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Article : Anniversaires, anniversaires, — d’une guerre l’autre

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Au recto le virtualisme, au verso, le réalisme

Pascal Bitsch

  02/06/2004

Ce qui se déploie chez les rédacteurs de DeDefensa comme l’analyse et la critique du virtualisme, risque de faire passer sous silence l’analyse et la critique d’un “fictionnement” du réel, c’est-à-dire de sa construction et de sa transformation au sens de l’art politique.
La part d’illusion que comporte ce processus est aisée à démasquer, tant la fiction plaquée est grossière. Néanmoins, cette facilité ne doit pas masquer que le fictionnement en cours transforme la réalité bien au delà des fables virtualistes et cela avec une possibilité de réalisme et de prospective impitoyable.

Si le virtualisme est chaque jour mis en défaut comme représentation erronnée et caricaturale du réel, comme une pure projection du système, de ses préjugés et de ses intérêts, et bien il n’en reste pas moins qu’il est participe directement à la construction d’une nouvelle réalité, de nouvelles perceptions, que par ses “provocations”, ses “maladresses”, sa “stupidité” elles-mêmes il créé une nouvelle situation, de nouvelles perceptions, de nouveaux ennemis. Les analystes commentent généralement ces ces contre-coups, ces retours de réalité comme des échecs du virtualisme, se plaçant au niveau de celui-ci, c’est à dire du commentaire du spectaculaire, alors qu’ils n’en sont que les effets. Voir dans ces effets un échec du virtualisme, c’est en rester soi-même au même premier degré et confondre le virtualisme avec le fictionnement du réel qui s’opère à travers lui et parfois à l’encontre de ses valeurs explicitées.

Or quel est le réel ainsi fictionné, créé par le virtualisme ? Quelle est la réalité du monde de demain qui se dessine par son effet combiné à celui de la force brutale. Bien-sûr pas celui qu’il vise explicitement à établir, bien qu’il ne s’en cache pas. Quel est-il ?

Tout concourre à penser que la révolution réactionnaire virtualiste à la fois révèle, masque et accomplit une vision du monde compatible avec les valeurs, les comportements et les intérêts d’une génération de dirigeants -économiques, militaires et politiques- qui ont été gagnants dans un contexte économique d’équilibre géo-capitalistique verrouillé et renforcé par un contexte de guerre larvée permanente. C’est tout simplement cette réalité-là qu’il s’agit de “recréer autrement”, autant que de conserver, bouleversée qu’elle est par la fin de la guerre froide, la prévisibilité d’une crise sociale sans précédent en Occident par suite de la mondialisation, l’émergence de la Chine comme ressource financière excédentaire à la place du Japon et qu’il s’agit d’ancrer dans la logique d’équilibre et de transferts d’investissements de confiance avec la zone déficitaire Etats-Unis et Europe.
Si telle est la réalité fictionnée sous nos yeux, de façon systématique, ostensible mais brouillée sous le bavardage virtualiste, alors même les “maladresses”, les “bévues”, les “erreurs psychologiques”, les “provocations” trouvent une explication et révèlent l’envers de la médaille du virtualisme qui montre un visage de réalisme cynique. Alors la guerre contre le terrorisme (que l’on a annoncé “globale et permanent” comme l’a été la guerre froide), de la guerre Irakienne en tant que ferment de “guerre des civilisations”, et peut-être même l’absence coupable de réaction aux annonces des événements déclencheurs du 11 septembre 2001 qui sont alors à rapprocher du précédent également annoncé à l’avance de Pearl Harbor ; alors l’appel de fond public sans précédent aux USA pour le budget de la défense, c’est à dire de capitaux asiatiques pour relancer l’économie américaine, alors la torture pornographique mise en scène et diffusée au monde arabe ainsi que ses conséquences “civilisationnelles” cessent d’être les bourdes de virtualistes dépassés par la réalité, mais se déploient sous nos yeux comme une pratique sensée conduite avec réalisme. Il est vrai que les bons sentiments sirupeux du virtualisme holliwoodien impregnent désormais à ce point les analystes politiques, économiques, les médias et le public qu’il devient presque inconcevable de formuler ou de publier tant de cynisme. Il est vrai que l’opinion publique mondiale, virtualisée et construite médiatiquement, reste circonscrite dans des modèles de comportement prévisibles, sauf erreur grossière, mais en elle-même révélatrice de l’étendue du cynisme et de la banalisation du mensonge à grande échelle d’un Aznar.

La révolution virtualiste est donc bien une révolution conservatrice. Le nouvel ordre mondial établi et maintenu par les “virtualistes” américains armés à crédit par la sueur des ouvrières chinoises pour conduire la “guerre sans fin contre le terrorisme” n’est autre que le prolongement de l’ancien ordre mondial avec quelques changements de rôles, la Chine nouvelle remplaçant le Japon rassi comme puissance investisseuse, le monde musulman et le mouvement social global assimilé au terrorisme remplaçant la menace communiste.
Face à cette perspective, outre les incalculables dégâts humains et sociaux déjà vécus et prévisibles, deux dangers guettent : la perte même de l’essence-même de l’humanité et de sa conscience d’elle-même dans la virtualité construite pour à la fois accomplir et masquer la réalité de la domination ; un scénario global sur le modèle de la catastrophe de l’Ile de Pâque sur une planête désormais trop petite pour nous permettre sans risque majeur un nouveau cycle de “croissance” de 30 ans prévisible selon ce modèle.

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Pascal Bitsch
mai 2004