Semaine du 17 septembre au 23 septembre 2001

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L'état d'esprit dans la crise, deux semaines après qu'elle ait éclaté : une tendance anti-guerre aux USA ?

La crise de l'attaque du 11 septembre est, comme on l'apprécie par ailleurs sur ce site, entrée dans sa deuxième phase. Désormais, ce ne sont plus les faits même, l'extraordinaire attaque, l'horreur des destructions, etc, qui retiennent essentiellement l'attention, mais les conséquences et les effets. Il y a plusieurs domaines pour ces conséquences et ces effets, et nous voulons parler ici, d'abord, d'un état d'esprit qui est peu à peu apparu cette semaine aux États-Unis, et qui peut jouer un rôle important. Derrière l'unanimité officielle et l'unanimité des commentateurs de la grande presse épaulés par les experts spécialisés, particulièrement aux USA, derrière l'affirmation également unanime dans ces mêmes milieux, selon laquelle il faut une riposte, des représailles, et même une “guerre” de longue durée pour certains, enfin derrière les sondages américains qui semblent refléter cette unanimité, un doute réel est apparu tant sur la validité de cet acte (la riposte) que, plus largement, sur la façon dont la crise (l'attaque) est analysée. On a d'abord remarqué que certains intellectuels, qui s'étaient signalés par un soutien sans faille à l'action belliciste officielle lors de la guerre du Kosovo, prennent une position différente. C'est notamment le cas de l'América ine Susan Sontag, écrivain et militante politique qui fut une voix influente du soutien intellectuel à l'action de l'OTAN au Kosovo. Au contraire, Sontag demande que ce drame soit l'occasion de réévaluer toute une attitude politique de l'Amérique, du point de vue de sa politique extérieure, dont il est difficile de ne pas voir la place importante qu'elle tient dans les situations d'injustice conduisant à susciter de tels actes que l'attaque du 11 septembre.

D'autre part, il y a incontestablement un climat en train de naître, assez différent de la mobilisation patriotique initiale (quoique celle-ci n'avait pas nécessairement des couleurs bellicistes). Ce climat se traduit d'abord par une résurgence d'un mouvement anti-guerre, au travers d'associations activistes-“citoyennes” qui se sont illustrées dans la lutte anti-globalisation et qui se reconvertissent très vite en une tendance anti-guerre. Sur les campus universitaires américains, la tendance anti-guerre commence également à être marquée. Un test de cette tendance sera la journée du 30 septembre à Washington, où une manifestation anti-globalisation a été supprimée et remplacée par un rassemblement anti-guerre.

Au-delà de cette mobilisation activiste, il y a un climat très particulier, qui semble plutôt écarter les sentiments de colère et les idées bellicistes. Un activiste américain de gauche, Michael Albert, analyse le 21 septembre la situation et confirme l'existence de ce climat. Michael Albert constate par exemple qu'on a pu constater, dans la soirée (l'énorme show télévisé) qu'a donnée Hollywood au profit des victimes, combien l'ambiance était à la tristesse et à l'émotion, bien plus qu'à la colère et à l'humeur belliciste. Ce même Hollywood, un bon indicateur de l'état d'esprit du pays, s'empresse de déprogrammer les films sur le terrorisme et notamment les films bellicistes, montrant des Américains frappés par le terrorisme et décidant de se venger. On ne peut évidemment parler de consignes officielles puisque, au contraire, la tendance au niveau officiel et au niveau des commentateurs est à la dramatisation belliciste.

A quoi faut-il attribuer ce climat somme toute inattendue ? Nous serions tenté de parler d'une « crise du caractère américain », provoquée par le choc de l'attaque, par cette incursion de la violence extérieure dans un univers censé être protégé de cette violence extérieure. La violence de ce choc est telle qu'elle provoque des réactions diverses. Il y a bien sûr les réactions de colère, les appels à la revanche, etc, mais cette tendance semble finalement être trop sommaire par rapport à tous les aspects de cette attaque, à la complication des situations qui paraissent l'avoir déterminée, etc, pour satisfaire tout le monde. Une question revient souvent dans les commentaires qu'on relève aux USA après l'attaque, qui a montré une si grande violence, et une violence si déterminée que les auteurs de l'attaque acceptaient au départ de perdre la vie : « pourquoi nous haïssent-ils à ce point ? », ou bien encore, « pourquoi les USA sont-ils tant haïs ? ». Un autre point, dans les commentaires, est une certaine volonté de réhabilitation des auteurs de l'attentat : un certain nombre de commentateurs (dont Sontag, dans le texte cité) réfutent le qualificatif de “lâches” employé pour qualifier les terroristes, même si on peut les juger barbares, cruels, etc : l'attaque ne pouvait être menée à bien par des lâches.

L'ensemble de ces remarques conduit à ne pas juger si étonnant qu'on commence à constater, ici et là, des interrogations sur les responsabilités de l'Amérique, comme le montre bien un texte du Monde du 19 septembre sur les doutes des New-Yorkais. Ces interrogations concernent la politique extérieure des États-Unis, ses effets dans divers pays, et, naturellement, ses effets sur les sentiments vis-à-vis de l'Amérique. Cette réflexion, si elle se confirme, est un point encore plus important qu'un éventuel mouvement de paix. Il implique en effet d'aller au coeur des problèmes qui, aujourd'hui, affectent les relations Nord-Sud, et, d'une façon ou l'autre, interviennent dans la formation et la détermination de groupes terroristes.

