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L'improbable est arrivé: une union d'officiers généraux (généraux et amiraux) britanniques et français, prenant position, signant un texte commun contre la PESD, et la constitution d'une Force de Réaction Rapide européenne. Ravi de l'aubaine, The Telegraph publie la lettre commune de ces dix anciens officiers généraux et la présente comme une attaque significative contre l'Euro Army. Tous les officiers qui ont signé cette lettre sont à la retraite, parfois depuis longtemps. Ils représentent la génération précédente, voire pour certains celle d'avant, des officiers généraux des deux pays, — c'est-à-dire des générations d'avant la fin de la guerre froide. Ainsi leur prise de position apparaît-elle comme extrêmement logique, puisqu'elle reflète effectivement l'analyse courante à l'époque de leur commandement. Le paradoxe de cette prise de position est qu'elle tend à confirmer le caractère révolutionnaire de la PESD, et le fait que la PESD est vraiment une initiative d'une époque nouvelle, c'est-à-dire une initiative radicalement en rupture avec la psychologie “de blocs” de la guerre froide (psychologie qui ne débouchait que sur cette alternative: l'isolement [des USA] à la française ou l'alignement [sur les USA] à l'anglaise). La logique de ces généraux et de ces amiraux est purement nationale et s'appuie sur une hypothèse de conflit (ou de menace de conflit) relevant des situations classiques ayant existé jusqu'à la fin de la guerre froide, et n'existant plus aujourd'hui. Si l'on accepte au contraire ces données comme données de départ de l'analyse, celle-ci se révèle évidemment juste et imparable. On comprend évidemment que c'est l'essentiel: une analyse juste datant d'une autre époque. Cette lettre doit plutôt nous faire mesurer l'extraordinaire bouleversement survenue en une génération d'officiers généraux, dans les relations internationales (encore bien plus que le bouleversement en Europe, car la PESD est bien plus un phénomène concernant la situation des relations internationales que la situation européenne; c'est-à-dire la situation de l'Europe par rapport aux autres forces des relations internationales plutôt que la situation intra-européenne).
La visite de GW Bush en Europe a été désigné comme le Grand Tour, selon les commentateurs américains [ironiquement ou pas? On l'ignore]: sans passer par Londres, ni Paris, ni Berlin. Elle a marqué la réalité d'une situation désormais aisément identifiable sur deux niveaux: le premier, public, télévisé, celui des sommets, sans substance, sans conséquence, sans rien du tout; le second, qui est l'occasion de commentaires, de réflexion, de jugements, et qui marque aussi bien, pour le cas qui nous occupe, un accroissement général et régulier des tensions transatlantiques. Les Américains, comme l'écrit avec agressivité
Nous découvrons que les Américains attendaient le voyage de GW Bush en Europe vraiment avec des anxiétés diverses. Après avoir lu la chronique de William Safire (voir ci-dessus), qui reflète un état d'esprit général des commentateurs américains, voici un texte finalement assez surprenant du Wall Street Journal(WSJ), au titre aussi rassurant qu'un soupir de soulagement: «Europe Doesn't Hate Bush». Le WSJ est certainement l'un des journaux les plus agressifs vis-à-vis de l'Europe par les temps qui courent; il représente les tendances agressives combinées des républicains neocons hégémonistes et des républicains hyper-conservateurs de type religieux, tout cela àla sauce du sarcasme anti-européen des milieux d'affaires et de Wall Street. Pourtant, le WSJ est soulagé, parce que la foule n'a pas lapidé GW à Bruxelles (au contraire de ce qu'elle a fait àGöteborg, prétendument contre l'UE, contre les dirigeants européens).
