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2895• L’extrait est en fait une communication du professeur Kornel Huvos, au cours d’un séminaire, à l’École Normale Supérieure, à Paris , les 13 et 14 novembre 1985. Extrait d’un volume publié par “Les Cahiers Jules Romains”, chez Flammarion : Jules Romains face aux historiens contemporains.
• L’auteur, le professeur Kornel Huvos, mort en 1998, à l’âge de 85 ans. D’origine hongroise, linguiste de réputation mondiale, spécialiste notamment de la langue française et enseignant aux USA à partir de 1956, après avoir quitté son pays. Sur la fin de sa vie, Huvos était professeur de linguistique romane à l’Université de Cincinnati. Sa connaissance du français était liée à l’origine aux activités de son père, un sculpteur qui avait travaillé avec Auguste Rodin.
• Les circonstances de ce texte : il s’agit d’une étude extrêmement détaillée, précise, appuyée sur de très nombreuses citations et références, de l’évolution intellectuelle de l’écrivain français Jules Romains par rapport aux États-Unis d’Amérique. Jules Romains est certainement l’un des écrivains français du XXe siècle les plus favorables aux États-Unis, avec André Maurois.
• La situation de cette communication permet de bien cerner les caractéristiques de l’évolution de Jules Romains, qui est très spécifique. Jules Romains, lorsqu’il commença à visiter l’Amérique, avait un apriorisme plutôt mitigé, notamment sous l’influence des grands écrivains américains (on cite Sinclair Lewis et Waldo Frank), dont l’anti-américanisme est en général une caractéristique fondamentale. Romains découvre alors l’Amérique et tombe véritablement, passionnément amoureux de ce pays. Cette passion renverra longtemps à la situation politique, notamment pendant la Guerre froide, où l’alliance américaine était, pour les anti-communistes, un point essentiel. Sur la fin, le pro-américanisme de Jules Romains se nuance jusqu’aux incertitudes, aux doutes les plus fondamentaux : Jules Romains reste pro-américain par défaut, parce qu’on ne lui propose pas mieux, estime-t-il. Cette dernière citation de la communication de Huvos nous éclaire à ce propos : « En somme, j'ai beaucoup rêvé. Et comme mes rêves étaient portés par une onde d'optimisme, il en résultait quelque griserie... Je suis loin de prétendre que le monde qui serait la continuation, l'épanouissement de celui dont nous avons ici [aux Etats-Unis] un premier état déjà fort travaillé, répondrait à tous mes voeux.. Mais quand je pense à d'autres probabilités qui ne laisseraient à un homme fait comme moi d'autre issue que le suicide, je me sens une grande indulgence pour les défauts de la civilisation américaine. Je me résigne même à ses erreurs... Bref, qu'on m'apporte un contrat où l'on me garantisse que, jusqu'à la fin de mon séjour terrestre, je n'aurai rien à supporter de plus grave que le “way of life” présent de l'Amérique, et je signe. »
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« Un peuple est un miroir où chaque voyageur contemple sa propre image. En Amérique comme partout..., on ne trouve que ce qu'on apporte. » André Maurois (Conseils à un jeune Français partant pour l'Amérique)
Je me propose d'examiner dans ma communication quelques traits essentiels de l'image de l'Amérique telle qu'elle se dessine dans l'œuvre de Jules Romains, ce témoin aux « yeux étonnés et honnêtes » (1) qui, avec ses contemporains Georges Duhamel, André Maurois, jean Giraudoux, Luc Durtain, Paul Morand, Jacques Maritain, jean Cocteau et d'autres encore, a doté la France de son temps d'une littérature américaniste remarquablement abondante.
Le professeur Gilbert Chinard, pionnier et, pendant de longues années, doyen de la discipline qu'il est convenu de désigner par « recherche américaniste », a posé en principe que tout portrait littéraire de l'Amérique est nécessairement subjectif, filtré à travers les lentilles déformantes des préconceptions, prédilections, aversions, obsessions et phobies de l'observateur. (2) A cet égard, Jules Romains ne diffère guère de sa génération littéraire : comme elle, il entend interpréter les U.S.A. en fonction d'une formule très personnelle, censée fournir la clé aux complexités d'une civilisation qui, après cinq siècles d'exploration par les literati du vieux monde, demeure pour certains d'entre eux énigmatique terra incognita, inquiétante sinon menaçante, source principale des infortunes qui accablent notre planète, ou, pour d'autres, une jeune république de bons sauvages, porteuse d'un message messianique de béatitude pour tous.
