Aujourd'hui, il ne semble guère y avoir de choix qu'entre différentes sortes de nihilisme, — principalement le nihilisme de l'extrémisme intégriste (musulman, chrétien, laïc, etc) et le nihilisme du mercantilisme américaniste, de loin le plus dangereux et le plus mortifère. Notre civilisation est un échec et elle demanderait à être remplacée, comme le veut la thèse de Toynbee. Mais cela est impossible parce que, à côté de ce blocage du sens, on trouve une puissance technologique inouïe, qui interdit à toute autre force de civilisation de se manifester par les moyens habituels. (Personne ne peut reprendre le flambeau que nous avons posé à terre.) De là toutes les tensions internes à notre civilisation, notamment entre des conceptions européennes et américanistes, parce qu'il apparaît en effet qu'une modification, voire une rupture de notre civilisation bloquée, notamment pour permettre un déblocage, ne peut plus venir que de l'intérieur de cette civilisation.

C'est évidemment dans ce contexte le plus large possible que nous inscrivons nos remarques sur l'évolution du concept de “guerre”. De façon très logique, la “guerre” souffre aujourd'hui des mêmes maux que notre civilisation. Derrière une rhétorique pompeuse et sclérosée par un conformisme de fer, elle n'a plus aucun sens dans la réalité, par incapacité d'identifier un “ennemi”, par conséquent par incapacité de faire naître des conditions nouvelles d'un ordre satisfaisant. Nul n'ignore, sauf les appréciations officielles, que les conflits de la fausse guerre de l'ex-Yougoslavie ont débouché sur de fausses paix, qui ne font qu'entretenir des situations de chaos larvées où se développent toutes les situations possibles de déstructuration. Comme l'Histoire et comme la civilisation elle-même, la guerre est, aujourd'hui, bloquée.

 

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