Laissons le fait de savoir si l'Européen moyen hait ou ne hait pas GW, et si l'homme politique européen moyen a été, comme l'écrit The Financial Times (FT), rassuré de savoir que l'image de GW est désormais «No More Unilateralist» (cela vaut le «Don't call Me unilateralist» de Safire). Tout cela, la réaction du WSJ comme le commentaire du FT, nous donne une indication extrêmement intéressante, la seule pour l'instant qui soit vraiment instructive (quant aux sourires des Européens devant un président américain, rien que du business as usual): la crainte vertigineuse de l'establishment transatlantique, de part et d'autre de l'Atlantique, devant une tendance, qui n'est pourtant pour l'instant qu'une brise innocente, qui pourrait ressembler à un désengagement américain d'Europe dans la logique de cette montée des tensions signalée plus haut. Nous sommes bien, avec les relations transatlantiques, au coeur de la grande rupture du monde occidental, celle qui fait peur à tout le monde.
D'abord, ce commentaire complètement époustouflant d'un journaliste en plein travail, samedi 16 juin à 20H15, sur TF1, en direct de Göteborg (il s'agit de François Bachy, mais tous, après tout, auraient pu dire la même chose): «Les casseurs ont gagné s'ils voulaient perturber le déroulement du sommet, mais ils ont perdu s'ils croient pouvoir empêcher la construction de l'Europe et les chefs d'État de se rencontrer.» On est rassuré: les chefs d'État et de gouvernement tiendront et l'Europe (tout de même: près de 400 millions d'habitants) résistera aux quelques milliers de manifestants-cogneurs de Göteborg; et les commentaires des journalistes parleront désormais du sommet de Göteborg comme d'une bataille où l'Europe n'a pas capitulé, où une victoire de plus fut brillamment (quoique bruyamment) remportée. Après Göteborg, les commentaires ont été bon train, et les débats itou, àBruxelles, au gouvernement, à l'exécutif bruxellois, au gouvernement flamant et au gouvernement wallon, et tout cela portant sur le fait de savoir si l'on réunirait les chefs d'État et de gouvernement dans le quartier de l'Europe, en centre-ville, ou au Heysel, en-dehors de l'agglomération, s'il y aurait de quoi les évacuer à temps, si les routes seraient assez larges pour abriter les auto-pompes. Des commissaires en chef bruxellois parlaient avec un certain mépris de leurs collègues expérimentés de Göteborg et Stockholm réunis (on voit bien que les Suédois sont tout neufs dans l'UE) et mettaient en avant l'une des plus belles victoires de la capitale de l'Europe: la phase finale du championnat du monde de football, dit Euro-2000, sans casse ni castagne. Désormais, un sommet réussi au sein de l'UE, c'est un sommet où les chefs de l'État et de gouvernement peuvent se rencontrer, — sans casse ni castagne, ou à peine. Bien, passons aux choses sérieuses: c'est-à-dire, ni les propos des chefs d'État et de gouvernement, ni les décisions du sommet.
Ce qui s'est passé à Göteborg ne fait que confirmer ce qui s'est passé au Royaume-Uni le 7 juin (abstentions massives, désintérêt du public), en Irlande (non au sommet de Nice), voire autour du voyage de GW Bush («Europe Doesn't Hate Bush», sans doute parce qu'elle s'en fout): la confirmation régulière, répétée, bruyante ou discrète, brutale et évidente, dans les rues, face aux policiers, dans les isoloirs, que ces gens (les chefs d'État et de gouvernement, de l'UE et du «rest of the world» comme on dit au State department) vivent sur une planète différente de celle où l'on peut rencontrer les gens en général (les électeurs, les casseurs, les bourgeois, les agriculteurs, les électeurs et ainsi de suite). Par conséquent, les décisions de l'UE ne nous concernent pas vraiment, ni les promesses, ni les manoeuvres; elles exposent, par l'indifférence ou la colère àpremière vue inexplicable qu'elles suscitent, la crise générale où se débat notre monde, avec ses politiciens coincés entre les casseurs-castagneurs et leurs images dans les médias, et totalement absents du monde réel. Dans cette sorte de sommet, aucun enseignement politique ne peut être tiré, mais des enseignements sociologiques, psychologiques, historiques à la pelle, sur nos institutions, notre civilisation, notre mode de vie, notre système de valeurs et ainsi de suite. Göteborg gagnera donc à être examiné par les psychologues, les sociologues et, éventuellement, par les historiens, plus que par les politologues.