Là où Romains diffère de ses contemporains, c'est évidemment par le choix de la formule. Duhamel, stratège principal de la dispute qu'il a nommée lui-même « Querelle du machinisme » (3), avait ramené la formule à l'idée que les trésors spirituels du monde occidental périraient victimes d'une agression « machiniste » au service de laquelle l'Amérique, « cette civilisation sans mesure et sans harmonie... » « dont la laideur défie toute description » (4), s'était prostituée au quantifiable, à la mécanique, à la vitesse, à la réclame, au conformisme. Vision quelque peu différente chez son frère d'armes et compagnon de voyage Luc Durtain qui, tout en refusant, lui aussi, le machinisme que propose une Amérique « rigide, autoritaire, hypocrite », retrouve cependant la grâce justifiante et la foi en l'avenir dans la « véritable » Amérique qui, elle, est « enthousiaste..., généreuse..., créatrice ». (5) Cocteau, à la recherche de la clé au « paradoxe américain » ; et, comme toujours, du trait d'esprit qui « étonnera Diaghilev », avait trouvé tous les deux : aux Etats-Unis, dit-il, à la suite des excès du machinisme, « le robinet a tué le porteur d'eau » ; aussi appartiendra-t-il à l'Europe d'humaniser la mécanique américaine, tandis que l'Amérique aura pour tâche de mécaniser l'humanité européenne. (6) Chez Paul Morand, le lieu privilégié du décryptage des U.S.A., c'est New York, « ville de contrastes, puritaine et libertine..., expression suprême de la ruée urbaine : le mal dont on y souffre, c'est cette corruption des cités que Saint-François d'Assise — écologiste avant la lettre — nomme le mal babylonien ». (7) Quant à la formule giralducienne, elle est fondée sur une vision non du gigantisme urbain, non des « gratte-ciel qui — affirme Giraudoux— atteignent moins le ciel que la plus basse maison de Nouvelle-Angleterre », mais de la profonde humanité de « ces allées de monuments invisibles qui dans aucun pays [ne sont] aussi antiques et aussi réels [qu'en Amérique], et qui sont l'enthousiasme, la confiance, l'équilibre des hanches, l'hospitalité ». (8) André Maurois, rerum explicator prudens, interprète l'Amérique en fonction de l'attitude foncièrement dynamique et confiante de ses pionniers du XIXe siècle qui ont accompli la véritable conquête du pays. Sans doute, estime-t-il, les Etats-Unis ne possèdent plus de territoires à conquérir, aussi l'Américain de l'entre-deux-guerres n'est-il plus un « pionnier dans l'espace », mais un « pionnier dans le temps », entièrement tourné vers l'avenir. (9) Enfin, Maritain, parti en guerre dix ans avant son premier séjour d'Amérique pour une Civitas christiana post-capitaliste non-marxiste, sans classes mais pluraliste, ayant pour objectif le bien-être matériel et spirituel de l'homme laborieux, énoncera après vingt ans d'enseignement universitaire aux Etats-Unis que « si une nouvelle civilisation chrétienne... doit jamais voir le jour dans l'histoire humaine, c'est sur le sol américain qu'elle trouvera son point de départ ». (10)
Quant à la formule romainsienne de l'Amérique, il est, me semble-t-il, légitime de dire qu'elle procède essentiellement de l'épisode que la critique s'accorde à considérer comme la naissance de l'unanimisme. En effet, tout comme la légendaire « illumination de la rue d'Amsterdam », l'« illumination de la 42e rue » que Romains a décrite dans Salsette découvre l'Amérique (11) relève, elle aussi, de la vision béatifique de la grande ville et du machinisme, des foules et des individus considérés, eux, selon la phrase d'André Cuisenier, « moins en eux-mêmes que dans leurs rapports... avec le milieu humain qui les entoure ». (12)
Avec la brièveté que m'imposent les circonstances, je tenterai de montrer dans ce qui suit que l'Amérique de jules Romains, telle qu'elle se révèle à travers son oeuvre, s'inscrit, mutatis mutandis, dans le cadre de la vision unanimiste, moins dans celle du Sturm und Drang juvénile qu'il a décrite lui-même comme « âpre... militante... exaltée... mystique... prophétique... doctrinaire... intransigeante » (13) que plutôt celle de l'âge mûr et de la vieillesse, assagie, démythifiée, « tendue vers l'esprit » (14) et érigée essentiellement en méthode d'exploration du monde. Cependant, avant d'aborder ce sujet, quelques mots sur les séjours de Jules Romains aux Etats-Unis, et les nombreux écrits que lui ont inspiré sa familiarité avec la vie aux U.S.A.
C'est en 1924 qu'eut lieu sa première prise de contact avec le Nouveau Monde : Romains s'était rendu à New York comme délégué français au IIe Congrès International des P.E.N. Clubs. De ce bref séjour dans l'Amérique des roaring twenties, la « rugissante décennie des années vingt », l'auteur a laissé, au volume 24 des Hommes de bonne volonté, un témoignage quelque peu cavalier mais fort sympathique et même admiratif qu'il place dans la bouche de Dallez, et qui renferme, en germe, les traits essentiels de sa vision de l'Amérique :
« J'admire beaucoup les gratte-ciel. Le monde moderne avait besoin de cet excès. Le squelette de la Tour Eiffel a trouvé un corps et a fondé une famille... La Cinquième Avenue est une voie triomphale... Le pont dé Brooklyn est un des lieux saints du lyrisme. New York a tant de grandeur... qu'on lui pardonne tout. Nombre de jolies Américaines m'ont paru des mannequins de cire [échappés d'une] vitrine : on peut les baiser sur la bouche, mais le modeleur a jugé inutile de leur simuler un sexe... A un déjeuner d'hommes de lettres, j'ai eu pour voisin de droite un garçon dont la spécialité était d'écrire des réclames d'une marque de savon ; pour voisin de gauche un dramaturge de grand talent. Ni l'un ni l'autre ne connaissaient le nom d'Anatole France. Tous deux m'ont demandé combien je gagnais... Chicago m'a fasciné : tout lé terrible de l'âge actuel y prend d'immenses proportions, et prépare une explosion vers la beauté. Washington est la superbe capitale encore inachevée d'un nouvel Etat créé probablement par le Traité de Versailles... Boston est une des villes du monde où j'aimerais vivre. Elle existait avant l'Amérique, comme Marseille existait avant la Gaule... Au total, un pays enivrant, où même l'ennui a un goût extraordinaires ». (15)
Ce premier voyage sera suivi, entre 1936 et 1962, de sept autres séjours, dont le plus long sera, bien entendu, celui de l'exil volontaire que les Romains s'imposèrent après la débâcle du printemps 1940. (15a) Ces huit voyages ont inspiré à Romains un nombre imposant d’ouvrages qu’il appelle, dans Ai-je fait ce que j’ai voulu ?, « La série américaine de mes oeuvres. » (p.169) Ainsi, en 1929, il publia Quand le navire..., son premier roman à thème partiellement américain. Puis, en 1936, parut son carnet de voyage Visite aux Américains, et, en 1937, le poème L’Homme blanc, dont le quatrième chant est consacré aux fils d’Européens, bâtisseurs du Nouveau Monde. C’est en 1942, au cours des années d’exil qu’il publiera Salsette découvre l’Amérique qui narre la découverte des Etats-Unis par un ami français imaginaire, universitaire rescapé du désastre de 1940. Après le Seconde guerre mondiale, Romains fit paraître Violation de frontières (1951) dont la deuxième partie relate les aventures d’un luthier hollandais réfugié à New York pendant la guerre, Interviews avec Dieu (1952), paru sous la signature d’un journaliste américain imaginaire, John W. Hicks, et où il a voulu montrer « quelle pouvait être la vision du monde dans la tête d’un Américain aujourd’hui » (16), et, enfin, en 1955, à la suite d’un voyage d’enquête aux Etats-Unis, le reportage Passagers de cette planète, où allons-nous ?. En plus des écrits mentionnés, les thèmes américains reviennent dans d’autres ouvrages de fiction, pièces de théâtre et essais romainsiens, et des passages consacrés aux Etats-Unis se retrouvent dans au moins six volumes des Hommes de bonne volonté.
