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1795Dans un article relevé par dedefensa, (publié en entier, ici) James Petras exprime ses appréhensions concernant la situation russe en général en proposant une lecture des événements qui se sont succédé depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Ses propos s’articulent sur une vision causale dans laquelle le rôle des oligarques russes est négatif, tandis que Poutine est présenté comme un redresseur de la situation interne, prenant toujours tardivement conscience des intentions destructives de l’Occident. Pour finir, il invite le président russe à développer une politique activement “anti-impérialiste” seule en mesure, à ses yeux, de favoriser le salut de la Russie.
Ces propos rejoignent pour l’essentiel les diverses interventions de Paul Craig Robert exhortant Poutine à passer fermement à l’action parce que, dit-il en substance, l’Occident n’arrêtera pas son offensive destructrice si les pulsions guerrières qui l’animent ne rencontrent pas une riposte vigoureuse et décisive.
Beaucoup d’analystes déplorent par ailleurs la “prudence” de Poutine et l’on sait que la question ukrainienne suscite des positions ultranationalistes dans les milieux militaires russes qui combattent pour le Sud-Est de l’Ukraine et pour la défense de l’identité des russophones.
La vision commune de ces postures est conditionnée par ce qui est considéré - au moins depuis la révolution française - comme la “marche de l’histoire” occidentale, ainsi que par une philosophie de l’histoire envisageant l’être et le devenir des sociétés humaines comme reposant sur la fatalité des conflits et de la guerre, et déterminées par l’évolution des technologies. Le prototype de cette narrative est fourni par La Guerre du Péloponnèse de Thucydide —et de l’histoire de la Grèce antique en général—, considérée comme un modèle et un point de départ de l’historiographie occidentale. Ce point de départ tourne le dos aux millénaires de paix qu’ont traversé les civilisations égyptienne et chinoise de la Haute Antiquité, dont chacune n’a connu de conflits guerriers — nécessaires à leurs unifications internes respectives — que pendant une brève période. L’œuvre maitresse de l’historien britannique, Arnold Toynbee, A Study of History, est exemplaire à cet égard ; elle commence par invoquer Thucydide et repose sur une tension entre deux tendances contraires : une évolution historique horizontale qui voit de grandes sociétés (civilisations) se développer sans contacts entre elles (Sumer, Égypte pharaonique, Chine) et d’autres qui sont “affiliées” (1) les unes aux autres. Mais à côté de cette approche, Toynbee développe une vision basée sur l’image de l’escalade de hauteurs — dont on ne peut voir les sommets — par des civilisations qui se succèdent en se passant le relais les unes aux autres comme des alpinistes exténués par l’effort. C’est une vision charpentée par la théorie de l’évolution (Darwin) et par la philosophie de Hegel supposant une progression de “La Raison dans l’Histoire”, qui s’oppose à celle de Platon pour lequel il n’y a qu’une réalité donnée une fois pour toutes : celle des Idées, qui ne changent qu’au niveau des formes, lesquelles suscitent l’illusion d’une évolution. Cette vision est relayée au XIXe siècle par Schopenhauer (2)
Les critiques et les réserves suscitées par la “prudence” du président russe ne voient pas que leur approche reste ancrée dans une vision de l’histoire déjà révolue. C’est une vision qui s’est en effet fracassée sur le Mur de Berlin, —ou sur l’image mythique qui en fut donnée. Depuis cet instant nous ne sommes plus dans une continuité historique mais dans une rupture ; projetés subrepticement dans une dimension métahistorique, selon l’approche intuitive proposée par Philippe Grasset, c’est-à-dire dans une dimension située au-delà de l’histoire, devenus ignorants de notre devenir et nous demandant même si nous allons continuer à être ! On se trouvait sur une route bien balisée et brusquement toute visibilité a disparu ! C’est dans cette détresse soudaine que naît le sentiment du chaos, ou plutôt, comme dit Philippe Grasset, du désordre, dans la mesure où « tout ordre est contingent et conçu comme tel » (Bergson). Dans cette mesure, le chaos est également en nous.
