Tunisie, Egypte : réflexions

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Tunisie, Egypte : réflexions

A quel titre pourrions nous proposer ici des réflexions sur un phénomène qui avait pris tout le monde de court, y compris évidemment nous-mêmes? La question mérite d'autant plus d'être posée que se multiplient les commentaires venant de personnes qui à tort ou à raison se prétendront mieux informés que nous. Ceux de ces commentaires qui nous parviennent sont généralement très pertinents. Difficile donc de faire mieux.

Nous avons cependant en tant qu'éditeur d'Automates Intelligents un petit avantage méthodologique (dont d'ailleurs nous n'avons pas le monopole), celui provenant de l'approche systémique, celle qui recherche, derrière les évènements, à identifier le jeu de superorganismes de diverses natures associant à des humains des technologies et des concepts. Parlons pour simplifier de systèmes anthropotechniques ou anthropotechnomémétiques, pour saluer le travail de décryptage que font, parallèlement à nous, nos amis de la mémétique. Nos lecteurs savent ce dont il s'agit. Les autres trouveront toutes informations utiles sur nos sites.

La révolution populaire et ses acteurs

On a parlé de “soulèvement des peuples tunisien et égyptien”, longtemps opprimés par des pouvoirs sur lesquels nous reviendrons dans la seconde partie de cet article. Cette image plait bien aux imaginations révolutionnaires. On pourrait la contester, en la rattachant à un romantisme sans liens avec la réalité des populations tunisienne et égyptienne. Nous pensons au contraire qu'elle est profondément juste. Précisément parce que les peuples en question nous paraissent exister concrètement. Il s'agit de tous les jeunes et moins jeunes des classes dites éduquées », regroupés par les réseaux de la radio, de la télévision et d'internet. Ceux-ci comme toujours en de telles situations peuvent contribuer à dynamiser des éléments moins informés, femmes, travailleurs ruraux.... Cette importance des réseaux numériques a été mille fois soulignée et commentée. Mais on est encore loin des analyses un peu scientifique qu'elle exigerait.

Nous sommes là concrètement en présence d'un système anthropotechnique qui n'est pas aussi facile à étudier qu'il semble. Certes, ses agents, par définition, ne s'y dissimulent pas mais au contraire s'y exposent. On y trouve des humains mais aussi des idées et des images (autrement dit des “mèmes”). Tous s'y expriment, se renforcent et mutent en permanence. Malgré les différences de langages, les contenus révolutionnaires en émanant ont circulé et continuent à le faire très largement. Cependant les forces émettrices et réceptrices de ces contenus sont plus difficiles à identifier qu'il ne semble. Des analyses géopolitiques complexes s'imposent pour ce faire, qui, elles-mêmes, seront différentes selon les appartenance des observateurs-acteurs.

Bornons-nous ici à constater qu'une communauté d'approche s'est ainsi établie entre les mouvements démocratiques européens et leurs homologues dans le monde arabe, particulièrement dans le Maghreb et l'Egypte. Les bons exemples circulent dans les deux sens. C'est ainsi que la gauche européenne est en train d'apprendre certaines choses utiles à partir de l'exemple tunisien et égyptien, quel que soit l'avenir des révolutions dans ces deux pays. Notamment le fait qu'un pouvoir autoritaire, aussi bien installé qu'il semble être, puisse trébucher sur un événement apparemment fortuit. La “contamination démocratique” sur le mode viral ne arrêtera sans doute pas à la Tunisie et à l'Egypte. Il est très probable qu'elle touchera tout le monde arabe.

Les “mèmes” démocratiques au sens occidental, incluant l'égalité entre hommes et femmes et la laïcité, ne sont pas les seuls à circuler au sein du vaste système anthropotechnique qui relie aujourd'hui tous les humains connectés aux réseaux autour du thème de la révolution. On y retrouve les mèmes religieux, plus particulièrement ceux de l'islam. Comme les peuples arabes sont dans leur très grande majorité de religion musulmane, les images de leurs révolutions comporte aussi beaucoup d'images contribuant à répandre des comportements telles que les prières dans les rues qui ne sont pas acceptés en Europe mais qui recruteront par suite de ces exemples de nouveaux adeptes dans les populations musulmanes européennes. On sait à cet égard combien l'Islam et l'islamisme ont su construire des mèmes favorisant leurs diffusions dans des sociétés jusque là réticentes ou hostiles.

Nous pouvons indiquer à ce sujet que si les forces démocratiques européennes sont véritablement convaincues des bienfaits, non seulement des élections libres mais des droits civils, de la liberté d'expression et du rôle essentiel des contre-pouvoirs caractérisant la démocratie européenne, elles devront en conséquence reconnaître que la démocratie dans des pays musulmans devra tenir compte de la religion voire de la charia. Mais les forces démocratiques européennes devront en contrepartie demander qu'en Europe règne le droit et les mœurs européens, sans concessions à l'égard d'exigences de multiculturalité émanant de minorités revendiquant leur appartenance à telle ou telle religion. Évidemment le jugement des Européens à l'égard de l'Islam dans les pays musulmans deviendrait plus hostile si celui-ci, dérive toujours possible, même et surtout dans un pays en train de devenir une démocratie politique, se radicalisait et prônait la guerre sainte à l'égard des sociétés non musulmanes.