Enfin, après 1953, comme éditorialiste et épistolier de l’Aurore, Romains s’est penché plus d’une fois sur les problèmes américains, en particulier sur ceux, parfois angoissants, que posaient les avatars des relations franco-américaines. Souvent, le ton de ces articles était critique, parfois même sévèrement réprobateur à l'endroit des U.S.A., mais ses observations étaient toujours celles d'un ami qui, au nom de l'amitié, s'estimait en droit de juger.
Il n'entre évidemment pas dans mon dessein d'examiner, ne fût-ce que brièvement, l'unanimisme comme psychologie de l'interpénétration des consciences, comme philosophie et mystique du « continu psychique », et comme morale du devoir de créer des unanimes et à en devenir la conscience. Cependant, au moment d'aborder la discussion de l'Amérique telle qu'elle se présente sous la plume de Romains, il me paraît indispensable de dresser très brièvement l'inventaire de ce que je désignerai par « les thèmes privilégiés de l'unanimisme — j'allais dire « les béatitudes unanimistes » — qui se retrouvent tout au long de l'oeuvre romainsienne, exercent sur l'auteur une attirance singulière, éveillent en lui des sentiments de profonde sympathie sinon d'affection, et sont devenus la matière même de l'exploration unanimiste du monde. Ce sont 1°) la grande ville moderne et ses compléments naturels, la machine, les moyens de locomotion, le rail, l'automobile, l'avion, l'autoroute, les ponts, la production en grande série, couvres caractéristiques de l'homo faber du xxe siècle ; 2°) le groupe, éphémère ou durable, allant de sa plus simple expression, le couple d'amoureux, d'époux ou d'amis, à sa manifestation suprême, le « continu psychique », en passant par divers unanimes tels que l'attroupement, la foule, les masses, les armées et « le million d'hommes », les couches et classes sociales, les collectivités, la nation, l'Europe, l'Amérique ; 3°) l'individu, perçu non dans un isolement de monade, formant des « archipels de solitude » (17) mais dans ses rapports avec autrui, et exerçant son don de pénétrer les consciences individuelles et collectives.
Faut-il s'étonner si, en raison de ces attirances, Romains a contemplé avec intérêt et sympathie l'Amérique hautement industrialisée de son temps, pays de vastes espaces, grandes métropoles, édifices géants, foules immenses et innombrables machines et gadgets, et où souvent les thèmes privilégiés de l'unanimisme se présentaient à lui à l'état paroxystique ? Quoi de plus naturel qu'il ait cru découvrir aux U.S.A. le lieu d'élection d'une « croisade en direction du bonheur » (18), que l'image qu'il a tracée du Nouveau Monde soit fort souvent méliorative voire idéalisée, et que la plupart de ses critiques à l'adresse des Américains n'aient eu pour cible que ceux qui demeuraient réfractaires à l'appel des unanimes et refusaient ou étaient incapables de « communiquer » avec leurs prochains ?
Bien entendu, esquisser d'une manière tant soit peu complète l'œuvre américaniste de Romains dépasserait de loin les cadres de ma communication. Aussi me contenterai-je de n'en choisir que les aspects qui se prêtent le mieux à illustrer la persistance de l'optique unanimiste dans les trois domaines thématiques que je viens de signaler : la ville et la machine, les foules, l'individu. La ville et la machine d'abord.
Comme tant d'autres Européens de son temps et du nôtre, Romains commença son exploration de l'Amérique par New York. Or, pour le poète de l'« unanime-ville », ce premier abord fut stupéfiant. L'on se rappelle que sa première traversée avait eu lieu en 1924. C'est cinq ans plus tard, dans Quand le navire..., qu'il décrivit pour la première fois l'exaltation de la découverte de Manhattan :
« Le bateau contourne la presqu'île surchargée. Les buildings pivotent lentement, glissant l'un derrière l'autre... Un énorme commencement d'admiration s'empare de vous. On croit qu'on va se mettre à parler tout seul, à crier en claquant des mains, à jubiler. L'enthousiasme a monté d'un coup... On sent une immense énergie, mais qui foisonne, qui mousse, qui fait du volume. Il se multiplie avec fureur quelque chose de rudimentaire..., un morceau exemplaire d'irréalité américaine. » (19)
Dans Visite aux Américains, il revint encore une fois sur le même épisode, et, une fois de plus, narra avec passion
« l'espèce de recueillement préparatoire, un peu frémissant, dont malgré soi on est... saisi [face à] la naissance de Manhattan au fond de la perspective, ou plutôt la suite de pulsations par laquelle il semble se dégager de la brume légère, grossir, grandir ; en quelque sorte son explosion au ralenti ; l'exaltation étrange avec des dessous de stupeur, où m'avaient jeté ces buildings blancs serrés l'un contre l'autre. » (p. 15)
Et voici dans Salsette une autre arrivée à New York, cette fois-ci non en bateau, mais par la route, au déclin du jour, après une randonnée en auto dans la Nouvelle-Angleterre :
« A cette heure-ci — écrit Romains — avec le soleil couchant qui donne dessus, c'est évidemment un des plus grands spectacles que le monde, y compris celui d'autrefois, ait jamais pu offrir... Si la Grand-Place de Bruxelles est la fleur de l'époque des corporations, si Versailles est la fleur de la monarchie de droit divin, ceci est la fleur de l'époque des grandes affaires concurrentes, livrées à leurs libres poussées... On y sent la profusion et l'émulation, deux sources de beauté. » (p. 229)
Pas même le passage du temps ne sut émousser l'admiration de Romains pour ce qu'il a appelé « la réussite de New York » :
« Décidément, cette ville me plaît, me ravit, entretient chez moi un goût d'existence que d'autres manifestations du présent auraient tendance à oblitérer, — dit-il encore dans Salsette — Si nous avions le courage, nous avouerions que jusqu'à nouvel ordre, New York est la seule création du monde moderne qui vaille la peine, et ne nous fasse pas rougir de tout ce que nous avons détruit, défiguré, ou laissé périr de l'ancien. » (p. 275)
Enfin, neuf ans plus tard, en 1951, dans Violation de frontières, Romains exprimera ainsi son ravissement, doublé, cette fois-ci, des émotions personnelles de l'exilé retrouvant New York après les événements tragiques du printemps 1940 :
« Les tout premiers temps de mon séjour à New York... s'accompagnaient d'un sentiment de joie, de délivrance... Il me semblait que j'avais quitté une planète pour une autre : une planète folle et maudite pour un monde de la même famille qui aurait incomparablement mieux tourné... New York, rien qu'à le voir, vous empêchait de désespérer tout à fait de l'avenir du genre humain. » (p. 179)
Alors qu'en 1930, dans un mémorable passage des Scènes de la vie future, Duhamel, avec amertume et indignation, frappait d'anathème les buildings de Chicago abritant une population grouillante qui « parle, mange, travaille, gagne de l'argent, joue à la Bourse, fume, boit de l'alcool..., fait des rêves, fait l'amour... » et où tout « sent la mode et la mort », (p. 112) Romains, dans Visite aux Américains, conçoit comme l'une des merveilles du xxe siècle
« ces buildings blancs serrés l'un contre l'autre, ces milliers de vitres scintillantes comme des cristaux engagés dans des fûts géologiques, cette gerbe de geysers de pierre, cette phalange de hauts guerriers, et la montagne d'origine humaine qu'ils forment ensemble, roide, anguleuse, orgueilleuse : le plus enivrant témoignage qu'on ait encore donné de la puissance matérielle de notre espèce. » (p. 15)
Faut-il souligner combien, par le choix de la métaphore et ses harmoniques intertextuelles dans l'oeuvre romainsienne, cette vision de Manhattan s'apparente à un autre lieu fabuleux cher à Romains, ce Cromedeyre-le-Vieil qui « coiffe le roc brillant » des Cévennes, et qu'elle préfigure aussi une autre vue de « New York, bouquet de bourgeons/ Et furie de floraison/ Notre cime, notre ombelle » qu'il évoquera un an plus tard dans l'Homme blanc (20) ?
