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3242Le texte ci-dessous est la Première Partie de l’essai métahistorique de Philippe Grasset La grâce de l’Histoire, dont la publication sur dedefensa.org a commencé le 18 décembre 2009 (Introduction). [Ce texte est accessible dans son entièreté. Une version en pdf est accessible seulement aux personnes ayant souscrit à l'achat de La Grâce de l'Histoire. Après avoir réalisé les formalités de souscription, vous verrez apparaître au-dessus de ce texte l’option d’activation de la version en pdf.]
Commençons par une analogie, – d’ailleurs à peine sollicitée, à ce point qu’on croirait qu’on parle pour le temps présent. Dans la citation ci-dessous, deux éléments seulement (remis en caractère normal), les deux qui permettent une datation qui dévoilerait le pot aux roses, ont été modifiés, – et demandons-nous aussitôt si, vraiment, ces phrases ne méritent pas d’avoir été écrites hier, aujourd’hui, demain matin du jour où le lecteur a abordé ce récit, dans ce temps historique où cet ouvrage est écrit et publié. Voici la chose.
«Enfin, quant à ma phrase même, elle exprime une impression de [2009] et annonce le développement qui la suit et est chargé de lui donner un sens. Je la considère comme une sorte de photographie. Le titre même de l'étude (‘La crise de l'Esprit’) et l'ensemble des idées qu'elle contient me semblent montrer assez clairement que j'entends décrire une “phase critique”, un état de choses opposé fortement à celui que l'on représente par les noms de “régime” et de “développement régulier”. Le problème de la [première] décade me paraît donc se préciser ainsi : sommes-nous vraiment dans une phase critique? A quoi le connaît-on? Cette maladie peut-elle être “mortelle”? Pouvons-nous, oui ou non, imaginer de telles destructions matérielles et spirituelles, ou de telles substitutions, non fantastiques mais réalisables, que l'ensemble de nos évaluations d'ordre intellectuel et esthétique n'ait plus de sens actuel? »
… La “chose” a exactement 90 ans. Lecteur, vous remplacez “2009” par “1919” et “première décade” par “deuxième décade”, et vous avez un commentaire de Paul Valéry sur la phrase fameuse («à ma phrase même») qui ouvre son texte de réflexion La crise de l’Esprit, écrit en avril 1919 : «Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles…»
Cette proximité est singulière mais elle n’est nullement isolée. Valéry, écrivant six mois après la fin de cette catastrophe épouvantable que fut la Grande Guerre, ne fait que rendre compte, avec son talent et sa finesse intellectuelle, d’un sentiment fort commun, et commun parce qu’il est répandu plutôt qu’il n’est bas. C’est l’honneur de ce temps historique, celui de Valéry, d’avoir embrassé avec une lucidité brutale, comme surgie de la terre saccagée, la dimension eschatologique, c’est-à-dire le dépassement des dimensions seulement humaines, qui caractérise la crise du monde révélée à l’occasion du conflit. C’est ce temps historique qu’il nous importe d’identifier et de décrire dans sa profondeur pour en faire l’axe de notre réflexion, le chaînon vital qui nous permettra d’identifier le grand flux historique qui nous importe et nous emporte, parce que nous n’en trouvons aucun autre qui soit aussi fondamentalement précurseur, à la fois miroir, enseignement et leçon pour notre propre temps historique ; parce qu’il y a beaucoup à en recueillir, de l’expérience qui s’y est concentrée, pour enrichir nos esprits et raffermir nos caractères ; parce que ce temps historique, enfin, nous apparaît comme un lien d’une pureté et d’une force sans égales entre la source terrible de notre crise et notre crise elle-même.