Aujourd’hui – et c’est en cela que les réserves et les appréhensions soulignées plus haut revêtent leur importance – cette narrative de l’ascension ou du progrès –, basée sur l’ambition d’un devenir est en train de céder, pour ainsi dire sur tous les fronts, devant la volonté d’être. Le devenir nécessite un ordre et l’être suppose l’imprévisibilité (3). La Russie est le pivot de ce glissement métahistorique. La Russie de Poutine qui veut simplement être ce qu’elle est succède à une Union soviétique qui proposait un devenir universel. Ce recentrage de la Russie sur elle-même à travers la défense de sa souveraineté, a suffi pour la rendre imprévisible au regard d’un ordre occidental qui se propose désormais comme le seul devenir possible de l’humanité. Cela suffit pour installer durablement un contexte conflictuel et créer une zone de fracture allant de la Mer baltique au Golfe persique. Sur cette ligne une guerre à mort est désormais enclenchée entre la volonté d’être souverain (comme celle des Républiques auto-proclamées du Sud-Est de l’Ukraine, de l’Irak, de la Syrie, de l’Égypte etc…) et l’ambition de devenir (européens pour les autorités de Kiev, la Pologne et les autres ex-membres du Pacte de Varsovie ; ou neutres comme semble-t-il les Hongrois, ou ré-islamisés pour ce qui a trait à la nébuleuse qui orbite autour de la Confrérie des Frères musulmans soutenue par la Turquie et par l’OTAN).
L’Europe se situe dans la trajectoire rétroactive de l’onde de choc en retour née de l’effondrement de l’utopie communiste. Cette onde de choc balaie sous nos yeux l’idéologie sociale-démocrate, fait vaciller le système des démocraties occidentales et menace de mettre à bas l’idéologie humaniste en montrant, comme de Maistre l’avait malicieusement souligné (4), que l’homme n’existe pas. Pour avoir cherché à émanciper cet homme qui n’existe pas, on a abouti au Goulag où ont péri des millions d’hommes particuliers, et on rêve aujourd’hui dans les milieux technoscientifiques occidentaux d’une ère qui verrait la disparition progressive de l’homme particulier au profit de la machine.
Poutine a vécu au cœur de ce séisme métahistorique et il en connaissait les causes internes ; les oligarques, Boris Elstine, le bombardement de la Douma, l’effondrement de la démographie, la régression sociale sous toutes ses formes et la liste impressionnante des maux établie par James Petras, ont été moins perçus par lui comme l’effet des coups de boutoir des Chicago boys – moderne incarnation hégélienne de l’activisme économiste dans l’histoire – que comme l’aboutissement d’une évolution intérieure, caractérisée par la toute puissance et l’impunité des élites soviétiques au prix d’une érosion totale de leur crédibilité, du délitement du tissu social, de la destruction des solidarités, du développement des égoïsmes et du parasitisme, ainsi que de l’usure de toute espérance. C’est ce terrain qui a préparé l’effondrement, puis le chaos et la curée qui ont suivi. Vue de l’intérieur, l’attitude occidentale n’était pas décisive, loin de là, car les élites ultra-libérales se conduisent partout de la même façon quand le terrain leur est propice : au Chili après Allende, en Argentine… puis aux Etats-Unis mêmes où la société est de plus en plus fragilisée, paupérisée, perdant la relative cohésion sans laquelle il n’est pas de sursaut possible. Le même phénomène atteint les pays de l’Union européenne. Sans doute conscients de cet aspect intrinsèquement malfaisant du capitalisme ultra-libéral, des intellectuels étasuniens en sont arrivés à s’imaginer Poutine dans la position d’un sauveur. Mais l’attitude de l’intéressé semble indiquer de tout autres dispositions. Le plus important n’est pas d’attaquer un adversaire extérieur mais de prémunir de l’intérieur sa proie potentielle en puisant dans ses forces propres, sans que cela puisse être perçu (en dépit de toutes les narrative occidentales) comme une menace ; c’est-à-dire sans faire le cadeau d’un ennemi aux pays de l’OTAN qui en cherchent désespérément un, partout. Il sait que l’existence de l’Union soviétique a fourni ce cadeau à un Occident qui s’est posé en défenseur du “Monde Libre”. Il ne perd pas de vue le fait que le problème est de nature idéologique et que, pour ne pas susciter une nouvelle croisade contre la Fédération de Russie, il lui faut donner l’assurance que celle-ci ne quitte pas le terrain de l’économie de marché, mais qu’elle ne considère pas cette dernière comme un Veau d’or auquel elle pourrait sacrifier les attributs de sa souveraineté. Il n’ y a pas de raison de s’afficher “anti-impérialiste” quand on défend le principe de la souveraineté ; c’est ce que certains critiques omettent de relever. La défense de la souveraineté nationale peut être comprise à la fois comme un mouvement rectificatif planétaire (soutenu par la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, le Venezuela, l’Iran, l’Égypte, l’Afrique du Sud, et d’autres pays non-alignés) et comme la gestation d’une autre vision prônant un monde unifié qui réfute l’unilatéralisme au profit de la diversité et veut favoriser les affiliations et les complémentarités, tout en invitant les acteurs occidentaux à y trouver leurs places respectives. C’est le contraire de la globalisation basée sur une uniformisation orwellienne de l’humanité. Mais c’est surtout à l’opposé d’une démarche visant à diviser le monde en blocs antagonistes.