Dans son analyse pénétrante de l'œuvre romainsienne, André Cuisenier a relevé la large part qu'elle réserve à la machine et aux variations sur ce thème. « Dès les premières oeuvres de Romains — remarque-t-il — le machinisme, inhérent à la ville moderne, apparaîtra comme une thème essentiel, inséparable de la vision unanimiste du monde ». (21) L'on connaît aussi l'exaltation lyrique avec laquelle, dans ses premiers ouvrages poétiques, Romains a chanté la machine. Bien qu'à l'âge mûr il soit revenu de cette euphorie, au point de sonner l'alarme, dans Le Problème numéro un, contre les dangers de la « machine aristocrate » (22), il n'en est pas moins demeuré convaincu jusqu'au bout que l'aventure machiniste est — comme l'a noté Cuisenier — une « manifestation de “l'esprit prométhéen”, cet esprit possédé par le besoin de connaître et de façonner le monde ». (23)
C'est précisément cet « esprit prométhéen » que Romains crut découvrir un jour avec Salsette lors d'une promenade dans un quartier populeux de New York. Arrêtés à un carrefour, sous la charpente métallique du métro aérien, ils contemplent
« l'espèce de plafond bas et grondant qui couvrait toute la place : un plafond constitué par un assemblage de viaducs, de plates-formes, sous lesquelles couraient des passerelles, et d'où, çà et là, pendait lourdement vers le sol de la rue un escalier... Ce terrible plafond ne cessait de gronder sur nous, de nous écraser sous un bruit pareil à celui d'un bombardement... Tout cela était de fer... du vieux fer prodigué avec une surabondance dérisoire, comme si les gens qui l'avaient posé et assemblé au temps où il était du jeune fer avaient eu peur qu'il n'y en eût jamais assez pour le tenir, pour supporter un étrange et nouveau travail... Tout semblait maladroit..., trop long, ou trop saillant. Tout faisait de grands gestes inutiles. »
Pour l'Européen, remarquent nos promeneurs, tout « ce monde de demi-ténèbres et de vieux fer tonitruant » est d'une laideur abominable : c'est un enfer. Or, il fut un temps, il y a un siècle, lors de l'industrialisation massive des Etats-Unis, où cette ferraille inextricable était « neuve et pimpante », et représentait une « innovation légitime, et même excellente. » Les Américains, grisés des succès de la machine, acceptaient « ces hideurs hurlantes, fumantes et gesticulantes » car elles marquaient le progrès. A l'avis de Romains unanimiste et mécanophile, ces premières réalisations fort laides du machinisme américain ne représentaient pas ce que certains Européens ont désigné par « américanisme diabolique », la victoire de la machine sur l'homme ; bien au contraire, tout comme la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorák, elles exprimaient un « moyen-âge américain », une « puissance de romantisme, » une ivresse jeune et forte, l'orgueil des pionniers de la technologie moderne qui « devinent par une intuition géniale » qu'il faut traverser un âge ingrat de laideur et d'extravagance pour parvenir à ce que, dans Comparutions, Jallez a appelé avec tant d'à-propos « une explosion vers la beauté ». (24)
Dans cette Amérique urbaine d'architectures vertigineuses et du machinisme triomphant, quelle sera la place du groupe, autre thème privilégié de l'unanimisme ? Romains saura-t-il reporter sur les masses américaines « la confiance dans la multitude » et « l'amour de la foule libre et heureuse » que lui avait appris le Paris de sa jeunesse, et dont il a parlé en termes si émouvants dans son discours de réception à l'Académie française ? (25) Chose curieuse, lors du premier séjour de Romains, en 1924, ce ne fut pas le cas.