La période de l’immédiat après-guerre, dans une époque que nous datons exactement (nous nous en expliquerons évidemment) de 1919 à 1933, représente un singulier avertissement historique. On croirait, sans excessive dramatisation, qu’il s’agit d’une “réplique” sismique à rebours de notre propre temps historique, annonciatrice de notre temps, avec infiniment plus de lucidité et de talent qu’en notre temps. Cette période, avec ses sources et ses racines, ses affluents et son expansion jusqu’à nous, mérite une appréciation spécifique, en organisant l’observation historique d’une façon radicalement différente de ce qui a été fait jusqu’ici, – ou plutôt, de ce qui a été fait à partir de cette borne que nous avons fixée à 1933. On proposera une image pour la décrire et ce serait celle d’une sorte de pivot autour duquel un puissant et tragique courant historique qui s’est affirmé dans la Grande Guerre s’enroule pour prendre son ultime élan qui le conduit jusqu’à nous. Dans cette façon d’entendre le sens des choses, en les rangeant d’une manière qui correspondît aux exigences de leur aboutissement, qui prend toute son ampleur et toute sa force dans notre temps historique, nous rejetons les exigences convenues de la récriture de ce qu’on a transformé en “science historique”. Il existe sans aucun doute quelque chose qui ne peut être qualifié que de “montage” de la science historique, sans doute involontairement bien plus que volontairement mais qu’importe, pour ôter à cette période sa puissance prophétique et sa lucidité qu’on dirait contemporaine, si la lucidité existait encore parmi nous ; et l’on comprend aussitôt la cause du “montage”, puisque ce que fait cette période 1919-1933 n’est rien de moins que de prononcer, par avance, la condamnation terrible du système que nous avons développé jusqu’ici, comme l’on installe une bombe universelle à retardement. On prendra garde de ne pas faire un complot de ce montage, car il est conduit sans conscience de la chose, par ignorance délibérée, par arrangement avec les consignes ; nous n’avons pas affaire à des esprits tordus mais à des esprits courts, que l’exigence historique de considération universelle du monde effraie, que l’entraînement de la grande Histoire essouffle, qui se réfugient sous l’aile apaisante du conformisme comme le lardon ne rêve que de regagner le ventre tiède de sa mère.
Nous devons placer la période dans la perspective qui importe, qui l’explique et la justifie à la fois. Pour répondre à cette sollicitation, nous offrons une perspective qui rompt avec celle qui est généralement considérée. La récriture suscitée par le système acharné à brouiller les pistes a été employée avec zèle et alacrité pour dissiper tous les motifs possibles d’une quelconque inquiétude, du moindre doute possible à propos de la vertu de ce même système ; c’est pour cela qu’on récrit l’histoire, de nos jours, pour ce devoir de vertu qu’on nomme “devoir de mémoire” ; c’est cela dont il faut se débarrasser comme d’une peste de l’esprit, pour déchaîner l’esprit et reconquérir l’audace du jugement. Cette époque, qui a perdu la vertu nécessaire du sens, ne sait plus quel sens donner à son histoire, y compris de savoir si l’Histoire a un sens et si ce sens est celui d’une substance spirituelle ou d’une agitation temporelle. Ses jugements sur son passé sont à mesure, faits pour conforter son présent et rien d’autre, et cela dans l’ignorance que ces jugements sont comptables de la nécessaire critique qui doit être imposée à toute démarche aussi peu soucieuse de s’inscrire dans la continuité du temps. Ce qui nous importe est d’en venir à cette critique, toutes affaires cessantes.
(Nous emploierons souvent ce mot, “système” [“La récriture suscitée par le système..”], car c’est bien la situation qui nous caractérise ; nos esprits sont enfermés dans une prison sans barreaux, dont les gardiens, c’est-à-dire nous-mêmes, parfois gardiens de nous-mêmes, veillent à nous répéter les consignes d’un système général qui représente la nouvelle et cette fois “définitive” vertu du monde ; tous les empires proclamés millénaires, de Commode à Hitler en passant par Napoléon, sont tombés dans ce travers où ils croyaient assurer leur pérennité. Comme ses prédécesseurs mais beaucoup plus puissamment qu’eux, ce système est à la fois une organisation et un mécanisme – mortel sans aucun doute, comme les autres. Il induit une pensée et introduit certaines instructions orwelliennes qui interviennent surtout dans les nuances de l’activité intellectuelle, pour ne pas trop effrayer la sensibilité des plus vertueux ; l’efficacité de ces “instructions”, pour être mesurée et acquise sur le terme, n’en est pas moins redoutable ; la plus remarquable de ces “instructions”, celle qui mène le monde dans la mesure où, selon notre thèse, la pensée générale du monde est réglée désormais par la communication et l’information que véhicule cette communication, est celle qui dit que l’originalité révolutionnaire du jugement se niche dans le conformisme de la pensée. Il s’agit du stade suprême de la pensée de type orwellien, qui dépasse la démarche orwellienne où l’inversion de valeur porte sur les objets de la pensée ; la forme même de la pensée est elle-même objet de l’inversion orwellienne, avec ce paradoxe intellectuel monstrueux de l’identification de l’enfermement conformiste en une libération révolutionnaire.)
