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Article : DIALOGUES-III : La “thèse” de La grâce de l’Histoire

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Comment vient l'esprit de résistance...

Christian Steiner

  06/04/2010

Tout d’abord merci pour votre initiative de dialogue et d’ouverture, qui me semble ne pouvoir être que salutaire aujourd’hui, dans une perspective de réflexion et de salut commun (dans la perspective aussi de ce qu’aucun ne nommait « l’intellectuel collectif »? – et dont le dialogue entre Philippe Grasset et Jean-Paul Baquiast est la base d’un noyau possible).

Merci pour le texte de P.G., où il prend une fois encore la peine de présenter sa « thèse », son intuition, sa démarche de manière rigoureuse et claire, élégante et plaisante (malgré la gravité du sujet – ou à cause ?) et, je trouve, entraînante.

Mais au but. Bien que vous suivant sur l’essentiel, j’ai néanmoins envie de réagir à la logique de l’avant avant dernier paragraphe (« Mais le processus est à double sens… »).

La question est :

Comment la psychologie pervertie et/ou influencée par le système, comment cette psychologie que vous décrivez – et j’y souscrit – comme touchée dans son intégrité même jusqu’à ce que « la pensée favorable au système (…) lui apparaisse à lui-même, comme un produit naturel de sa propre réflexion entièrement autonome et nourrie à une connaissance qu’il maîtrise », comment cette psychologie-là, touchée dans ce qui fait sa perception, ce qui fait sa personnalité, peut-elle « retrouver les composantes de ce qui peut devenir une pensée de résistance et de révolte » ?

Votre argument est que, perméable au formidable flux d’information d’aujourd’hui, elle peut en arriver au constat qu’elle est sous influence et agressée. Mais cela répond-t-il à la question de savoir comment une psychologie sous influence en arrive soudain à se former un jugement l’autorisant à se percevoir comme sous influence et, plus crucial encore, à ressentir la nécessité de réagir à cela ? (l’interpréter comme une agression insupportable) ?

Je pense – et là j’en appellerai aussi à ma subjectivité, à mon expérience personnelle, à l’observation de mon vécu et de celui de mes proches –, que pour passer du constat de cette influence, de « cette usurpation » de notre psychologie par le système, à « la pensée de résistance » (et l’action, et le comportement qui en sont la preuve), il faut un choc profond, un choc psychologique (affectif, existentiel), quelque chose comme une crise existentielle, une crise tellement grave qu’elle menace l’individu « dans sa substance » pour le dire rapidement, dans son identité, dans son image de soi, dans ce qui a fait sa vie jusqu’alors, et l’oblige à parer au plus pressé, écarter l’accessoire et aller directement à l’essentiel, au vital, et trancher.

Il serait donc pour moi moins question de constat que de choc, de crise personnelle forçant à la guérison, au sauvetage de soi, et de la recomposition du regard en profondeur que cela nécessite (donc de recomposition des priorités). Moins question d’accès à l’information ou de constat qu’à ce que nous faisons avec ce dont nous disposons (constat, expérience) et pour quoi, dans quel but, à quel fin…

Réponse à Christian Steiner

Philippe Grasset

  07/04/2010

Merci, monsieur Steiner pour votre intervention. J’ai un peu hésité à vous répondre, étant donné que, comme dans le cas de votre intervention à propos du texte de Jean-Paul Baquiast, et comme sa réponse le disait, les questions que vous soulevez seront traitées dans les “dialogues” et dans les deux bouquins en cause.

Néanmoins, comme votre intervention est très précise, comme le point abordé lui-même, je ne vais pas vous laisser sans tenter de vous répondre. Je propose quelques précisions point par point, effectivement, selon ma méthode, plus intuitive que scientifique.

• Pour moi, la psychologie est l’outil de la pensée. Elle n’est pas elle-même dépositaire de pensée. L’attaque du système de communication contre elle est une sorte de “lavage de la psychologie”. (Noami Klein parle, dans son livre “La Stratégie du choc”, de ces tortures, notamment de la CIA, destinée à réduire la psychologie du sujet à une “page blanche” sur laquelle pourront être inscrite de nouvelles données.) Autrement dit, il n’y a pas appropriation et formatage de la psychologie, mais ouverture forcée pour la rendre disponible et ouverte, pour qu’elle accepte les données favorables au système… Notez que cela implique une croyance (presque religieuse) du système que ses propres données, qu’il estime lui être favorables, seront celles que retiendra la psychologie ainsi forcée et “lavée”. On retrouve cette attitude “religieuse” chez les tenants du libre-échange, chez les “neocons”, chez les américanistes bien entendu. (Le “lavage de la psychologie” ne doit pas être confondu, selon moi, au mal nommé “lavage du cerveau” pratiqué par les communistes. Il s’agissait en fait d’un “reformatage de la pensée”, par la répétition de slogans, discours, etc., ayant effectivement un sens. Les tortures de la CIA n’emploient que des méthodes de “choc”, notamment sensoriel, sans aucun sens, qui détruisent le contenu de la psychologie sans rien mettre à la place.)

