Semaine du 23 juillet au 29 juillet 2001

Journal

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 717

La psychologie languissante de l'économie américaine


Alan Greenspan vient le 18 juillet devant le Congrès dire publiquement qu'il jure que les Américains n'ont pas perdu confiance dans l'économie, et que la confiance du consommateur reste le moteur de l'économie qui marche. Théorie connue, qui masque à peine le pessimisme du directeur de la Réserve fédérale. Les nouvelles et les prévisions, une semaine après cette audition de Greenspan, ne sont pas bonnes : l'économie américaine elle-même ne semble pas avoir cette confiance en elle que le consommateur devrait avoir, selon Greenspan. Ses perspectives sont grises, voire sombres, ses chiffres toujours aussi médiocres. Pour une majorité d'économistes américains, on continue à n'être pas loin d'une récession, on en est même plus proche que jamais. Cette psychologie sceptique et défaitiste de l'économie, c'est-à-dire de ceux qui font profession de connaître et d'expertiser l'économie, constitue également un grave problème psychologique. Aux États-Unis, aujourd'hui, domine cette impression de tourner en rond que l'on connaît depuis plus d'un an (depuis l'effondrement de la e-economy à Wall Street), entre les rappels de plus en plus nostalgiques du grand boom artificiel des années-Clinton et la langueur de ce début de siècle. Les jugements des experts reflètent cette situation et, d'un autre côté, ils contribuent fortement à l'alimenter et à la renforcer. Du coup, on réalise à nouveau une réalité déjà rencontrée souvent, bien qu'elle soit souvent obscurcie par les analyses prétentieuses des économistes : l'économie américaine quasi-exclusivement fondée sur la consommation, c'est-à-dire, en fait, sur la confiance du consommateur-citoyen, est finalement fondée sur la confiance des experts et des économistes qui inspire celle du consommateur-citoyen dans la mesure où le système américain fonctionne à partir de la communication du conformisme des opinions et des jugements. Il y a une situation de vases communicants : les avis des experts et des économistes, vulgarisés, sont répercutés vers les citoyens-consommateurs qui, à leur tour, conforment leur attitude réelle à ces avis des experts (quoiqu'ils disent dans les sondages sur les avis théoriques) ; et cette attitude du consommateur vient à son tour nourrir le jugement des experts et des économistes. Dans tout cela, les chiffres n'ont qu'une place complémentaire. Ils sont utilisés pour renforcer les psychologies dans un sens ou l'autre. Par contre, parce que nous sommes sur le territoire de la psychologie, les facteurs extérieurs jouent un rôle important, et notamment la perception du statut, de la puissance, de l'influence de l'Amérique dans le monde. On est alors conduit à remarquer que le déclin de la confiance du consommateur-citoyen et de l'expert suit le déclin actuel, très fort depuis l'arrivée de GW Bush, de l'image de puissance triomphante que l'Amérique a projetée à partir de 1995-1996 ; et l'économie suit tout cela ...


De l'État-frontière à la ville rebelle


L'élection présidentielle de novembre-décembre 2000 a profondément affaibli le pouvoir central américain, déjà mis à mal par une administration Clinton qui a largement contribué à sa désacralisation. La conséquence est une évolution intérieure d'une fragilité toujours grandissante, d'un pays dont la puissance militaire et économique n'a jamais pu réduire la faiblesse de la cohésion interne. Au moment où le cabinet Bush étudie la naturalisation de 2 millions d'immigrants mexicains illégaux, mesure qui montre que le pouvoir ne contrôle plus ce problème de l'immigration clandestine, un reportage de The Economist sur la situation à la frontière américano-mexicaine, et sur l'hypothèse de la création d'un État autonome à cheval sur cette frontière, fait grand bruit aux USA. Le fait est que l'hypothèse n'est plus repoussée comme inacceptable, et encore moins ignorée comme totalement irréaliste ; le fait est qu'elle est retranscrite avec gravité et discutée de la même façon. Il s'agit là de signes remarquables. (On y ajoutera le fait plus conjoncturel mais non moins révélateur que l'analyse soit publiée dans The Economist, fort proche des milieux financiers new-yorkais et très lu aux USA ; cela explique certaines appréciations selon lesquelles l'aile hyper-libérale et globalisante du “parti” pro-américain au Royaume-Uni, en liaison avec des milieux US correspondants, développerait une analyse privilégiant de plus en plus l'hypothèse de grands ensembles géo-économiques où les souverainetés ne joueraient plus un rôle essentiel, et ceci valant également pour les USA, et même de plus en plus en fonction de l'affaiblissement du pouvoir central ; il y a là une évolution d'alliance intéressante, où certains milieux britanniques apparemment pro-US seraient moins appréciés àWashington qu'on ne croit, et de moins en moins.)