Notre approche fait de la Grande Guerre un événement fondamental, non pas intrinsèquement par sa violence, par ses conditions épouvantables, par le malheur engendré, mais d’abord par sa signification qui dépasse le sens politique et historique courant, celui qui attache en général les historiographes assermentés. Cette signification est métapolitique et métahistorique, pour former l’essence de l’événement ; la violence, les conditions épouvantables et le malheur engendré ont pour rôle de mettre en évidence cette signification, et nullement de la constituer. Au contraire d’une opinion largement répandue, et répandue de la façon intéressée qu’on aura vite comprise, nous proposons et disons que la Grande Guerre doit être détachée de la prison des événements qui suivirent, ceux du XXème siècle, pour être reliée directement à la période qui importe, la nôtre, comme l’on fait d’une passerelle du malheur ; nous proposons et disons que, dans cette perspective, la Grande Guerre est un événement dont la signification et le sens sont formidables, révolutionnaires et bouleversants. Ces caractères extraordinaires font qu’il importait d’abord, pour l’historiographie de notre époque qui nous enchaîne à l’idéologie des événements du XXème siècle et réduit l’Histoire à mesure, que la Grande Guerre fût aussitôt neutralisée dans sa signification profonde, qu’elle fût étiquetée comme insensée et sans signification, sinon celles de la “folie des hommes” et de la “sottise des généraux” ; tout cela de la même façon qu’on a ignoré comme on oublie un mauvais souvenir, une fois la période close, l’importance visionnaire de 1919-1933.
Pour poursuivre notre œuvre de réhabilitation en précisant les conditions de la chose, il faut ajouter que les principaux protagonistes de la période de 1919 à 1933 se trouvent en Europe, en France essentiellement, et que l’objet de leur attention est principalement l’Amérique. De même retrouvait-on la France comme principal acteur de la Grande Guerre, mais acteur dont, bientôt, l’importance du rôle fut niée, à mesure de la déstructuration intellectuelle de l’interprétation de la Grande Guerre dans le sens qu’on a mentionné. Durant la Grande Guerre, l’autre acteur principal, avec la France, c’est l’Allemagne ; durant 1919-1933, c’est l’Amérique ; l’identité change, mais nullement la substance de la chose, qui passe de l’Allemagne à l’Amérique, face à la France qui reste dans son identité propre et forte, qui est sa principale caractéristique. La Grande Guerre, comme 1919-1933 après elle, ne fait qu’hériter d’un courant dont la source directe est identifiable à la fin du XVIIIème siècle. Nous ne remontons pas plus en arrière dans l’Histoire dans notre propos principal ; outre que ce choix est effectivement le fondement de ce propos, ce serait de surcroît accepter implicitement la thèse générale qu’il n’y a qu’une civilisation et une continuité à mesure depuis les origines de ce que l’Occident considère comme sa civilisation ; cette continuité, au contraire, nous la mettons en question. Nous préciserons décisivement notre pensée à ce propos à la fin de cet essai, après avoir montré la spécificité révolutionnaire de la période que nous observons. Qu’on sache que l’esprit songe à ce réarrangement et que nos propositions n’ont de sens que si l’on garde comme commentaire cette évidence que tout cela n’est pas né de rien, que ce qui a précédé l’y prépare dans le sens que nous identifions. On verra que nous proposons l’idée que cette rupture du tournant du XVIIIème au XIXème siècle est une rupture sans pareille, quelque chose qui rompt littéralement l’Histoire, comme on casse, d’un coup sec et brutal, une tige de bois, et qu’autour de cet événement le reste s’explique aussi clairement qu’un torrent furieux qui s’engage dans une gorge profonde. C’est à ce point que l’on pourrait parler, et que nous en parlerons, d’une nouvelle “civilisation”.
