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Josef Joffe, analyste allemand, prestigieux collaborateur de Die Ziet, est l'un des purs produits de cette formation de scholars de l'Allemagne atlantiste post-1945, selon la philosophie du plan Marshall et de l'OTAN apportée par les USA à l'Europe. Sérieux, professionnel, avec nombre de liens outre-Atlantique, Joffe est un des hommes qui structurent et justifient intellectuellement la thèse centrale du lien extrêmement serré qui relie l'Allemagne et les États-Unis en matière de sécurité. C'est à la lumière de ces faits que la fausse colère de Joffe, le 16 avril, dans l'International Herald Tribune, est d'autant plus significative. Article faussement virulent, qui démarre sur un titre faussement rageur et quelque peu (mais faussement...) insolent: «America über Alles»; qui apostrophe les Américains à fleuret moucheté, qui décompte la liste sans fin des cas où l'Amérique a agi unilatéralement, particulièrement depuis l'arrivée de GW Bush en janvier, en annonçant pourtant que cette tendance ne durera pas. Joffe tient en effet à se montrer rassurant: les actuels tiraillements sont temporaires. Les références de Joffe sont classiques: Carter, Reagan, Clinton (et d'ailleurs, tous les présidents US, précise-t-il), agissant d'abord brutalement, unilatéralement, puis finalement venant à composition et coopérant avec leurs alliés.
Est-ce bien sûr? La décision d'abandonner la bombe à neutrons, qui catastropha les Européens, date de 1978; celles d'effectuer un raid contre Tripoli ou d'aller à Reyjkavik négocier la suppression des armes nucléaires, de 1986; celle d'effectuer l'attaque massive sur l'Irak, de fin 1998; et ainsi de suite: exemples sans nombre de présidents américains fermement installés au pouvoir, depuis longtemps, et continuant à lancer sans consulter leurs alliés, des actions déstabilisantes. On interprétera donc la fausse colère de Joffe exactement à l'inverse de ce qu'il prétend qu'elle est. Il s'agit plus d'une incantation que d'une réflexion, et elle s'adresse aux alliés européens de l'Amérique plus qu'à l'Amérique. Elle leur dit: faites un effort, ne cédez pas à vos réactions trop vives, continuez à croire, à faire croire et à dire que les Américains, en dépit de l'évidence, de l'histoire et de l'actualité, ne sont pas unilatéralistes et travaillent avec l'Europe en pleine coopération.
Le général finlandais Hagglund, nouveau (premier) président du Comité militaire de l'UE, élu dans des conditions délicates, qui n'a pas tardé à annoncer des positions dynamiques (voir le Journal de la semaine dernière et le lien cité), a exprimé d'une façon générale, selon nos sources venant de milieux européens de la défense, une évolution de plus en plus manifeste pour le processus de la PESD. Hagglund, notent nos sources, «semble bien être comme on le décrivait: un officier général de qualité, qui entend imposer un rythme dynamique au processus de la PESD. Ses premières interventions publiques montrent qu'il envisage la question de la PESD et des rapports de la PESD avec l'OTAN sans trop s'embarrasser des contraintes conformistes qui paralysent la réflexion ouest-européennes en général.» C'est ainsi qu'on met en évidence, dans ses déclarations de la semaine dernière, le passage de la fin de la dépêche de l'Agence France Presse citée, présentant notamment son commentaire sur l'actuelle situation de blocage entre l'UE et l'OTAN (à cause de la position turque, refusant des accords OTAN avec l'UE sur cette question tant que la Turquie n'a pas obtenu de l'UE des garanties fermes sur son entrée dans l'Union). Le général Hagglund signale que, si cette situation devait se poursuivre, l'UE serait privée d'accès aux moyens de l'OTAN, mais elle n'en devrait pas moins continuer sur la voie du développement de ses forces, et qu'il y aurait donc la nécessité d'acquérir des moyens propres dans les domaines impliqués, qu'il y aurait par conséquent duplication avec l'OTAN (ce qu'on a voulu éviter dès le début). Nos sources confirment cette orientation et nous disent: «Le blocage a l'air sans espoir, et il importe de s'y faire, d'envisager cette situation nouvelle. Cela signifie effectivement le développement du côté européen, sans lien établi avec l'OTAN. Nos sources considèrent que ce n'est pas plus mal, que lorsqu'il y aura effectivement des négociations avec l'OTAN, l'UE sera en position de force.» Certains vont plus loin encore, ou, plutôt, dans une voie différente: ils observent simplement que cette évolution n'est rien d'autre que le développement complètement autonome (de l'OTAN) du processus européen PESD/UE.
Sans aucun doute, l'essentiel dans la crise de l'EP-3E américain forcé de se poser sur l'île chinoise de Hainan s'est passé non pas en Mer de Chine, mais à Washington DC et alentour, à partir du 13 avril, lorsque l'équipage fût rentré sain et sauf. A partir de ce moment, comme on a pu le voir, les sentiments les plus extrêmes se sont donnés publiquement libre cours. Il n'empêche, ils étaient déjà là, et bien là, comme le montre notamment un texte du Britannique John Laughland, dans The Spectator du 19 avril, rapportant une scène de la vie wasingshtonienne courante, au moment où l'équipage américain du EP-3E était toujours retenu. Il s'agit d'une vague d'appréciations toutes plus radicales les unes que les autres, certaines proche de l'hystérie qui caractérisait les diverses red scares qu'ont connues les États-Unis, d'autres s'inspirant pour la méthode du maccarthysme, comme cette attaque de The New Republic (journal libéral de centre gauche!) contre le think tank conservateur Heritage Foundation, accusé d'être acquis aux intérêts chinois (ce qui montre l'extension de cette vague extrémiste puisque, dans ce cas, les libéraux modérés font une leçon de patriotisme soupçonneux et inquisiteur à ce temple du conservatisme qu'est Heritage).
Il s'agit d'un climat extrêmement préoccupant, où l'on retrouve tous les ingrédients d'une tentative massive de fabrication d'un “Ennemi” fondamental des USA (la Chine). La psychologie y a un place massive, c'est-à-dire la représentation de la réalité, avec une communication massive de ces représentations, à cause d'un système socio-professionnel (l'establishment politico-stratégique à Washington) complètement appuyé, par comportement hyper-conformiste, sur une acceptation également massive du contenu de ces communications. Nous ne sommes plus dans la réalité, nous sommes dans la représentation prise comme réalité. Le phénomène est connu, il n'a aucune besoin d'une explication de type “complotiste”; il s'agit d'une évolution naturelle du mécanisme essentiel de la société dirigeante des USA, qui fonctionna déjà parfaitement lors des différentes red scare depuis 1919 (la première red scare anti-socialiste de 1919, lors du New Deal et contre Roosevelt en 1933, lors du maccarthysme, lors de la seconde Guerre froide des années 1976-1984). Il y a fort à penser que, cette fois encore, le mécanisme de la red scare fonctionne, avec la puissance extraordinaire de la communication aujourd'hui, et que la Chine deviendra rapidement l'Ennemi privilégiée de l'Amérique, dans l'interprétation de la direction américaine et de l'establishment de Washington.