Au même moment, la décision de la ville de Seattle de se conformer au compromis de Bonn sur le Protocole de Kyoto, contre la position de l'administration GW Bush, met en évidence combien l'exercice des pouvoirs autonomes des entités régionales et locales états-uniennes peut contribuer, dans certaines circonstances, à affaiblir gravement l'autorité du pouvoir fédéral. L'affaire de Seattle n'a pas de suite, les commentaires sont rares, le gouvernement Bush laisse aller, bien peu désireux de déclencher une épreuve de force sur un tel cas. Il n'empêche, certains ont pris date. Ainsi remarque-t-on, d'une façon générale, qu'à l'affaiblissement important de l'influence extérieure des États-Unis commence àcorrespondre une tendance interne qui va dans le même sens. Il n'est pas assuré une seconde que l'administration Bush soit la mieux qualifiée pour répondre à une telle évolution, dans la mesure où le président lui-même y a déjà largement contribué, lorsqu'il était gouverneur du Texas et entretenait des liens, quasiment d'État à État avec le Mexique voisin, au détriment, là aussi, de l'autorité centrale.


L'Europe, Moscou, la MD et le désordre américain


Qui pourrait croire, vraiment, que le programme américain de défense antimissile (MD, pour Missile Defense) pourrait conduire à un affrontement, 1) avec l'Europe, 2) avec la Russie, 3) avec la Chine ? Les Allemands ont rassuré leurs partenaires américains pour la enième fois, avec une déclaration apaisante du nouvel ambassadeur d'Allemagne à Washington. Les conversations russo-américaines sur un arrangement avec un accord sur les armements, commencées le 25 juillet, ont pris un bon départ. Avec les Chinois, c'est une question d'un peu plus de temps, mais la visite réussie de Powell a Pékin contribuera fortement à un arrangement acceptable. Mais tout cela n'est rien, — ni les menaces, ni les promesses, ni les réconciliations. Il ne s'agit que de manoeuvres, et, en plus, de manoeuvres dans un domaine complètement virtuel. De toutes les façons, les Américains de l'équipe GW sont décidés à foncer, pour des raisons strictement intérieures, pour le déploiement des premiers éléments de la MD avant 2004 (année de l'élection présidentielle, que les républicains ne cessent d'appréhender un peu plus chaque jour). Personne ne tient à affronter les Américains, au niveau diplomatique s'entend, sur une question (le lancement de la MD) qui dépend d'abord de la souveraineté et du choix de sécurité nationale des États-Unis. Que la MD fonctionne ou pas n'a également guère d'importance, du moment que fonctionne ce qui paraît être désormais l'une des spécialités du Pentagone : la capacité de désinformation et de dissimulation des essais du système, pour pouvoir proclamer de temps en temps que le système fonctionne. Là aussi, il s'agit de virtuel, comme tout ce qui marque la question de la défense antimissile : défense virtuelle contre un adversaire virtuel (qui n'existe pas encore). Même la révision stratégique qu'implique la MD, avec l'abandon de l'architecture stratégique de la guerre froide, n'est pas stricto sensu un fait catastrophique et déstabilisant ; cette révision stratégique existe déjà dans les faits et l'abrogation éventuelle du traité ABM en serait la simple confirmation. Alors, pourquoi s'agit-il tout de même d'une affaire importante ? Essentiellement parce que cette polémique accentue l'isolement de l'Amérique, essentiellement parce que l'abrogation probable du traité ABM confirme un peu plus l'aversion américaine actuelle pour tout ce qui contribue à l'ordre institutionnel des relations internationales, — essentiellement, enfin, parce que l'affaire de la MD confirme que le problème des relations avec les USA est aujourd'hui central dans les relations internationales, et qu'il est pressant et très préoccupant. Dans ce cas également, avec la question de la MD et les conséquences au niveau des traités, l'Amérique apparaît bien plus comme une force déstructurante et une force de désordre que comme la force de sécurité (prévention d'une attaque hypothétique) et la force réformiste (abandon de la structure institutionnelle de la guerre froide) qu'elle prétend être.