La Grande Histoire, dont nous entendons aujourd’hui les grondements comme ceux d’un torrent irrésistible, est une chose d’une immense simplicité, facile à embrasser une fois que le voile est soulevé, évidente à peser dès que l’on en sent le souffle, lumineuse enfin lorsqu’elle est sortie de la gangue de tous les artifices dont la charge la raison humaine réduite à l’ambition de notre seule vanité, et si profondément dévoyée par elle. Cette simplicité est un caractère constant, retrouvé aujourd’hui comme en 1919, hors des entiers battus par les complexités d’apparat de la pensée contemporaine. C’est cette tâche de lever le voile qu’il nous importe de mener à bien.
La Grande Guerre a éclaté parce que la réalité géographique, ethnologique et psychologique de l’Europe était précipitée dans le déséquilibre, parce que la dynamique déterminée par ses composants et exprimée dans sa politique et son économie était devenue insupportable. L’Europe était entraînée dans une dynamique de déstructuration. (“Déstructuration”, qui est l’opération précisée et détaillée d’une “déconstruction” menée dans les parties essentielles, est un mot qu’on retrouvera souvent dans ces pages.) Le phénomène de l’immédiat avant-guerre jusqu’à la Grande Guerre pourrait solliciter l’analogie de la catastrophe tellurique ; il ressemble à ce phénomène de la croûte terrestre qui se craquelle, se fend et éclate enfin sous la pression des forces du feu déchaînées par le cœur en fusion du monde. Les guerres européennes, entre 1815 et 1914, ont des causes humaines et terrestres, référencées, compréhensibles même si elles sont condamnables, exprimées par diverses plumes même si elles ne sont pas à mettre entre toutes les mains. La Grande Guerre – comme peut-être 1870, qui l’annonce – diffère de tout cela. Découvrant la rareté de ces “sources”, comme ils disent, des causes de la guerre, les historiographes assermentés se trouvent emportés dans le scepticisme soupçonneux ; lorsqu’ils rencontrent la suggestion, qui sied parfaitement aux exigences du système, que cette guerre n’a aucun sens, les voilà qui exultent ; l’explication et eux, on ne se quitte plus. Pour mon compte, c’est à l’inverse que je vais aussitôt ; sans cause conjoncturelle décisive, convaincante, exclusive, cette guerre est évidemment compréhensible par une immense cause structurelle ; l’immensité de la catastrophe en répond.
De quelle explication s’agit-il ? La Grande Guerre de 1914-1918, jusqu’à son terme, en 1919 (les Traités), achève un cycle marqué par la montée d’une puissance industrielle et technologique, au point où les composants du phénomène forcés par les pressions paroxystiques de cette situation ne peuvent plus se côtoyer ni, bientôt, se supporter. Les observations les plus remarquables sur cette sorte de “mystère historique” qu’est la cause du déclenchement de la Grande Guerre, ce soi-disant “mystère historique” justifiant après tout pour les historiographes que la guerre soit interprétée comme n’ayant aucun sens, m’ont paru toujours être de l’ordre du psychologique. Cet ordre seul rend compte de la marche inéluctable, et malheureusement justifiée par la puissance même du processus, vers la guerre. L’argument est d’une puissance irrésistible.
«En 1933, l'excellent Jules Isaac (des fameux livres scolaires Malet et Isaac) consacra une étude détaillée aux origines de la guerre. Il écrivit, parce que l'historien était aussi témoin, et même acteur, et que, retour de la guerre, il devait cela à son ami Albert Malet, tombé en Artois en 1915. “Quand le nuage creva en 1914, quel était le sentiment dominant parmi nous [en France] ? La soif de revanche, le désir longtemps contenu de reprendre l'Alsace-Lorraine ? Tout simplement, hélas, l'impatience d'en finir, l'acceptation de la guerre (quelle naïveté et quels remords !) pour avoir la paix. L'historien qui étudie les origines de la guerre ne peut négliger ce côté psychologique du problème. S'il l'examine de près, objectivement, il doit reconnaître que, depuis 1905 (à tort ou à raison), on a pu croire en France que le sabre de Guillaume II était une épée de Damoclès.”» (1)
Il semble alors qu’il y a une force historique qui s’apparente à la fatalité dans la venue du conflit, un sentiment à mesure éprouvé pour la venue du conflit, et d’ailleurs cette fatalité accueillie comme telle, souvent avec résignation (en France), souvent avec enthousiasme (en Allemagne). La psychologie, que nous avons sollicitée pour nous présenter une appréciation de l’inéluctabilité du conflit, ne fait, en cette occurrence, que rendre compte de la pression fondamentale de cette force historique, dont elle est complètement habitée. Le mouvement, l’élan terrible et irrésistible se nourrit aux courants les plus fondamentaux de l’Histoire. Pour bien le mesurer et embrasser sa substance, notre description doit se référer à ces mêmes forces. Notre remontée dans l’Histoire suivra donc une géographie des événements qui nous est particulière, qui cherche à prendre en compte l’essentiel en le dégageant des scories de l’accessoire qui font les choux maigres des historiographes de tous les temps, particulièrement des nôtres, plongés dans la tâche noblement rétribuée de justifier les médiocrités du présent par l’interprétation sollicitée des accidents du passé. (Cela est également nommé, – c’est une deuxième définition : “devoir de mémoire”.)