« Ayant pénétré dans cette ville prodigieuse — note-t-il dans Visite — j'y avais cherché d'instinct la place de l'homme, les menus charmes et douceurs dont il a besoin et qu'aucune grandeur ne remplace. Il me semblait qu'ils lui étaient refusés, ou qu'ils échappaient, qu'ils devenaient imperceptibles entre les structures démesurées... Les passants donnaient l'impression que « passer » était pour eux un travail morne et triste, soumis à de sévères sanctions. Nulle part, la foule n'avait l'air d'être chez elle. Ou plutôt, elle n'était pas vraiment foule. On songeait constamment à des files d'ouvriers, d'employés circulant dans les couloirs numérotés d'une usine. Une tristesse, une agitation somnambulesque de fourmilière. Ici, la grande ville cessait d'être ce que j'avais reconnu qu'elle était partout ailleurs : ce qu'il y a au fond sur terre de plus délicieux, de plus accueillant, de plus excitant, de plus amical, bref de meilleur pour l'homme d'aujourd'hui ». (26)
Pourquoi cette première impression de froideur, ce choix d'images et de langage déprimants qui semblent être tirés du vocabulaire duhamélien ou de celui des autres misonéistes américanophobes des années trente, d'autant plus frappants qu'ils sont suivis, dans la même phrase, du plus bel éloge unanimiste qui soit de la grande ville moderne ? Romains ne s'en est jamais expliqué, si ce n'est dans une brève allusion de Visite, où il noté en passant qu'avant son premier voyage d'Amérique, ses lectures — françaises ou américaines, je l'ignore — lui avaient « construit... un New York dur, implacable, mécanique, accablant, bref assez “néo-infernal” ». (p. 22) On trouve d'ailleurs à la même époque une observation semblable chez André Maurois qui, lui aussi, avait blâmé ses lectures, — surtout d'auteurs américains tels que Sinclair Lewis et Waldo Frank — de lui avoir inculqué a priori la certitude de ne jamais pouvoir aimer l'Amérique. (27)
L'intégration de la foule américaine au monde des « grandes bêtes divines » de l'unanimisme aura lieu lors du deuxième séjour, en 1936. Quant aux lieux où s'accomplira cette transfiguration, ce sera d'abord, comme je l'ai déjà noté, la 42e rue, puis, bien entendu, Times Square : Romains en a fait le récit détaillé dans deux textes mémorables, le chapitre de Salsette intitulé « Brusque plongée de Salsette dans la 42e », et « Préambule et New York retrouvé », dans Visite.
En contraste frappant avec le portrait maussade de 1924, et aussi avec le Manhattan accablant peint à la même époque par Duhamel, Durtain, Morand et Cocteau, Romains trace cette fois-ci une image quasi-carnavalesque d'une foule dont la caractéristique principale est un joyeux démocratisme qui anime, selon l'auteur,
« la brave ville tumultueuse, exubérante, emphatique, pas trop disciplinée, pas mal désordonnée, où l'on croise en cinq minutes des gens de toues les races, mais point de policemen ; la ville rieuse, démocratique, gorgée de lumières, noctambule et point somnambule, bref la plus grande ville méridionale du monde, l'espèce de Barcelone — un léger scrupule m'empêche d'écrire : de Marseille — multiplié par dix dans tous les sens qui l'attend de l'autre côté de l'Atlantique en cette année 1936. (28)
Ce même thème de la démocratie revient encore sous sa plume quand il décrit Times Square qui, soit dit en passant, aujourd'hui, est moins le « centre d'animation » salubre et tonifiant dont parlait Romains, que plutôt une Cour des Miracles de pickpockets, pousseurs de drogues, vendeurs de magazines érotiques, sex-shops, peep-shows, cinémas pornographiques, proxénètes et prostitués des deux sexes, et où, forcément, abondent les policemen. Cependant, dans les années trente, le célèbre carrefour était encore un foyer d'énergie sans égal : « ... pour obtenir l'équivalent de vitalité qu'il dégage — nota Romains — il faudrait brasser ensemble, outre la place Clichy et la place Blanche, le carrefour Drouot et la place de l'Opéra... » Ce qui, aux yeux de Romains, faisait à ce moment-là de Times Square « un lieu unique au monde », c'était la résistance qu'il offrait au déclin nocturne : à toutes les heures de la nuit, comme pendant la journée, il demeurait « entier, gaillard, joyeux, lumineux, bruyant et grouillant », tandis que, par comparaison, les capitales d'Europe faisaient « un peu l'effet de vieilles personnes économes et couche-tôt ». Or, ce qu'il faut pour le peuple, c'est de disposer jour et nuit de tous les agréments de la vie moderne, car, insiste Romains, « toute cette foule de Times Square est populaire, toute cette liesse profondément démocratique. Tout ce travail que les uns consentent est offert à d'autres qui sont eux aussi des travailleurs ». (29)
Nous retrouvons une dernière fois ce démocratisme lorsque l'auteur évoque Coney Island, banlieue new-yorkaise vouée tout entière aux amusements populaires, en un passage qui reste un modèle de ce que Cuisenier nomme « l'assimilation entre un groupe humain et un être vivant ». (30) et où Romains s'incline devant Walt Whitman que Léon Bazalgette lui avait désigné comme « le grand aîné de sa famille » (31) :
« Cette foule — note Romains — respirait, remuait, se dilatait, sainement, lourdement, sans méchanceté, comme, verset par verset, un poème de Whitman. Dans sa vulgarité, il n'y avait aucune mesquinerie. Il y avait même une certaine générosité, une certaine grandeur. J'ai beaucoup pensé au mot que Whitman aimait tant, et que le spectacle de Times Square m'avait déjà fait monter aux lèvres : Démocratie. » (32)
Cependant, Romains ne se contentera pas de souligner avec tant d'insistance le démocratisme des Américains : dans Passagers de cette planète, où allons nous ?, paru en 1955, après son septième séjour aux Etats-Unis, il croira même découvrir un élément socialiste sui generis dans l'édifice social que se sont érigé les masses populaires d'un pays où la production en grande série joue un rôle si considérable. En effet, pense-t-il,