Même si cette tendance se confirme, il reste évident qu'elle ne semblerait aucunement devoir représenter l'ensemble de l'opinion aux USA. Une part importante de l'opinion américaine s'est affirmée belliciste et devrait se renforcer dans cette orientation. Si l'on accepte la possibilité de changements importants dans l'opinion américaine comme celui qu'on a vu, on pourrait, dans cette affaire, voir reconduit le partage géographique et sociologique de l'élection présidentielle (le centre de l'Amérique étant conservateur et s'affirmant belliciste, les côtes est et ouest se montrant libérales et plus promptes à un examen de conscience). Le climat intérieur américain en sortirait très gravement détérioré. D'ores et déjà, on constate qu'apparaissent de vives tensions entre belliciste et anti-guerres, et Sontag a été prestement qualifiée par un commentateur conservateur, après son article (initialement publié en version originale, aux USA), d'« agent de la cinquième colonne »

Une stratégie à la fois hésitante et déterminée et des alliés qui attendent comme s'ils marchaient sur des oeufs

Au niveau stratégique de la crise du 11 septembre, l'administration GW Bush est, depuis le premier jour de la crise, engagée dans une logique de guerre tonitruante. Cela signifie qu'en nombre de cas/de circonstances, elle conduit moins les événements qu'elle ne les subit. Cette prise de position politico-militaire très dure, dès le début, a eu l'effet de placer l'administration un peu à la merci de ses factions les plus radicales, notamment Paul Wolfowitz, n<198>2 du Pentagone. Le choix d'un état de guerre officiellement décrété et la rhétorique qui l'entoure donnent à Wolfowitz l'argument irrésistible d'affirmations officielles générales confirmant ses propres analyses. A côté de cela, la situation stratégique reste incertaine, pour le choix de l'action d'une part, pour le/les théâtre(s) d'opération d'autre part, avec au-dessus de tout cela l'obligation médiatique et de communication de faire « quelque chose de gros, vraiment très gros », comme a commenté un officiel du Pentagone (ou encore, ce mot de Paul Wolfowitz, selon lequel le Pentagone est en position d'employer « a very big hammer ).

Les termes du problème sont complexes, avec la présence, aujourd'hui habituelle, de ce qu'on pourrait nommer l'obligation médiatique. Cela correspond à la logique de guerre déchaînée dès le premier jour, que les commentaires ont mis en avant comme une nécessité, devant la dramatisation de l'horreur impliquée par des images extraordinairement spectaculaires : il y a une nécessité intérieure, effectivement, pour l'administration Bush, de faire quelque chose qui égale en dramatisation ce qu'on a vu le 11 septembre. Le gouvernement américain s'est convaincu, dès le premier jour également, qu'il s'agit d'une question d'équilibre, de survie pour lui. Ce terme de communication pèse de tout son poids sur les choix stratégiques et introduit un facteur considérable de déséquilibre, tant dans l'action qui va être entreprise par rapport aux nécessités et à l'efficacité stratégique, que sur les relations à venir entre les USA et ses alliés divers, que sur les rapports intérieurs éventuels, si le courant anti-guerre se concrétise. Dans tous les domaines qu'on envisage, on ne voit que des menaces de déséquilibres et de déstabilisation des divers rapports impliqués par la crise.

Cette situation qu'on peut effectivement qualifier d'à la fois hésitante et déterminée (hésitante sur la stratégie à appliquer vue la complexité bien connue du problème et déterminée sur ce qu'“il faut faire” en termes d'images et de dramatisation), se reflète sur certaines hypothèses d'action. Par exemple, il y a une poussée (avec pression du clan Wolfowitz, bien entendu) pour envisager immédiatement plusieurs théâtres d'action : l'Afghanistan certes, mais, par exemple, l'Irak également. Et l'institut d'analyse Stratfor explique l'intérêt d'une attaque contre l'Irak bien qu'il soit admis qu'elle n'est sans doute pas vraiment justifiée, par rapport à l'attaque contre l'Afghanistan en ces termes : « But the fact is that although Washington can bomb Afghanistan, it cannot do so in a truly punishing manner. Iraq, on the other hand, is very convenient for an air attack. » Dans le mot « convenient » (commode, — qui signifie qu'on attaquerait parce que c'est facile), on le comprend, se trouve cet aspect de la nécessité de l'image, de l'effet, bref de la question de politique intérieure américaine qui est assez éloignée dans ses termes fondamentaux de la question de la stratégie au sens classique du terme.

Les alliés européens, regroupés dans une réunion à 15 (UE) qui a l'avantage de ne pas trop mettre en évidence les nuances et les hésitations nationales sans en interdire la manifestation en d'autres occasions (ce qui ne manquera pas), ont affirmé leur solidarité totale avec les USA et rappelé discrètement les limites de cette solidarité (selon le choix de l'action par les USA). On n'appelle pas cela une contradiction mais une discrète nuance, bien que ce soit effectivement, et stricto sensu, une contradiction. A ce stade, les Européens sont spectateurs, pas acteurs, même ceux qui sont impatients de participer à une action ou y participent déjà (surtout les Britanniques, inévitables dans ce rôle maximaliste qui n'a guère de débouché sinon celui d'alimenter leur habituelle politique à double face). Les Européens ne peuvent qu'attendre le résultat des délibérations US, et la mise en place du dispositif stratégique, essentiellement US, entièrement contrôlé par les Américains, répondant aux seuls buts politiques américains (y compris les obligations médiatiques internes), et enfin attendre l'action US. De ce côté, la situation est figée jusqu'à l'action, sur laquelle les Européens n'ont strictement aucune prise ni influence réelles. Les débats et éventuels récriminations, différences, désaccords, etc, viendront après. Rien n'assure, et surtout pas les actuelles manifestations de solidarité, qu'ils ne seront pas sévères.