Il s’agit, à l’origine volontairement bornée de notre interprétation, de la Grande Révolution, la Révolution française de 1789. L’importance bouleversante de cet événement n’est en vérité niée par personne, ni par ses adversaires ni par ses amis. La Révolution apparaît comme une fracture de l’Histoire, un cri immense qui interrompt un cours qu’on pouvait juger assuré, qui lance vers le Ciel un défi sans précédent. Non seulement la Révolution brise un monde mais elle tranche, comme l’on guillotine, une conception du monde. Avec elle, l’idée de compromis est bannie de la pensée et l’on ne peut plus imaginer que quelque retour sur le passé soit jamais possible. Ce radicalisme extrême est la forme même de l’événement, comme l’on dit, pour un écrivain, que le style c’est l’homme.
La Révolution française est si radicale qu’elle devrait s’arrêter à son paroxysme, c’est-à-dire convier l’Histoire à se conclure dans ce Moment décidément indépassable. La consigne tabula rasa n’autorise plus rien après elle, comme si l’Histoire était saisie dans cet instant où l’absolu de l’Histoire achevée, ou le néant historique c’est selon, a été atteint. (C’est dire si la Révolution française, malgré son qualificatif, est un événement qui empoigne, embrase et brise jusqu’à la rupture toute une époque et tout un temps historique.) Il ressort de ce constat, qui paraîtra un peu excessif aux historiographes mais qui ne déplairait pas aux héros de la Révolution emportés par Elle, et donc justement les “sources” de ces mêmes historiographes, que la Révolution dépasse l’histoire telle qu’on nous la présente, qu’elle participe évidemment de l’Histoire la plus haute, que c’est bien à cette hauteur qu’il faut la considérer si l’on veut en mesurer la substance. Ce simple fait, que la Révolution appartient à l’Histoire, et donc se place dans son cours, même si c’est le plus haut et le plus tempétueux, fait justice finalement de la Révolution ; puisqu’elle appartient à cette haute Histoire, c’est qu’elle n’est pas parvenue à imposer “la fin de l’Histoire” et à devenir elle-même sa propre Histoire achevée ; elle n’est pas parvenue à terminer cette haute Histoire, à la clore avec elle-même et, par conséquent, c’est elle-même qui est vaincue. Ainsi défaite et sortie des considérations des hommes qui la parent de toutes les vertus et de tous les vices, ainsi débarrassée des considérations idéologiques qui la déforment et la déchirent, ainsi vidée de sa substance pseudo-révolutionnaire, la Révolution devient la simplicité même, avec la brutalité qui l’accompagne ; elle devient un événement qu’il s’agit de décrire dans le seul langage des grandes forces de l’Histoire. Malgré sa férocité, son alacrité nihiliste et sa spécificité qu’on a signalée, elle n’est finalement qu’un pion dans une mécanique qui la dépasse. Disons que c’est un honneur, et qu’elle aura l’honneur d’y être insérée.
Comme Joseph de Maistre, on conviendra aisément de la nécessité de la Révolution, et, pour mieux dire, de sa fatalité. Puisqu’on la considère comme une part nécessaire d’une dynamique fondamentale de l’Histoire, on déclare son inéluctable nécessité. Dans cette nécessité qui est celle d’un outil de l’Histoire, l’utilité de la Révolution est dans sa puissance ; elle est dans sa capacité de brisance (comme d’autres parlent de “capacité de nuisance” – et, dans le cas de “brisance”, le mot est directement lié au phénomène de l’explosif – «capacité d’un explosif à fragmenter plus ou moins une masse donnée de matières disposées autour de lui» – ce qui rend parfaitement compte de notre propos). Sa puissance est garante qu’elle peut effectivement briser des structures ; sans elle, ces structures sembleraient indestructibles ou ne pourraient être défaites que sur le terme, ce qui ôterait à cette opération la dynamique qui en fait l’essentiel.
