Semaine du 4 au 10 mars 2002

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L'Amérique en Afghanistan, c'est désormais l'Amérique confrontée à elle-même

Avec l'Opération Anaconda, dont on fait grand cas désormais, qui devait durer deux jours et qui s'éternise, soudain l'on réalise que la situation en Afghanistan a pris, du point de vue américain, de bien mauvaises couleurs. Il y a eu quelques pertes américaines, et, en même temps, quelques doutes sur les rapports du Pentagone, autant sur ces pertes que sur les conditions de la bataille. Ce doute et cette incertitude qui envahissent la bataille sont bien résumés par cette appréciation de atimes.com, un site Internet de Hong-Kong qui dispose d'intéressants reportages et analyses de journalistes ayant de bons contacts avec les différentes factions en place en Afghanistan.

« US-led forces in the region said on Wednesday [6 March] that several hundred opposition fighters had been killed in rocket-propelled grenade and mortar fire. ''We body-slammed them today and killed hundreds of those guys,'' Major General Frank L Hagenbeck, the commander of operations near Gardez, 120 kilometers south of Kabul, was quoted as saying. (...) However, sources said that the picture given by the US of significant gains being made illustrated that the US did not fully understand the situation, or that it did not want to convey the real picture. »

Pire encore, les conditions générales militaires se compliquent des rivalités entre factions et ethnies afghanes soi-disant alliées aux Américains, à propos desquelles les Américains se montrent totalement inattentifs et indifférents lorsqu'ils organisent leurs opérations, pour se montrer, ensuite, singulièrement vulnérables dans l'appréciation et l'acceptation des informations qui leur sont fournies autant que dans la coopération qu'ils organisent. Le résultat semble de plus en plus évoluer vers le pire des cas, celui du désordre grandissant où l'on voit les Américains de plus en plus coupés des Afghans, fussent-ils leurs meilleurs alliés théoriques.

La “vietnamisation” du conflit ? L'Afghanistan n'a rien à voir avec le Viet-nâm, mais la réalité de la “vietnamisation” comme on l'entend ici n'a jamais été stratégique ou tactique, ni même liée à une réalité géographique. Il s'agit plutôt d'un état d'esprit. Dans ces guerres dite “de basse intensité”, qui nécessitent beaucoup d'habileté psychologique et une capacité inné de s'intégrer aux moeurs locales, où le facteur humain compte bien plus que le facteur de la puissance matérielle, les Américains se sont toujours sentis étrangers ; étrangers de facto, parce qu'effectivement venus d'un pays lointain, mais également étrangers psychologiquement. Par sa culture, par sa tradition, par l'habillage symbolique et mythique de tout ce qui fait sa culture et sa tradition (ou bien le symbole et le mythe lui tenant de culture et de tradition ?), l'Américain est hostile aux terres étrangères et aux esprits non-américains. Il ne comprend guère ces esprits non-américains. Pire encore, il a de la peine à accepter leur existence et, a fortiori, leurs qualités et leurs travers, et les nécessités qu'imposent ces diverses réalités. Ainsi l'Américain refuse-t-il les caractéristiques de ces guerres qui prennent en compte tant de caractères locaux et entend-il leur imposer, par le poids et la force de la mécanisation, ses propres conceptions, son propre monde. Il a fait cela, en Afghanistan, en octobre-novembre. Le stupide Occident, — car la vassalisation volontaire rend stupide — a crié une fois de plus au miracle du modernisme américaniste (en n'insistant pas trop sur les déchets, les morts innocents par milliers). Aujourd'hui, la nature des choses reprend le dessus.

Nous en sommes là. L'Amérique observe cette guerre et commence à n'y plus rien comprendre. Elle parle, vieux classique du jargon de la bureaucratie militaire, du ''brouillard de la guerre'', où la brillante technologie née des illusions et du gaspillage semble parvenue au bout de ses possibilités de changer le monde. C'est à partir de ce moment que les choses commencent à se compliquer.

La solitude sans fin de Tony Blair

Dure semaine pour Tony Blair, qui s'est terminée encor e plus mal qu'elle n'avait commencé. De toutes parts lui sont venus des avertissements selon lesquels il rencontrerait bien des difficultés s'ils suivait les Américains dans leur projet d'attaque contre l'Irak. Diverses informations ont été publiées, à commencer par une réunion du cabinet et de divers dirigeants travaillistes, particulièrement délicate mercredi dernier (le 6 mars), et jusqu'à des menaces de démission en cas d'alignement sur les Américains dans cette affaire.

Les analyses en provenance du Royaume-Uni montrent ce pays en proie à bien des tourments. Le Premier ministre est, comme on dit, en voie de “présidentialisation”. Ce jargon désigne un homme qui, désespérant de rallier ses amis politiques à ses conceptions, concentrent tous les pouvoirs pour pouvoir les appliquer de toutes les façons. Le résultat est l'hostilité grandissante du parti travailliste, et même du cabinet, à l'aventure irakienne que Blair a décidé de soutenir. Blair “l'Européen”, et qui l'est réellement d'ailleurs, a dans la crise actuelle décidé de pousser jusqu'au bout l'autre volet de son engagement : rester, en même temps qu'il est “l'Européen”, le meilleur ami-allié des Américains. Pour mieux les modérer, paraît-il. Cette tactique paraît de plus en plus futile et dérisoire alors que l'évidence montre le renforcement accéléré du divorce des conceptions américaines et des conceptions européennes, alors que l'actualité montre, jour après jour, la radicalisation folle de la politique américaine. Combien de temps Blair tiendra-t-il dans son exercice de grand écart ?

Le problème principal pour Blair, évidemment, est que cette descente vers l'absurde du soutien impossible n'a pas de terme. Il ne s'agit pas de tenir jusqu'à un certain point, pour espérer être récompensé de son opiniâtreté (valeur très britannique). Après l'Irak, s'il y a attaque cohérente contre l'Irak et si celle-ci se passe bien (ces “si ” pèsent des tonnes, on le comprend), il y aura autre chose puisqu'il s'agit d'une “guerre perpétuelle” conduite par une direction américaine dont on se demande si elle répond encore à une stratégie, fût-elle bonne ou mauvaise. Blair devra alors renouveler son engagement. Là encore, sans aucune perspective. Pendant ce temps, il devra “payer” son soutien aux Américains (paradoxale politique : “payer” pour soutenir un allié !) ; et le prix, notamment, c'est l'engagement de forces britanniques.

Blair n'a aucun cadeau à attendre des Américains. Ceux-ci sont complètement, absolument, follement unilatéralistes. Ils se servent des Britts parce que cela conforte leur tactique, parce que c'est un renfort qui leur sert. Pour autant, ils n'en ont aucune reconnaissance particulière. Les choses, aujourd'hui, sont ainsi faite, et il serait temps que le Premier ministre mette le nez dehors pour observer le monde tel qu'il est. Le spectacle est édifiant.

Ou non, il lui suffirait de lire la presse britannique. En effet, il n'est pas de signe plus convainquant : que le pays engagé le plus inconditionnellement derrière la direction américaine soit aussi celui dont la presse est, et de loin, la plus virulente, la plus critique, la plus radicale dans le jugement du comportement américain. C'est là un signe convaincant du malaise qui touche le Royaume-Uni aujourd'hui. Il est malheureux de devoir constater que le Premier ministre y a une forte charge de responsabilité.