Quand la quantité devient qualité

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Quand la quantité devient qualité

Nous ne prêtons guère attention au Monténégro, et il s’avère que nous avons grand tort. Il se passe là-bas des événement spectaculaires, que la “grande” presse, – la presseSystème, donc, – ignore complètement. Pourtant, lorsqu’un pays de 631 219 habitants (recensement de janvier 2020) voit, depuis le mois de janvier, des manifestations rassembler entre 50 000 et 150 000 personnes, il s’agit effectivement d’“événements spectaculaires”. 

Slobodan Despot, éditeur (L’Âge d’Homme puis Xénia), auteur, traducteur, journaliste (collaborateur d’Éléments) décrit la situation au Monténégro dans un article paru sur son site  Antipresse.net, à la très mauvaise réputation, selon les appréciations de références irrésistibles et bombastiques qui vont  duMondeà Libé. Ce qui est décrit ici, c’est une sorte de “révolution” du type-Gilets-Jaunes, contre une décision gouvernementale de confiscation des églises. Despot décrit en détails ces divers mouvements massifs, avec évidemment une présence marquante de l’Église orthodoxe comme première concernée, et il nomme l’événement  une “contre-révolution de couleur”. Rien à redire, l’expression tient la rampe avec tout son sens et peut-être même la bénédiction de Soros perdu corps et bien dans un moment d’égarement.

L’étonnant rapport quantitatif qu’on enregistre à cette occasion (jusqu’à un quart de la population totale dans les rues) nous suggère une remarque paradoxale. Si l’on considère les motifs de cette révolte pacifique et la petitesse du pays, mais aussi l’énorme rapport quantitatif des manifestations, on en conclura que, dans certaines circonstances, et dans certaines époques étranges comme celle que nous vivons, le “règne de la quantité” sert d’outil pour installer le “règne de la qualité”. (A partir d’où et comment s’arrête la quantité et commence la qualité, d’où et comment la qualité supplante la quantité sur un même objet ? L’avantage de notre époque étrange est que l’absence de nuance et de dissimulation dans l’œuvre de destruction du monde permet de beaucoup mieux répondre à cette sorte de question.)

Despot ne nous surprend pas en précisant que si la situation monténégrine nous est indifférente, ici, à l’Ouest du monde, elle intéresse par contre beaucoup l’Europe de l’Est et particulièrement la Russie. On rapprochera ces “événements spectaculaires” du “règne de la qualité” de ce que nous évoquions hier à propos de la Russie (de la “spiritualité russe”), et l’on comprendra évidemment l’intérêt de la Russie, selon une appréciation qui fait des religions enracinées dans le passé des nations et des sociétés, un facteur de structuration sociale d’une grande importance dans la phase actuelle de décomposition (cette observation, bien entendu, hors de toute suggestion par rapport à l’engagement individuel dans telle ou telle religion).

(L’article de Despot, – sous le titre de « Orthodox flashmob, une contre-révolution de couleur dans les Balkans » est repris par  Le Sakerfrancophone, à qui nous l’avons emprunté.)

dde.org

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Contre-révolution de couleur dans les Balkans

Depuis deux mois, le minuscule État du Monténégro est le théâtre des plus importantes mobilisations populaires en Europe. Nos grands médias n’ont pas jugé utile de s’y intéresser. Réfléchir au motif de cette insurrection risquerait-il de court-circuiter leur logiciel d’écriture automatique ?

Ils marchent depuis des semaines, tous les jours, par tous les temps, dans ces paysages inhospitaliers que ni les Turcs ni Napoléon n’ont pu conquérir. Ils marchent avec leurs enfants, leurs sœurs, leurs femmes, leurs vieillards. Ils marchent au son des chants liturgiques. Ils mettent leur résistance à l’épreuve en plongeant dans les rivières glacées le jour de la Théophanie. Ils sont la version orthodoxe des Gilets jaunes. Sortis de cette masse indistincte que jadis on appelait un “peuple”, ils luttent par leur seul nombre et leur opiniâtreté. Ils ne se battent pas, mais ne craignent pas d’affronter les coups de la police. Un de leurs évêques a été arrêté et passé à tabac.

Pourquoi marchent-ils ? Pour défendre leurs églises, confisquées par une loi irréfléchie du gouvernement monténégrin. Leurs autorités religieuses marchent en tête de colonne, du curé de paroisse au métropolite. Depuis décembre, le flot humain n’a fait que grossir. Par moments, la masse humaine sur les places et les routes a dépassé les 150’000 personnes − soit plus du quart de la population de ce pays grand comme un département français. Les nuits du 26 janvier ou du 16 février, ils étaient 50 000 rassemblés autour de l’église de la Résurrection sur la place centrale de Podgorica, la capitale (150 000 habitants).

Imagine-t-on 15 millions de catholiques descendant dans les rues de France, dont 3 ou 4 millions en un soir à Paris ? Pourrait-on, même dans un paysage audiovisuel professionnellement sourd aux messages de la rue, éviter de s’interroger sur ce qui les motive ? Il n’en va pas de même en Europe de l’Est, en particulier dans le monde orthodoxe. La Russie, en particulier, observe de près les événements et ses hiérarques y participent. En Serbie, si le gouvernement − ligoté par le chantage permanent lié au Kosovo − fait mine de regarder ailleurs, l’opinion se réveille − et se découvre plus orthodoxe que jamais. Des manifestations de soutien se multiplient dans les villes.

Le groupe de rap  Beogradski Sindikat (Syndicat belgradois), toujours à l’écoute du Zeitgeist national, a mis en ligne un clip séditieux intitulé «L’aube se lève» (Sviće zora”). La vidéo s’est répandue si largement qu’elle a dû faire peur aux administrateurs de YouTube − lesquels ont, semble-t-il, pris des mesures pour la freiner, tandis que les autorités monténégrines prohibaient aux rappeurs et soutiens du mouvement l’entrée de leur territoire.

Un petit séisme géopolitique

Cela n’empêche rien. Les églises du Monténégro sont prises d’assaut comme elles ne l’ont jamais été et cette foule orthodoxe surgie du néant ne semble pas près de rentrer chez elle. Le 29 février, la manifestation à Podgorica (estimée par les organisateurs à 100’000 personnes) était présidée par le métropolite de Kiev Onuphre (fidèle à l’église orthodoxe russe), lui-même en proie à un schisme attisé de l’extérieur. C’est tout un symbole qui va bien au-delà de la solidarité inter-orthodoxe. L’éclatement de cette contre-révolution de couleur, identitaire et conservatrice, en un lieu où l’empire global croyait avoir partie gagnée, constitue un spectaculaire contrecoup [sorte de “retour de flamme”] du  nation-building. Il remet en question toute une série de fausses représentations sur les Balkans et le monde orthodoxe et constitue un petit séisme sur l’échiquier géopolitique. Les enjeux de cette flashmob religieuse sont au cœur du “Grand Jeu” entre l’empire atlantique et le bloc eurasiatique, dont la frontière passe aujourd’hui, très précisément, entre la Serbie et le Monténégro. L’événement, quoi qu’il en soit, offre une très intéressante porte d’entrée dans la géopolitique de l’orthodoxie.

Slobodan Despot

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