Il y a une grande force de fascination pour qui l’observe et la comprend, dans la marche puissante et mécanique de la Révolution, on dirait “systémique” au sens qu’on entend le qualificatif aujourd’hui (dans “crise systémique”), essentiellement dans l’élan initial des années 1789-1795 ; dans la façon également puissante et mécanique, c’est-à-dire systémique, avec laquelle elle soumet et détruit tous les facteurs constitutifs de la chose qu’elle ravage, – la France, en l’occurrence, et les autres pays par conséquent, touchés par son rayonnement habituel. Le cas est d’autant plus frappant que la France est alors une entité de civilisation, d’organisation, d’esprit et d’inspiration d’une grandeur et d’une vertu historique extrêmes. Nous parlons ici de la substance de la chose, non d’un “régime” politique, de circonstances économiques et politiques, de mœurs sociales et du caractère des hommes, enfin de la pensée philosophique qui ne peut exister dans de telles circonstances où la civilisation est à un sommet qu’en cédant à la tentation de la subversion, – bref, parlant de la substance, pas des à-côtés. La France représente effectivement, à ce point de son histoire, une construction achevée d’une grande beauté, d’un équilibre remarquable et d’une influence sans égale dans le monde civilisé. (Le XVIIIème siècle est le “siècle français” par excellence ; le philosophe de l’histoire Jacques Barzun, Américain d’origine française, a pu écrire justement sur la naissance de ce siècle magnifique de ce point de vue, pourtant marquée à son début et paradoxalement par l’assombrissement catastrophique de la fin du règne de Louis XIV, ceci qui met en évidence la puissance de la structure française en dépit des avatars politiques, voire contre la logique de ces avatars : «Louis [XIV] failed in his try at universal monarchy, but without trying he conquered large territories outside France for French culture and the French language.») (2) A cette lumière, on en vient à accepter comme une évidence, on n’ose dire aveuglante mais presque, dans tous les cas aveuglante pour le plus grand nombre, que la Révolution est évidemment cette force déstructurante qu’on décrit, dont on a identifié le fil au début de cette réflexion avec la Grande Guerre, qui se développe d’événement en événement ; c’est la définition même de la chose déstructurante qu’ainsi soumettre son champ d’action à une action si complètement et mécaniquement destructrice, alors que le champ d’action est si complètement structuré. Poursuivant dans ce point de vue, qui est soutenu par le constat que cette approche systémique se pare d’un puissant habillage dialectique et repose sur un socle idéologique qui se veut universel et qui est évidemment radical, on est conduit à se convaincre qu’il s’agit, avec la Révolution, d’un phénomène effectivement spécifique, avec un sens, avec une cohérence, qui peut prétendre figurer comme une des “grandes forces de l’Histoire”, ou dans tous les cas qui s’insère comme un de ces Moments fondamentaux dans cette “grande force de l’Histoire”. Son importance est telle que ce Moment relève de l’Histoire quand elle peut être considérée comme métahistoire.
Les principaux phénomènes issus de la Révolution présentent ce même caractère, et elle-même répand et diffuse des effets avec ces caractères au-delà des frontières de la nation, dans toute l’Europe civilisée. Guglielmo Ferrero a montré (3) combien les campagnes de Bonaparte en Italie, à partir de 1796, sont “révolutionnaires” pour les structures de la guerre elles-mêmes, bien plus par la forme et l’inspiration mécanique que par les motifs politiques et les mots d’ordre idéologiques, – combien, en un mot, elles sont déstructurantes. Durant cette période révolutionnaire et bonapartiste, le phénomène de la déstructuration prend son envol, tout à son œuvre dévorante, et la conception, et l’idée même de la guerre en sont modifiées d’une façon radicale. Les Allemands, sous l’apparence des Prussiens, sont les premiers à comprendre cela et à en faire leur miel, ou leur schnaps si l’on veut, autour de la défaite catastrophique et effectivement déstructurante pour eux de Iéna comme point de départ, du Fichte de Reden an die deutsche Nation qui a si bien entendu l’enseignement de la Révolution, à Clausewitz qui est fasciné par ce Janus de la guerre qu’est Napoléon. Le grand courant déstructurant de la haute Histoire que représente la Révolution est achevé dans sa constitution, de l’Italie de Bonaparte au Iéna de Napoléon, pour se répandre comme c’est sa fonction au cœur de la civilisation, hors des frontières natales.