Le réseaux des “régimes rentiers”

Nous emprunterons cette expression et l'analyse qui la sous-tend au politologue Zaki Laïdi. Celui-ci dans un article du Monde en date du 03/02/2011, a décrit sans reprendre notre propre terme ce que l'on peut appeler un réseau de systèmes anthropotechniques s'articulant autour des industries du pétrole et de l'armement. Le nœud de ce réseau se trouve autour des lobbies politico-industriel du pétrole et de l'armement américain, dont la Maison Blanche et le Pentagone constituent la tête visible. Mais le réseau a diffusé à partir de 1973 dans tout le Proche et le Moyen Orient, à la suite de l'augmentation des prix du pétrole. Ce phénomène a fait «de la quasi-totalité des régimes arabes des régimes rentiers au fonctionnement parfaitement identifié».

Selon Zaki Laïdi, un régime rentier est un régime où l'Etat exerce un très fort contrôle sur les sources de la richesse, une richesse produite sans création de valeur ajoutée dans le pays et largement dépendante de l'étranger pour sa valorisation. Cette richesse ne se limite pas seulement au pétrole, pour les Etats qui en disposent. Elle peut être représentée, comme en Egypte, par le tourisme ou le Canal de Suez. La structure rentière sépare l'Etat et les couches associées au pouvoir de la population. Elles s'enrichissent tout en s'accommodant parfaitement du chômage des classes pauvres. «Mieux vaut avoir en face de soi des chômeurs ou des travailleurs précaires dont on achètera le soutien contre un logement ou quelques avantages sociaux que de laisser se constituer une classe sociale créant de la richesse par elle-même et capable de s'autonomiser par rapport à l'Etat au point de commencer à lui demander des comptes et de contester son pouvoir».

L'extension du chômage résultant de l'accroissement démographique des populations et d'un accaparement de plus en plus égoïste des richesses par des familles dirigeantes crée des revendications de plus en plus fortes, prenant différentes formes, révolutionnaires, religieuses, terroristes. Pour s'en prémunir, les Etats rentiers ont fait un large appel aux armements sophistiqués procurés par le cœur du système anthropotechnique militaro-industriel global, c'est-à-dire les Etats-Unis. Ceux-ci, outre des armements, ont fournis des formations et des avantages divers aux forces armées des Etats rentiers.

Les militaires, dans ces Etats, ne se confondent pas nécessairement avec les gouvernements. Ils ont tendance à se transformer en sous-systèmes anthropotechniques spécifiques. Cependant contrairement à ce qu'espèrent parfois les oppositions démocratiques, ils sont par essence si l'on peut dire incapables de se constituer en gouvernement vraiment démocratique, reposant sur une large base populaire civile. Les oppositions à Hosni Moubarak espèrent trouver en l'armée égyptienne un appui solide. On peut en douter. La preuve en est qu'au soir du 4 février, qui devait marquer le départ du Raïs, celui-ci est toujours là. Les Etats-Unis aussi.

Le concept d'Etat rentier est intéressant car il peut s'appliquer à certains des cercles les plus riches et les plus influents à la tête des Etats occidentaux, Etats-Unis et pays européens compris. Ces Etats ne sont pas des dictatures autoritaires. Mais ils sont loin d'être encore des démocraties idéales. Les classes dirigeantes dans ces pays ont intérêt, comme dans les régimes rentiers, à maintenir une part importante de la population dans le sous-emploi, afin de diminuer leur force revendicative. Dans le même temps, elles favorisent l'immigration de travailleurs précaires provenant des pays pauvres.

Conclusion provisoire

Nous voyons donc actuellement se mettre en place une confrontation de type darwinien, pour l'acquisition du pouvoir et des ressources, entre des réseaux anthropotechniques solidement organisés, disposant de l'ensemble des technologies industrielles associées au pétrole et à l'armement, et des réseaux regroupant des populations bien plus nombreuses mais désarmées, celles des sociétés arabes en lutte pour la démocratisation. La seule arme capable de mobiliser ces populations, dont il est encore difficile d'apprécier l'efficacité à terme, se trouve dans l'internet et la télévision.

Bien que ces technologies numériques soient largement utilisées et détournées par les pouvoirs, elles offrent des champs de mutation chaotique dont nul n'est aujourd'hui capable d'apprécier la force. Les semaines et les mois qui viennent permettront sans doute d'en juger. Nous aurons l'occasion d'y revenir. Il faudra aussi essayer d'évaluer l'impact des évènements d'Égypte sur le reste du monde, sur Israël en premier lieu, mais aussi l'Inde, la Chine, la Russie et tous les Etats en relations plus ou moins conflictuelles avec des sociétés musulmanes.

Jean-Paul Baquiast

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