« si 1'on entend par socialisme non pas une famille de doctrines strictement délimitée, mais tout effort pour prendre de la société une notion rationnelle et positive, et pour apporter à son fonctionnement spontané... un système de régulation réfléchi, il y a dans toute cette théorie de la mass production [américaine] et du contrôle à exercer sur elle une espèce de socialisme... Je vous laisse le soin de choisir pour ce socialisme à la fois réaliste, organique, « physiologique », le nom qui convient le mieux. » (pp. 166-7)
Cette démocratie, ou, si l'on préfère, ce « socialisme qui cherche son nom », Romains le considère au lendemain de la Libération comme « la pointe du monde libre, l'éperon de notre navire ». (33) Aussi, dans un âge hanté par le spectre d'un holocauste nucléaire, est-ce vers elle que doivent se porter nos regards, car c'est là que les problèmes qui préoccupent le monde occidental se posent à une échelle gigantesque, et c'est aussi là que s'élaborent les solutions :
« Au total — écrit-il — les Etats-Unis se trouvent actuellement indiquer la direction, la cadence et fournir les résultats les plus saisissants du progrès... Ces résultats, et ceux qu'il préparent ou annoncent, ont dès maintenant et auront de plus en plus une influence décisive sur notre vie, sur les formes de notre civilisation. Les questions, souvent angoissantes [de notre temps] ont l'occasion de se poser devant leur conscience plus nettement, plus éloquemment qu'en aucun autre lieu du monde. C'est chez eux que la vie, qui sera la nôtre demain, se laisse le mieux entrevoir. » (pp. 21-2)
De même, Romains tient à rassurer ceux qui redoutent l'Amérique prospère et puissante des années cinquante, et craignent qu'elle n'abuse de sa force et pratique une politique d'agression :
« je crois [les Américains] capables d'erreurs, de fautes de calcul, comme nous autres — note-t-il. Mais les formes morbides, délirantes de l'orgueil leur sont étrangères. Aucun prophète ne les persuadera de se lancer à la conquête du monde... D'autant que la pensée américaine s'ouvre, plus qu'elle ne l'a jamais fait, à l'idée que les sciences et les techniques de la matière sont incompétentes en ce qui regarde les choix suprêmes de la vie... jamais les conseils de la Sagesse... n'ont été attendus là-bas avec autant de respect. » (34)
En dépit de cette profession de foi si optimiste, et qui, faut-il le souligner, est en même temps un désaveu indirect de l'euphorie machiniste de l'unanimisme original, Romains se réserve le droit de censurer sévèrement les U.S.A. Ainsi, dans sa « Lettre aux Américains », publiée dans l'Aurore du 3 novembre 1956, lors de la crise de Suez, il reprochera amèrement aux Etats-Unis d'avoir pris position contre la France et le Royaume-Uni. Toutefois, bientôt, ses sentiments d'amitié reprendront le dessus :
« Celui qui vous écrit est un vieil ami — dira-t-il. Il a défendu votre cause en des circonstances où beaucoup de gens l'estimaient vulnérable. II a tâché de faire comprendre vos attitudes quand elles heurtaient nos sentiments. II n'y avait d'ailleurs que peu de mérite. A ses yeux la reconnaissance que nous vous devons efface bien des erreurs. Il est persuadé que si notre civilisation d'Occident a pu se maintenir jusqu'ici contre les entreprises d'un fanatisme délirant, c'est principalement à l'abri de votre force. » (p. 1)
A partir de 1959, Romains critiquera avec non moins de rigueur la politique étrangère de la Ve République pour avoir créé une crise de confiance entre les U.S.A. et la France : « Le différend qui nous sépare de l'Amérique... — écrit-il dans “Une situation préoccupante”, paru dans l'Aurore du 18 décembre 1959 — risque de s'envenimer si un peu de sagesse et de gentillesse, non pas verbale, mais réelle, n'intervient, et d'abord de notre part. » (p. 1)
Le refroidissement des rapports franco-américains le préoccupa à tel point qu'en 1963 il revint encore à la charge : dans une « Lettre à un ami » parue dans l'Aurore du 14 octobre 1963, il rappela à ses lecteurs leur dette de gratitude envers un pays qui, « deux fois à 25 ans d'intervalle [était intervenu] en notre faveur... sans marchander les sacrifices de sang et d'argent... » Et Romains de conclure :
« Qu'ils aient commis tantôt des abus, tantôt des erreurs dans l'exploitation de la victoire, c'est certain. Mais qui, à leur place, eût été plus clairvoyant et plus désintéressé ? La France de Napoléon, victorieuse, avait su se rendre autrement insupportable. » (p. 1)
Ainsi que nous venons de le voir, l'image romainsienne de la ville, de la machine et du peuple américains, interprétés à la lumière du credo unanimiste, est presque uniformément positive et, au besoin, indulgente. Cependant, lorsque Romains américaniste se tourne vers un autre thème privilégié de l'unanimisme, l'individu, il se produit chez lui un singulier changement d'optique. Comme si, abandonné à ses propres ressources spirituelles et émotives, il était privé des forces vives puisées à la source de son intégration au groupe, l'homme du Nouveau Monde, tel que le peint Romains, semble vivre « épars et mal joint », comme les paysans de la Laussonne dont parle Emmanuel dans Cromedeyre-le-Vieil. (35) Au lieu des foules joyeuses, animées, bruyantes, d'une « généreuse vulgarité », Romains peint cette fois-ci des êtres réfractaires à la fusion unanimiste des consciences, rongés par l'ennui et torturés par l'angoisse qu'engendre la « maladie de l'espace », incapables de s'ouvrir à leur prochain, de former des amitiés durables, esclaves des vestiges du puritanisme, et victimes d'une tendance à l'autocritique à la fois congénitale et incurable.