• …Pour autant, effectivement, cette action automatique du système de la communication, puisqu’elle “ouvre” la psychologie, la tient ouverte à d’autres données. C’est là qu’est le nœud de l’affaire, et peut-être l’effet pervers de la méthode.

• Vous dites qu’il faut une crise personnelle pour que la psychologie rejette le poison qu’elle a absorbé et accepte d’autres données, celles qui conduiront à une pensée de résistance. Est-ce bien là le sens de votre propos ? Dans tous les cas, j’y souscris et c’est bien mon idée. Je pense simplement que cette crise personnelle, qui peut prendre des formes très diverses, qui est nécessairement une très grande souffrance, est elle-même causée par la crise extérieure du système, qui amène à des situations complètement différentes de celles qu’on avait envisagées lorsqu’on acceptait le système, à des pressions insupportables pour la psychologie. Je crois qu’il y a une violence de l’information de la crise, multipliée par la puissance du système de communication, qui, aujourd’hui, suscite des crises de psychologies personnelles et font naître (chez certains) l’ “esprit de résistance”. L’essentiel est bien dans ce rapport entre l’intérieur (la psychologie) et l’extérieur (la pression sur la psychologie).

• Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. C’est un développement névrotique identifié. Voyez les explications autour du docteur Beard, qui identifia la neurasthénie en 1880, comme “le mal américain”, causé par le développement de la civilisation américaniste. (Notre lien : http://www.dedefensa.org/article-une_lecture_revelatrice_sur_la_crise_de_la_psychologie_americaine_les_tyrannies_de_l_ideal_le_mal_americain_et_ses_remedes__14_06_2004.html). « «La nervosité américaine est le produit de la civilisation américaine ... Notre immunité contre la nervosité et les maladies nerveuses, nous l’avons sacrifiée à la civilisation. En effet, nous ne pouvons pas avoir la civilisation et tout le reste ; dans notre marche en avant, nous perdons de vue, et perdons en effet, la région que nous avons traversée.» Cette “civilisation” dont parle Beard, c’est le développement de la puissance du système du technologisme, secondé par le système de la communication, aujourd’hui parvenu à un paroxysme.

• Pour moi, la crise du système est un automatisme qui entraînera de plus en plus de ces retournements psychologiques, avec tous les risques afférents de malaises et de souffrances psychologiques, jusqu’au risque de la folie. La crise du système est liée à sa puissance. Plus le système est puissant, plus sa pression est forte, plus il se développe en une crise, plus il se découvre tel qu’il est, plus il bouscule les psychologies qu’il a conquises, plus il met ses propres conquêtes psychologiques en péril. Sa faiblesse mortelle est dans sa force mortelle. 

Tout-à-fait! Un petit mot sur "données"...

Christian Steiner

  07/04/2010

« Vous dites qu’il faut une crise personnelle pour que la psychologie rejette le poison qu’elle a absorbé et accepte d’autres données, celles qui conduiront à une pensée de résistance. Est-ce bien là le sens de votre propos ? ». C’est complètement le sens des mes propos. Et merci d’avoir rendu encore plus explicite la différence entre psychologie et pensée, distinction cruciale.

Le seul point sur lequel je m’interrogeais, que je cherchais à rendre moins confus dans mon esprit, plus concret, c’est ce qui se cache sous le terme de « donnée » –  ce qui doit conduire la psychologie ouverte « à une pensée de résistance ». Mon premier mouvement – mais ce fut absolument un reste du poison du système – a été de le comprendre dans son acceptation étroite du terme, celui de données d’informations objectives, ou à visée objective ou encore critique, sur le système (style analyse journalistique, historique etc. etc.). Et je voyais mal comment cela pouvait s’articuler à cette crise personnelle, qui est transformation du regard sur nous-mêmes, sur notre rapport à autrui et au monde (et à ce système qui nous coupe du monde).