Pour couronner le tout, de « the indispensable nation » à « the rogue state »


Bien sûr, la semaine aura été marquée, également et surtout, et notamment pour ce qui concerne l'image et l'influence de l'Amérique, par l'accord de Bonn (sur le Protocole de Kyoto). Parmi les nombreux articles de réflexion qui paraissent sur la politique américaine, et, derrière, sur le désarroi américain, on retiendra celui de Tony Karon, dans Time Magazine. Karon se demande comment, en si peu de temps, l'Amérique est passée de « the indispensable nation» de Madeleine Albright à cette espèce d'énorme « rogue state » que tout le monde commence à voir en elle. L'occasion de cette réflexion est effectivement cette réunion de Bonn, où 178 pays, représentant the Rest Of the World (ROW), ont signé le compromis sur le Protocole de Kyoto, sans les États-Unis. La réflexion de Karon n'est pas d'une folle originalité, mais elle dit ce qu'elle dit, et elle le dit dans les colonnes d'un hebdomadaire qui est tiré à plusieurs millions d'exemplaires. Nous sommes dans une civilisation de l'image, et l'on parlera ici de celle de l'Amérique, pour mettre en évidence combien elle s'est noircie, racornie, gâtée, et bien plus encore. Le plus inquiétant, le plus extraordinaire après tout, c'est que tous ces commentateurs américains constatent cette évolution sans faire mine une seconde d'y remédier, sans proposer une seconde une alternative. (Même chose pour l'administration Bush, qui a même abandonné l'idée de proposer son propre contre-Protocole de Kyoto, qui aurait pu servir de pôle de rassemblement anti-Kyoto, pour tenter de regagner un peu de l'influence perdue.) L'alignement inconditionnel, automatique, de tout l'establishment washingtonien sur tous les aspects d'une politique qui massacre allègrement toutes les positions d'influence des États-Unis dans le monde a de quoi laisser pantois. Nous mesurons ainsi le degré de décadence d'une élite qui ne semble plus capable désormais de s'écarter d'un conformisme de pensée qui est déterminé, de façon quasi-automatique, par une hiérarchie des privilèges, eux-mêmes distribués selon les manoeuvres les plus infécondes et les plus stériles. Nous ne sommes pas loin de croire que nous assistons en ce moment à un phénomène médiatique et virtualiste, mais aussi profondément politique, sans précédent dans l'histoire : la déconstruction accélérée de la puissance mondiale la plus forte de tous les temps, sans un coup de pétoire, sans une menace, sans rien du tout. Inutile d'opposer à cette hypothèse des chiffres de PNB, de divisions armées, de nombres de films produits et de milliards de dollars d'investissements : ce que nous constatons, c'est la désintégration virtuelle d'une puissance d'influence basée elle-même, complètement, d'un bout à l'autre, sur l'affirmation virtuelle qui a dominé les années 1990.