La vision conventionnelle, d’ailleurs avec bien des arguments, un regard appuyé sur la sagesse, un entendement convenable, voilà qui convient pour faire dire que l’Angleterre s’oppose à la France en tous points, dans cette période révolutionnaire. L’Angleterre représente la mesure, le conservatisme éclairé, ou, disons, bientôt éclairé, l’horreur du désordre vicieux et du sacrilège gratuit, le rangement des choses et des êtres ; l’Angleterre, avec le grand Burke dès 1790 (Reflexions on the revolution in France), est la première à avoir embrassé et dénoncé la monstruosité révolutionnaire. Ce point de vue est fort bien rapporté par l’historien français Pierre Chaunu, en conclusion d’un essai sur les dommages causés par le saccage des biens de l’Eglise par la Révolution française…
«La France, en dix ans de révolution et vingt-trois ans de guerre, me semble avoir perdu environ dix fois ce que représentaient en un an la formation du capital et l’accumulation annuelle de l’innovation à la fin de l’ancien régime. L’innovation, c’est tout. Il est indigne de faire croire que la régression vers le chaos ait créé un climat favorable à l’innovation. C’est en Angleterre, en Ecosse, alors, qu’elle fuse, et non plus en France. […] La guillotine est bien le vrai symbole de ce régime en cette période. […] De toute manière, c’est la tête qu’on coupe, l’intelligence, sous toutes ses formes, qu’on insupporte. Au moment vraiment mal choisi du grand décollage technique et scientifique. Entre la Révolution politique à la française et la Révolution innovatrice, industrielle et technique à l’anglaise, profonde est l’incompatibilité.» (4)
On comprend aussitôt la pensée conservatrice “éclairée”, classiquement française, classiquement “de droite”, à la fois conservatrice du point de vue politique, libérale du point de vue économique. Elle trace, de cette façon, un schéma assez souvent retrouvé, notamment et justement chez les Anglo-Saxons. Elle est ennemie du désordre de la Révolution, de son gâchis, de sa cruauté ; elle est sensible, selon la tradition de la pensée de la droite française, à l’arrangement britannique, avec la caution de Burke, qui apparaît alors comme un contraste absolument accusateur. Mais l’essentiel du propos, enfin, est que Chaunu emploie assez naturellement, comme l’on sollicite l’évidence, le même mot pour désigner les deux événements: il y a “révolution” en France comme il y a “révolution” en Angleterre.
Chaunu fait allusion aux “progrès” décisifs accomplis en Angleterre pendant la période de temps influencée directement par la Révolution, – disons entre 1780 et 1820, – dans le domaine du développement des techniques et du machinisme. C’est pendant cette période que s’est forgée la matrice technique du progrès industriel de l’époque moderne ; c’est pendant cette période que le choix est fait de la thermodynamique pour la production d’énergie et le développement de la machine qui va servir de fondement à notre ère technologique. Dans Le choix du feu (5), le philosophe des techniques Alain Gras montre combien ce choix n’était nullement inéluctable, combien le hasard et l’inconséquence y ont leur place, alors que les conséquences sont terribles au-delà de la description courante puisqu’elles conduisent effectivement à une dévastation de l’environnement à partir du processus de combustion. Le choix, montre-t-il encore, aurait aussi bien pu se faire de l’hydrodynamique comme producteur principal d’énergie, dans des conditions radicalement différentes pour la sauvegarde de l’environnement et pour le modèle de référence du développement, ou de ce que nous nommons plus généralement “progrès”. On ajoutera, pour compléter le propos, ceci que tout honnête homme devrait savoir, que les conceptions économiques et financières développées en Angleterre à partir de la deuxième Révolution (anglaise), aboutirent, notamment en notre temps, à une dynamique révolutionnaire, celle qui dévaste présentement le monde sous le nom de “globalisation”, dans l’esprit et dans la dynamique déstructurante si proches de la première Révolution (française). Cette progression modifie les jugements fondamentaux à mesure que l’on avance dans le temps, que l’on apprécie les effets de cette seconde “révolution” même si l’on en élargit le cadre au-delà de celui que nous lui donnons ici, effectivement pour aboutir à des appréciations radicales : «La Révolution industrielle fut simplement le début d’une révolution aussi extrême et aussi radicale que toutes celles qui avaient jamais enflammé l’esprit des sectaires…» (6)