S’affirmer “anti-impérialiste ”, comme le demande M. Petras, reviendrait, en effet, à vouloir rejouer la séquence des « blocs » prolongée par des “guerres froides” successives ; c’est vouloir proroger vaille que vaille une période historique où la politique de la Russie était induite par celle de l’Occident, et vice-versa. Or, une politique induite par le comportement de l’adversaire ne peut pas être souveraine, mais aliénée. La politique des blocs n’est pas souhaitée par l’Inde, la Chine et toutes les puissances du “Sud” qui désirent comme la Russie se soustraire aux griffes de l’impérialisme de l’Occident, sa face sombre, sans se couper de sa face claire.
Cependant, pour défendre son ordre, l’alliance occidentale ne peut pas faire autrement que de s’efforcer par tous les moyens de renforcer ses rangs, son intransigeance et son unilatéralisme en faisant converger toutes les composantes de sa puissance dans une orientation anti-Poutine, persuadée que si elle parvenait à défaire la Russie, elle réussirait à reprendre le contrôle du mouvement de l’histoire, ou, du moins, à le remettre sur les rails. Mais que serait cette convergence de puissances si elle ne trouvait en face d’elle rien pour l’arrêter sur sa lancée ? Laisser faire l’adversaire, le laisser venir, telle semble être la politique de Poutine, qui, quand l’opportunité se présente, “fait Aïkido” ! L’homme n’est pas un adepte des arts martiaux et n’assure pas ses arrières avec un ministre de la défense bouddhiste, sans être imprégné de sagesse asiatique. Sa politique reflète bien à cet égard la double appartenance de la Russie qui pousse Vladimir Poutine à souligner constamment son attachement à l’Europe, dont la Russie a toujours su prendre la meilleure part et repousser la pire, et à s’appuyer sur la Chine, cette puissance asiatique qui fut, et reste, —à l’image de la Russie— harcelée par l’impérialisme occidental et nippon, et qui cherche aussi à être ce qu’elle est.
Hedi Dhoukar
(1) Toynbee : « La civilisation orthodoxe orientale, la civilisation chrétienne occidentale et la civilisation islamique sont “affiliées“, dans le sens courant du mot, aux civilisations hellénique et syrienne. »
(2) « Une réelle philosophie de l’histoire ne doit donc pas considérer, comme le font tous ces autres, ce qui, pour parler la langue de Platon, DEVIENT toujours et n’EST jamais, et le tenir pour l’essence véritable des choses, mais elle doit garder à l’œil ce qui est toujours et ne devient ni ne passe jamais. » Le monde comme volonté et représentation.
(3) « Des phénomènes astronomiques on dira qu’ils manifestent un ordre admirable, entendant par là qu’on peut les prévoir mécaniquement. Et l’on trouvera un ordre non moins admirable à une symphonie de Beethoven, qui est la génialité, l’originalité et par conséquent l’imprévisibilité même.
(4) « J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être persan ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré dans ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu.
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