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Dans son discours annuel sur “l'état de la nation”, le 3 avril à Moscou, Vladimir Poutine a mis en évidence l'intérêt pour la Russie de voir l'intégration de l'Europe se poursuivre et s'accentuer, pour que cette même Russie puisse établir un partenariat de coopération avec l'Europe. Par contre, le président russe n'a pas dit un mot des USA, ni du besoin éventuel de coopération de la Russie avec l'Europe. Depuis au moins les années 1960, ce thème était l'essentiel du catalogue de politique étrangère de l'URSS puis de la Russie.
C'est une indication sérieuse sur l'évolution actuelle des conceptions russes, entamée à l'occasion de la guerre du Kosovo (Poutine a, à nouveau, condamné le comportement général de l'OTAN, « qui ignore les vues de la communauté internationale »).
Les conceptions russes nouvelles font des USA (et de l'OTAN, prise dans ce cas comme instrument américain) le principal facteur de déstabilisation des relations internationales ; cette analyse n'est pas une surprise : depuis le Kosovo, on l'a vu, elle est quasiment officielle, et elle a été régulièrement renforcée depuis, et elle est plus que jamais d'actualité avec la nouvelle administration GW Bush. (Les analystes russes estiment que les USA sont entrés dans une période décisive d'instabilité, un peu comme l'URSS de la fin des années 1970.)
Rien que les Russes ne détestent plus que la déstabilisation, et l'imprévisibilité qui l'accompagne (Poutine présente la Russie comme une puissance qui sera toujours « un partenaire prévisible et en lequel on peut avoir confiance »). La démarche de Poutine prend tout cela en compte, identifie l'Europe comme une puissance potentielle dont la politique fondamentale est évidemment la recherche de la stabilisation des situations. Le discours de Poutine n'est que le constat que ce que l'Europe, outre sa position géographique évidente, est, par ses conceptions et ses traditions, un partenaire stratégique naturel pour la Russie.
A la Commission européenne, il s'est dit aussitôt, dans les couloirs, qu'il faut accorder une grande importance à ce discours. Celui-ci est effectivement perçu comme une ouverture très nette pour une plus grande coopération. Les organisations européennes vont pousser à cette interprétation, convaincue qu'il y a là, pour elle et pour l'Europe, la possibilité de jouer un autre rôle que celui de pourvoyeur et de gestionnaire d'aides sans fin à l'économie russe.
S'il fallait choisir un article de journal qui symbolise bien le climat (!) politique,The Great Divide, de Henry Porter, chef de la rédaction londonienne de Vanity Fair, ferait l'affaire. Porter nous dit, non pas l'importance du rejet par GW Bush du protocole de Kyoto, mais plutôt tout ce qui apparaît à cette occasion, qui cristallise, plus que l'opposition, la distance, voire l'incommunicabilité entre deux mondes qui ne cessent de proclamer leur quasi-similitude : l'Europe et les États-Unis. Que ce soit un Britannique qui écrive cela est un point de grand intérêt. (Il y a une différence de ton significative entre la presse britannique et, par exemple, parce que l'exemple français est souvent avancé pour caractériser la position anti-américaine, la presse française ; en réalité, dans cette affaire de Kyoto comme dans beaucoup d'autres, les Britanniques sont bien plus lucides, et souvent bien plus féroces que les Français.)
Ici, l'intérêt est moins dans le jugement de l'un ou de l'autre, l'analyse de tel ou tel comportement, que dans le constat de la différence aggravée de l'incommunicabilité. (C'est-à-dire, la différence trompeuse : la différence dans l'interprétation des mêmes choses, des mêmes mots, ce qui fait croire qu'on est semblables parce qu'on emploie les mêmes mots alors que ces mots recouvrent des choses différentes.) Porter montre bien combien l'affaire de Kyoto est l'occasion, pour les Européens, d'exprimer une irritation et une insatisfaction générales, qui couvrent tant d'autres sujets de discorde entre Européens et Américains. « [L']état d'esprit [en Europe], écrit Porter, était en fermentation depuis longtemps, mais la décision [américaine] d'abandonner Kyoto a cristallisé la démarche dans l'esprit des gens. Soudain, l'Europe est excédée de cette domination américaine dans pratiquement chaque détail de notre vie, ce qui explique que les Français aient fait un héros du casseur de McDo, José Bové. [...] Tout le ressentiment contre la vie nationale américaine — la peine de mort, les armes en vente libre, l'écrasante domination de l'industrie du spectacle, le refus de ratifier [nombre de] conventions internationales — s'est cristallisé en une seule accusation qui implique la condamnation de l'Amérique pour son arrogance et son indifférence aux grands problèmes mondiaux. »
L'Union européenne, notamment dans la personne du ministre suédois de l'environnement (la Suède préside l'UE), arrive à Moscou le 6 avril, pour demander l'aide de la Russie, et plus précisément pour tenter de sauver le Protocole de Kyoto sans les USA. (Encore Kyoto ? Comme le dit Porter, ce désaccord résume tous les autres.) L'accueil est chaleureux, compréhensif. Les Russes ne peuvent qu'appuyer la démarche de l'UE. Simplement, il faut comprendre qu'on quitte ici le domaine de l'environnement, quelque importance (évidente) qu'il ait. Nous sommes en pleine stratégie. Les grands thèmes de la société civile acquièrent une telle importance qu'ils dépassent les enjeux de la seule société civile. La société civile devient stratégique.
D'ores et déjà, on peut avancer une conclusion. Cet accueil de la délégation de l'UE, trois jours après son discours du 3 avril, marque bien l'orientation de la politique de Poutine : à toute vapeur vers la coopération avec l'UE, si nécessaire, et même avec avantage, contre les actions qualifiées d'« irresponsables » de Washington.
Les événements s'enchaînent bien : les remous autour du rejet du Protocole de Kyoto, le discours de Poutine, la visite du 6 avril. Il n'est pas impossible, comme on le chuchote ici et là, que le président russe ait apporté quelques modifications dans son discours du 3 avril, en fonction de la colère anti-américaine qu'il percevait chez les Européens, après le rejet du Protocole.