Que dire de l'affaire Murdoch?

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Que dire de l'affaire Murdoch?

Murdoch, banalité de notre temps ou cas pathologique? En l'état de l'affaire, il nous parait difficile de formuler une opinion définitive. Le mieux sera d'observer comment le scandale évoluera dans les prochaines semaines. Nous sommes évidemment tous concernés

Que dire de l'affaire? Certains commentateurs répondront “rien”. Les Murdoch ont toujours existé

Dans les dictatures, la presse dispose de peu de libertés en propre. Elle est directement soumise au pouvoir politique. Dans les démocraties libérales, on constate le phénomène contraire: le pouvoir politique y est plus ou moins soumis à la presse. Ceci depuis que la presse existe et dans tous les pays sans exceptions. Inutile de rappeler ici l'influence prise dans l'histoire récente par ce que l'on appelle les magnats de la presse et par les groupes financiers crées par eux pour rassembler sous leur contrôle le maximum de maisons d'édition et de journaux. Nécessairement ces structures, les hommes qui les dirigent et les journalistes à leur service peuvent jouer un rôle important pour servir ou desservir les pouvoirs en place, favoriser ou affaiblir les oppositions. Les hommes politiques le savent et déploient le maximum de séductions pour se faire entendre d'eux. En contrepartie, les représentants de la presse s'appuient sur les hommes politiques pour accroitre leur influence et leurs profits.

Avec le développement de l'audiovisuel, le phénomène s'est étendu. La radio et la télévision touchent pratiquement désormais tous les citoyens. Les groupes de presse traditionnels (la presse-papier), auraient perdu une partie de leurs pouvoirs s'ils n'avaient pas tenté de prendre le contrôle des nouveaux médias. Mais ce faisant, ils se sont trouvés en concurrence avec les entreprises capitalistes qui utilisent ceux-ci, à travers la publicité, pour développer leur influence sur les consommateurs. Les messages publicitaires ne sont pas toujours cohérents avec les messages directement politiques, bien que les uns et les autres concourent à la mise en place d'un système peu favorable à l'autonomie de la pensée indispensable au fonctionnement de la démocratie. Il reste que les patrons de presse habiles savent parfaitement rassembler dans leurs mains l'ensemble des médias, afin de bâtir des empires.

On objectera que récemment, l'explosion de l'internet et des réseaux sociaux a multiplié les occasions d'expression offertes aux citoyens. Il en résulte la formation d'une opinion publique difficile à contrôler et même à analyser par les faiseurs d'opinions médiatiques et politiques. Les groupes de presse tentent dans une certaine mesure d'influencer en leur faveur les contenus d'expression sur ces nouveaux supports. Mais ils n'y réussissent qu'imparfaitement. Cependant, encore aujourd'hui, les opinions s'exprimant sur internet en dehors de l'influence directe des médias restent trop dispersées pour exercer réellement un contre-pouvoir à l'égard des entreprises de presse et de leurs patrons. D'où la persistance dans tous les pays de l'influence dont jouissent ces derniers. Chaque démocratie, notamment en Amérique et en Europe, dispose donc de l'équivalent de personnalités d'influence telles que Rupert Murdoch en Grande Bretagne et aux Etats-Unis.

Les mesures législatives destinées à limiter la concentration dans les groupes de presse, afin d'assurer la pluralité des opinions, ont toujours été ressenties comme nécessaires, notamment à gauche. Mais elles sont pratiquement sans influence. Ainsi en France une loi dite Hersant ou anti-Hersant avait été adoptée en ce sens en 1984 mais elle fut abrogée dès 1986 devant les résistances des patrons des médias, plaidant la difficulté de définir et faire appliquer le concept de pluralité. Dans l'audio-visuel, le CSA est depuis chargé d'assurer un certain pluralisme des opinions mais son action demeure marginale, d'autant plus qu'il est directement soumis à l'influence du pouvoir politique.

Pour d'autres commentateurs, l'affaire Murdoch est véritablement exceptionnelle

On peut y voir en effet la captation à un niveau encore jamais vu des moyens d'un grand Etat démocratique par un véritable gang. Prenons une image. Supposons un défilé naval où tous les Etats seraient représentés par un vaisseau amiral. Que se passerait-t-il si une petite équipe de pirates s'emparait discrètement du vaisseau battant le pavillon britannique, sans rien modifier dans un premier temps au commandement de ce navire. Le chef de cette équipe deviendrait le patron effectif, mais ni le commandant ni l'équipage ne seraient changés. Ceux-ci seraient seulement, par un mélange de corruption et de menaces, voire de cocaïne, convaincus de servir les intérêts des pirates. Les autres commandants de navires continueraient donc dans un premier temps à faire confiance au commandant du vaisseau britannique, même si celui-ci se lançait, pour complaire aux pirates, dans des manœuvres dangereuses.

C'est à un tel coup d'Etat interne que s'est livré Rupert Murdoch et son équipe. Contrairement à l'affaire du Watergate aux Etats-Unis, née de la révélation en 1974 par les journalistes du Washington Post des malversations du pouvoir républicain visant à espionner le parti démocrate, l'affaire Murdoch est née de la révélation des manœuvres de la presse tabloïde appartenant au groupe Murdoch pour contrôler le pouvoir politique et administratif britannique. On a découvert ces jours-ci jusqu'où sont allés ces manœuvres: corruption de Scotland Yard pourtant parangon dans l'opinion de toutes les vertus civiques du royaume, corruption et menaces portant sur un grand nombre de parlementaires appartenant à un pays présenté comme la mère des parlements, complicité active probable du Premier ministre. Certes dès le temps de Margaret Thatcher le parti conservateur s'était appuyé politiquement sur le groupe Murdoch, mais c'est bien ce dernier et son chef, malgré ses dénégations, qui a pris ces derniers temps l'initiative des écoutes à grande échelle, des corruptions et des chantages. C'est bien lui qui a finalement, pour poursuivre notre comparaison, pris le contrôle du navire britannique à l'insu des autres commandants de navire.

Il ne semble pas, pour autant que l'on soit bien informé, qu'un tel phénomène de prise de pouvoir généralisé par un groupe de presse ayant asservi une majorité politique, se soit produit ailleurs. Ni aux Etats-Unis, malgré le poids pris par des médias tels que Fox News, ni en France malgré les connivences entre le gouvernement et tel ou tel groupe médiatique. La diversité des sources et des opinions reste suffisantes pour qu'à ce jour un coup d'Etat, réel ou virtuel, associant le pouvoir et la presse ne puisse se produire. Les risques demeurent mais l'équivalent de l'affaire Murdoch ne semble pas très probable dans l'immédiat.

On peut alors de demander comment la Grande Bretagne se tirera de ce mauvais pas. En bonne logique, les responsables du coup d'Etat comme leurs complices, à tous les niveaux du corps politiques, devraient démissionner et être mis au ban de l'opinion. A commencer par Murdoch lui-même mais aussi David Cameron. Or il ne semble pas que l'affaire s'achemine vers une telle fin, pourtant nécessaire au renouveau de la confiance en les vertus de la démocratie occidentale. Si rien ne se passait, nous pourrions faire le constat, paraphrasant Shakespeare, que définitivement “something is rotten in the State of England”. Mais il faudrait aller plus loin, en se persuadant que le système corporatocratique actuellement dominant dans le monde, dont Murdoch est le symbole, ne touche pas seulement la Grande Bretagne mais tous les pays, notamment européens, qui s'accommoderaient de ce scandale et passeraient l'éponge.

Jean-Paul Baquiast