Je distinguerais ainsi deux choses, deux dimensions (au moins) au terme de « données », qui correspondent aussi à une dynamique – mais je parle une fois de plus de mon expérience personnelle et de ce que je peux observer autour de moi, c’est-à-dire des gens de ma génération, celle de la quarantaine aujourd’hui :

1. les « données » comme informations et analyses critiques sur le système. Ils ne peuvent à eux seuls nous donner « l’esprit de résistance », ils ne peuvent à eux seuls nous donner la force de se placer en résistance (comment le faire, alors qu’on a une carrière, une famille, des responsabilités professionnelles, toutes ces choses à assumer ?). Par contre, couplé aux injonctions de plus en plus forte du système, ils peuvent nous conduire à un état de malaise diffus et grandissant (dans lequel j’étais personnellement depuis quelque part entre 1998-2002), malaise diffus qui peut aller grandissant jusqu’à nous conduire inconsciemment dans des situations ne pouvant que déboucher sur une crise personnelle (une crise « à l’insu de notre plein gré » si l’on veut), cette crise existentielle dont vous dites bien qu’elle peut prendre bien des formes.

En ce sens, les réseaux d’information alternatifs dont vous parler dans « …L’outil suprême de la révolte générale » sont absolument nécessaires, pour attaquer le système et, sur le plan des individus, pour augmenter la tension, aggraver le malaise, commencer à percevoir le système non pas encore pour ce qu’il est (« spirituellement » parlant) mais dans ses actions (je dois dire que là encore, cela a été mon cas ; et je vous suis absolument quand dans le même article vous parler de leur importance dans le domaine journalistique certes, mais aussi pour les écrivains, les historiens et les scientifiques). Nécessaire mais insuffisant ; pour cela il faut la contrainte de la crise personnelle, pour « lâcher prise », pour que la psychologie se retourne.

2. les « données » ou éléments qui nous permettent de résoudre cette crise (ces données qu’accepte la psychologie en train de « rejete[r] le poison qu’elle a absorbé »), et sur lesquelles poussent la pensée de résistance, qui sont d’une autre nature, qualitativement bien plus élevées et plus rares. Ce sont les éléments qui nous permettent de passer cette crise, cette épreuve, de retrouver une nouvelle lucidité, de (re)trouver le sens de ce qui fait sens, le sens de ce qui vaut la peine, de ce dans quoi on veut s’inscrire, de ce que l’on veut transmettre, former, donner, de ce pour quoi on est prêt à se battre – parce que c’est au-delà du vital, parce que c’est plus grand que nous, parce que ça nous grandit et nous permet de vivre debout.

Ici je reprends les mots de Michel Onfray dans Métaphysique des ruines pour décrire cette épreuve : « la catharsis, la purgation, la purification, qu’il faut entendre dans un sens sotériologique païen. On se purifie lorsque l’on passe outre, que l’on va ailleurs, plus loin que là où croupit ce dont il faut se purifier. » Une catharsis qui nous permet donc de passer outre (le système), d’aller au-delà des blocages que créait et dans lequel nous maintenait le jeu antagoniste des forces du système… La psychologie y est retournée dans tous les sens, chamboulée, puis « nettoyée et expulse le poison »… Résultat : « l’esprit qui s’est recouvré lui-même ».

(Vous aurez reconnu sur la fin votre propre expression, ainsi que celle de l’auteur d’Ecce homo)

Que sont concrètement ces « données » ou éléments qui permettent de passer à travers cette crise existentielle ?

Elles sont aussi nombreuses, singulières, diverses et personnelles qu’il y a de personnes et d’existences, évidemment. Oserais-je toutefois avancer qu’il semble y avoir quelques récurrences :

i. les éléments personnels, les éléments de notre mémoire, de notre vécu, qu’il s’agit de recomposer, de réarticuler ; sur lesquelles il s’agit de créer une nouvelle perspective, un regard autre (Boris Cyrulnik dans son Autobiographie d’un épouvantail, parle de recomposition de la mémoire pour surmonter le trauma) ;

ii. ce peut être de nouveaux éléments personnels, jusque là caché, qu’il s’agit d’aller chercher dans l’histoire des nos proches, de découvrir puis d’intégrer ;

iii. mais dans ce travail éminemment et nécessairement solitaire, on peut compter sur des viatiques, des aides, des éléments qui sont présents, qui nous sont fournis par la culture, et par la haute culture : grands récits traditionnels, récits épiques, livres « écrits avec le sang », dialogues avec les grands auteurs, la musique et les diverses traditions de chants, et j’en passe, que je ne connais pas mais qui existent ; bref : tout ce qui est inscrit dans la durée de la pâte humaine et qui nous permet d’être en contact « spirituel » (mais aussi quasi « charnel », « viscéral », comme ce sentiment de fraternité) avec des personnes qui sont « passées par là » (ou pire) et qui ont donné forme à ceci et qui se transmet depuis lors pour nous aider à notre tour. Bref, la culture, quoi, en ce qu’elle permet de se structurer et de se restructurer, de se sauver et de se dépasser.