Romains explique le morbus spatii par l'immensité et la monotonie des espaces américains. Il en résulte, selon lui, une « tristesse », un « accablement », une « inquiétude », voire une « détresse » qui se reflètent dans les yeux de l'Américain. Les étendues hypertrophiées du jeune continent donnent à ses habitants un sentiment d'instabilité et prêtent à la vie américaine un caractère « nomadique ». De là « ces minutes de mystérieux accablement qu'on serait bien empêché de définir, mais que le voyageur éprouve et que l'habitant [des U.S.A.] éprouve sûrement comme lui : son regard en témoigne ». (36)
L'intérêt que Romains portait au phénomène de la compénétration de deux consciences individuelles pour former les combinaisons unanimistes que Cuisenier nomme « les formes inférieures de la vie unanime » (37), explique la curiosité avec laquelle il a examiné les liens d'amitié entre Américains ou entre Américains et étrangers, et, d'une façon plus générale, la possibilité même de « communiquer » avec l'homo americanus. Exploration plutôt décevante : à son avis, aux Etats-Unis, l'amitié au sens européen du terme, est lente à venir, sinon rare : « Il est plus facile d'aimer ce pays que de s'y faire beaucoup d'amis » — note-t-il dans Salsette. « Certaines demandes du cœur y restent longtemps sans réponse. Il vaut mieux en tenir compte d'avance pour ne pas être trop déçu. » (p. 81) En effet, estime-t-il, l'Américain éprouve une certaine difficulté à livrer son moi intime à un interlocuteur ; en conséquence, il est le contraire d'un brillant causeur (idée qui est d'ailleurs traditionnelle depuis le XVIIIe siècle dans la littérature française américaniste) :
« Souvent — remarque Romains dans Visite — les contacts individuels avec les gens m'avaient étonné... Je n'avais rien de formel à leur reprocher... plutôt une absence de réalité humaine. Leur présence ne m'était pas hostile, mais elle me donnait froid... J'avais l'impression que sous une enveloppe à peu près pareille à la nôtre, beaucoup d'entre eux recelaient une sorte de cavité glacée ; donc il n'y avait même rien à découvrir... Il me semblait plus difficile qu'en tout autre pays de nouer une conversation, amorcer un échange. Je savais que tel homme que j'avais devant moi était fort instruit, avait une valeur professionnelle éminente. Mais je sentais qu'il n'avait rien à me dire, rien à me demander, rien à me « communiquer ». » (p. 17)
Nous possédons de Romains un autre texte où, quatorze ans plus tard, en 1950, dans l'édition parisienne de Salsette, il est revenu sur les mêmes sentiments, sans avoir essentiellement modifiés ses premières impressions :
« Il n'est pas du tout absurde de penser — écrit-il — que dans ce que les Américains ont apporté du vieux monde... il se soit trouvé un élément fade et décoloré, un chromosome de vieille fille..., de bâillement et d'ennui... Après une soirée « animée » d'ici, je garde l'impression que les gens ont joué l'animation parce que cela faisait partie des obligations sociales liées à la circonstance, mais qu'au fond d'eux-mêmes ils restaient froids, peu intéressés les uns par les autres, sans rien d'essentiel à se communiquer, sans vrai besoin de s'épancher, ni aptitude à le faire... » (pp. 270-71)
Autre imperfection américaine relevée par Romains : le puritanisme. Sans doute, aux yeux de certains américanistes français, en particulier ceux élevés dans la foi protestante, le puritanisme américain, pris au sens général de rigorisme moral et d'adhésion stricte aux principes de la Protestant work ethic, est-il une vertu cardinale. Ainsi, André Siegfried estime qu'« on ne saurait comprendre l'Amérique, même celle du xxe siècle, sans se référer... [au] puritanisme, source véritable de l'œuvre magnifique accomplie par l'élite de ses pionniers ». (38) Julien Green, lui aussi, reprend la même idée en ces termes : « On ne comprend rien à l'Américain si l'on ne se souvient pas que... c'est le levain du puritanisme qui fait encore, quelquefois, lever la pâte ». (39) Jules Romains, au contraire, partageant en cela les vues d'André Maurois (40) considère les survivances du puritanisme — dont la prohibition fut « le dernier sursaut exaspéré » — comme l'un des points vulnérables de l'âme américaine. En effet, explique-t-il, les pionniers du centre et de l'ouest des Etats-Unis n'avaient guère été « des hommes de tout repos » : aventuriers, souvent même voleurs et meurtriers, c'étaient » des gens en rupture de ban » qui avaient fui l'Europe et l'est américain à cause de leurs « antécédents peu présentables ». Or, une fois établis sur leurs nouvelles terres, dans leur commerce et leur industrie, ces anciens hors-la-loi comprirent que le temps était venu de mettre fin à l'« âge héroïque » et d'imposer à leur communauté des lois sans indulgence et une « morale athlétique... qui se propose des records et qui met son point d'honneur à les battre ». Seulement, c'était trop présumer de la nature humaine, et la sévérité vétilleuse des néophytes de la moralité devint, chez l'Américain moyen, la source de conflits intérieurs qui, à leur tour, engendrent un dangereux malaise et une « hypocrisie subtile et polymorphe », cette « hypocrisie américaine dont il serait vain de nier qu'il y répond dans la réalité quelque chose ». (41)
En plus des travers américains que je viens de signaler, et que Romains a relevés avec autant de compréhension que d'indulgence, il en est un auquel il s'est attaqué avec une certaine aigreur et pas mal d'ironie : le penchant — à l'en croire pathologique — à l'autocritique « masochiste ». S'il a cédé cette fois-ci à la mauvaise humeur, ce n'est pas tant pour des raisons doctrinales que plutôt par amour-propre blessé, en ami dont l'affection, offerte de bonne foi et avec générosité, a été repoussée avec indélicatesse. L'on se rappelle en effet que la première édition de Salsette qui, parue à New York en 1942, exprimait selon Romains « une amitié profonde... et une camaraderie... pour l'Amérique » (42), avait été reçue avec peu de charité et beaucoup de sarcasme par plusieurs revues américaines : ses critiques reprochaient à l'ouvrage sa prétendue superficialité et une tendance à l'idéalisation. Irrité par une telle méprise sur les sentiments qui l'animaient, Romains riposta dans les « Lettres de Salsette », publiées en 1950 dans l'édition parisienne :
« Chez l'Américain d'aujourd'hui, et surtout dans l'intelligentsia, il y a du masochisme — déclare Romains. Tout Américain qui se targue d'une culture, qui se pique de distinction... éprouve le besoin de s'entendre dire que l'Américain moyen oscille entre l'imbécile infatué et la canaille puante, que la vie américaine est un composé de banditisme, d'alcoolisme, de fraude, de stupre et d'hypocrisie. Fouetté par ces verges, ravigoté par ces crachats, il respire mieux. Mais si vous avez l'imprudence de lui déclarer qu'il est en somme un brave garçon, et qu'on le voit rien qu'à sa tête, il sourit jaune et prend cela pour une injure mortelle. » (pp. 220-51)
Tandis que d'autres américanistes français tels que Maurois et Maritain avaient cherché la cause du phénomène dans l'héritage puritain, (43) Romains, sans placer le problème dans une perspective historique, se contente de l'envisager sous l'angle psychologique. A son avis, le désir « masochiste » des Américains de se sentir fustigés par l'étranger s'explique essentiellement par leur complexe d'infériorité à l'égard de l'Européen (trait qui, d'ailleurs, a également été relevé par Jean Paul Sartre) (44) :
« J 'ai — dit Romains — le sentiment qu'une des grandes craintes de l'Américain est que tous ces pourris du vieux monde ne le prennent pas au sérieux, le regardent comme un enfant, comme un « pas encore dessalé ». Lui dire que sa vie d'Américain vous a fait une première impression qui était plutôt gaie, parfois même gentille, ce n'est pas le prendre au sérieux. L'appeler ignoble fripouille ou ordure camouflée, c'est le prendre au sérieux » (pp. 250-55)
Ainsi donc, face à l'Amérique de son temps, Romains aura connu non seulement l'exaltation, mais aussi parfois l'agacement et le désenchantement. Cependant, en dépit de ces oscillations affectives, son image des U.S.A. demeura, comme je me suis efforcé de le montrer, essentiellement positive, pleine de confiance en l'avenir des Etats-Unis qui pourtant, au cours des dernières années de la vie de Romains, traversaient une période de profonds bouleversements socio-politiques, ponctuée d'épisodes traumatiques tels que la lutte, parfois sanglante, pour l'égalité raciale et les droits civiques, les guerres de Corée et du Viêt-nam, le meurtre du président John Kennedy, de son frère, Robert Kennedy et du pasteur Martin Luther King. Il ne pouvait en être autrement puisque, malgré l'évolution de sa pensée, Romains ne s'était jamais départi des articles de foi essentiels de l'unanimisme.