En ce sens, ces « données »-ci ne sont pas qualitativement à mettre sur le même plan que les premières, lesquelles relèvent plus de l’analyse critique et de l’activité rationnelle (étant entendu que je ne hiérarchise pas les deux choses, les deux étant complémentaires et nécessaires).

En élargissant donc le terme de « données » à ce qui relève des « données du problème », à ce qui nous est donné, à ce qui nous est imposé ou à ce dont on s’empare, je transcrirais, au niveau psychologique, le combat que vous identifier dans notre civilisation en disant que notre psychologie est :

- agressée par les « données » déstructurées du système, données multiformes, multidimensionnelles, qui peuvent sembler s’adresser dans certain cas à l’intellect, qui s’adressent dans tous les cas à nos sens, nos émotions, nos désirs, flattent nos « passions tristes », nos pulsions etc. etc. – pour rire, on pourrait parler de DDM : « Données de Destruction Massive » :-)

(… étant entendu, je vous suis là aussi, que le système force effectivement la psychologie a être grande ouverte à ses « données » pour instiller son influence nauséabonde, rendant l’air intérieur irrespirable, enfumé, jusqu’au moment où la psychologie se décide d’aller respirer un grand coup d’air frais à travers ces ouvertures…)

- sauvée par les « données » structurées et structurantes, ces éléments inscrits dans la durée de l’expérience humaine, dans la durée culturelle, par ce que les êtres humains ont toujours estimé valoir la peine d’être transmis, parce que précieux (la pensée tragique, la pensée critique, la pensée méditative etc. etc.), parce que sacrés dans le sens de ce qui peut sauver, ce qui pousse à se dépasser (même à dépasser le nihilisme) etc. A la sortie de la crise personnelle, on devient plus imperméable aux premières, type fumisteries, et beaucoup plus sensibles aux secondes… Puisse-t-il en être ainsi collectivement

Je suis bien conscient que je suis un peu au delà du « simple » débat sur la résistance au système, que je parle de quelque chose qui n’est pas seulement un esprit de résistance au système mais un mouvement de libération de l’esprit (mais l’un peut-il aller sans l’autre ? Et au-delà de ce système, il faut bien savoir pour quoi, positivement, on se bat ; à quoi l’on dit oui et pas seulement à quoi l’on dit non). Mais c’est par besoin de comprendre ce qui m’est arrivé, ce qui nous arrive ; et cela me rend encore plus clair ce que vous dites de manière si concentrée, si ramassée…

N.B. Je le répète, ce texte, ce genre de crise personnelle vaut pour les gens déjà installés dans le système. C’est certainement différent pour la jeunesse, les jeunes gens qui sont encore dans la phase naturelle de rébellion face à la société, mais sans savoir peut être exactement pourquoi (pour quoi d’autre, ce qui ne s’apprend qu’avec le temps, les épreuves) – là encore je parle en général : tous les cas individuels sont différents, et certains à vingt ans ont déjà découvert ce que d’autres n’auront jamais le besoin de découvrir… Et il en va à l’évidence encore différemment des plus jeunes, des adolescents qui sont en plein dans la constitution de leur personnalité. Mais dans les deux cas, adolescents et jeunes gens, leur formidable force est certainement dans leur formidable énergie, leur envie de futur, leur imagination, leur vitalité, et cela nous réservera bien des surprises…

Me trompe-je si je résume ainsi :

L’outil suprême de la révolte est donné par les réseaux d’information alternatif (votre interview «…L’outil suprême de la révolte générale»)

L’esprit de la révolte, ou l’esprit de résistance et d’affirmation, est la culture (ou le besoin de culture – votre deuxième partie de La grâce de l’Histoire : ce qui poussaient les artistes dissidents de l’américanisme à Paris – faut-il y voir aussi ce qu’il y a de sous-jacent, en partie, pour la meilleure partie, à Tea Party ?)

Et le déclencheur est la crise personnelle…

P.S : Merci d’avoir répondu. Ne prenez pas la peine de le refaire à cette trop longue bafouille. Je continuerai ce dialogue en vous lisant.