Aussi Romains accepta-t-il l'Amérique tout entière, avec ses vertus cardinales et ses péchés mortels, les phalanges de hauts guerriers et les hideurs hurlantes du vieux fer tonitruant, l'agitation somnambulesque de la fourmilière et la joyeuse bousculade des foules de Coney Island, aussi bien que le puritanisme, le masochisme, l'hypocrisie, l'accablement et la détresse de l'individu. Car c'est bien Romains qui parle quand, dans sa dixième et dernière lettre, faisant le point de son aventure américaine, un Salsette songeur conclut :
« En somme, j'ai beaucoup rêvé. Et comme mes rêves étaient portés par une onde d'optimisme, il en résultait quelque griserie... Je suis loin de prétendre que le monde qui serait la continuation, l'épanouissement de celui dont nous avons ici [aux Etats-Unis] un premier état déjà fort travaillé, répondrait à tous mes voeux.. Mais quand je pense à d'autres probabilités qui ne laisseraient à un homme fait comme moi d'autre issue que le suicide, je me sens une grande indulgence pour les défauts de la civilisation américaine. Je me résigne' même à ses erreurs... Bref, qu'on m'apporte un contrat où l'on me garantisse que, jusqu'à la fin de mon séjour terrestre, je n'aurai rien à supporter de plus grave que le way of life présent de l'Amérique, et je signe. » (pp. 336-37)
1.) In Jules Romains, Salsette découvre l'Amérique, suivi de Lettres de Salsette (Paris : Flammarion, 1950), p. 13.
2.) In Les réfugiés huguenots en Amérique (Paris : Société d'Edition « Les Belles-Lettres », 1925), pp.viii-ix.
3.) Dans son article du même titre in Revue de Paris, vol. XL (15 avril 1933), pp. 721-52.
4.) In Scènes de la vie future (Paris : Mercure de France, 1930), pp. 116, 216.
5.) In Les deux faces de l'Amérique (Monaco : Imprimerie de Monaco, 1930), p. 35.
6.) In Lettre aux Américains (Paris : Grasset, 1949), pp. 21, 29,74-5.
7.) In New York (Paris : Flammarion, 1930), pp. 274, 267.
8.) In Amica America (Paris : Grasset, 1938), p. II.
9.) In En Amérique (Paris : Flammarion, 1933), pp. 75-6.
10.) In Réflexions sur l'Amérique (Paris : Fayard, 1958), pp. 199-200. 11 pp. 33-39.
12.) Jules Romains et les hommes de bonne volonté (Jules Romains et l'unanimisme, III), (Paris, Flammarion, 1954), p. 160.
13.) Ai-je fait ce que j'ai voulu ? (Paris, Wesmael-Charlier, 1964), pp. 38-40, 47,49.
14 .) Pour l'esprit et la liberté (Paris : Gallimard ; 1937), p. 22.
15.) Comparutions (New York, Editions de la Maison Française, 1944), pp. 131-3.
15a.) Pour plus de détails sur les séjours de Romains aux États-Unis, v. Kornel Huvos, Cinq mirages américains : Les États-Unis dans l'œuvre de Georges Duhamel, Jules Romains, André Maurois, Jacques Maritain et Simone de Beauvoir. Paris : M. Didier, 1972 (Études de littérature étrangère et comparée, No. 68), pp. 103-110.
16.) Ai-je fait, p. 41.
17.) Jules Romains, Problèmes européens (Paris : Flammarion, 1933), p. 231.
18.) Ai-je fait, p. 41.
19.) Quand le navire... (Psyché, III) (Paris : Gallimard, 1929), pp. 59-60
20.) L'Homme blanc (Paris : Flammarion, 1937), p. 97.
21.) op. cit., p. 103.
22.) Le problème numéro un (Paris : Plon, 1947), pp. 138-150.
23.) op. cit., p. 115.
24.) Salsette, pp. 161-176.
25.) Recueilli in Le Colloque de novembre (Paris : Flammarion, 1946). pp. 18-19.
26.) Visite aux Américains (Paris : Flammarion, 1936), pp. 16-17.
27.) op. cit., p. 55.
28.) Visite, p. 22.
29.) ibid., pp. 38, 42, 44-45.
30.) André Cuisenier, Jules Romains et l'unanimisme (Paris : Flammarion, 1935), p. 18.
31.) Ai-je fait, p. 38.
32.) Visite, p. 61.
33.) Passagers de cette planète, où allons-nous ? ( Paris : Grasset, 1955), p. 21.
34.) ibid., p. 209.
35.) Acte III, scène unique
36.) Visite, pp. 88, 91-4.
37.) ibid., p. 27.
38.) André Siegfried, Tableau des États-Unis (Paris : A. Colin, 1958), p 24.
39.) Julien Green, Journal, 1943-1945 (Paris : Plon, 1949), p. 149.
40.) op. cit. p. 72-4.
41.) Visite, pp. 29-31, 169-70.
42.) Ai-je fait, p. 169.
43.) Maurois, op. cit., pp. 58-59, 112 ; Maritain, op. cit., pp. 38-39, 44. Pour plus de détails sur les problèmes de l'autocritique aux EtatsUnis, v. Kornel Huvos, « Regards français sur le “masochisme” autocritique de l'intellectuel américain, The French-American Review, Vol. 1, No. 1 (Hiver 1976), pp. 4-12.
44.) In « Individualisme et conformisme au États-Unis », Situations III (Paris : Gallimard, 1949), p. 128.