Ces deux interprétations présentent une contradiction fondamentale. D’un côté, l’historien (Chaunu) nous assure que les deux “révolutions” sont absolument contradictoires, antagonistes, mortellement hostiles l’une à l’autre. La Révolution française amène le désordre, la rétrogression, dans un mouvement qu’on peut, qu’on doit désormais qualifier de déstructurant ; la révolution des techniques conduit à un progrès décisif qui, tel qu’il est décrit par l’historien dans ce cas, pourrait être qualifié en termes relatifs, selon la terminologie que nous avons proposée au lecteur, de “structurant”. De l’autre, le philosophe des techniques nous montre que la révolution des techniques conduit à un système général qui, pour être qualifié de système du progrès technologique et industriel, et pour l’être effectivement, n’en est pas moins, dans son évolution telle que nous pouvons l’apprécier – ou bien en est d’autant plus – d’une nature radicalement déstructurante.
La seule façon de retrouver la cohérence du propos, empêchée par l’appréciation initiale de l’historien lorsqu’elle est confrontée à la situation historique que nous observons aujourd’hui, c’est de se débarrasser des oripeaux de l’idéologie pour embrasser une appréciation que nous jugeons fondamentale des forces profondes de l’Histoire, entre les courants structurants et les courants déstructurants. Les prismes d’essence idéologique sont nécessairement soumis à la pression déformante de l’idée, renvoyant aux partis pris de l’esprit qui appréhendent une situation en fonction d’un choix antérieur d’appréciation du monde, et le plus souvent élaboré en théorie comme il sied si souvent avec l’esprit. Les références de la structuration et de la déstructuration, au contraire, rendent compte d’une situation objectivable, c’est-à-dire susceptible d’être insérée dans une famille de réalités toutes constitutives du vivant et qui peut alors être interprétée à différents niveaux. Ces références éclairent parfaitement la progression et la transformation historiques à la fois, depuis “les” Révolutions jusqu’à notre temps qui est le théâtre d’une crise générale qui ébranle jusqu’au cœur notre civilisation.
Au contraire, c’est l’addition des deux Révolutions, cette fois considérées pour ce qu’elles sont – deux sœurs jumelles en vérité, avec des atours différents et des coquetteries de langage qui divergent – qui donne toute sa force à la dynamique déstructurante qu’elles représentent. Il est aussitôt manifeste que, sans cette conjonction des deux, la dynamique déstructurante n’existe pas dans la férocité et dans la globalité que nous lui connaissons. A cette lumière, le jugement de l’historien sur les deux révolutions qui s’opposent, l’une maléfique et l’autre vertueuse, et le jugement de Burke sur la Révolution française, s’en tiennent aux apparences pour présenter un jugement exactement contraire à la réalité sur le terme et ne rendent pas compte de la puissance et de la véritable nature de la dynamique déstructurante à l’œuvre. Ces jugements ne sont pas stupides ni faux ; ils sont idéologiques. L’idéologie est une maîtresse trompeuse, une faiblesse ou une tentation de l’esprit pour conformer le monde à la volonté humaine perçue comme totalitaire (que ce soit au nom de Dieu ou contre Dieu n’importe pas en l’occurrence, nous parlons de choses bien terrestres même si, pour certains et selon certaines perceptions, l’influence divine se fait sentir). Nous importent, pour bien éclairer la trajectoire historique du monde, les forces effectivement liées à l’Histoire, et nullement à l’esprit humain.
A ce point du récit, il est nécessaire d’introduire dans la réflexion, pour l’enrichir et l’élever, une hypothèse qu’on doit considérer comme d’une importance fondamentale. Il faut d’abord apporter une appréciation et une précision à propos de cet événement aux multiples facettes qu’est la “deuxième Révolution”, l’anglaise, la plus discrète au point où on la prendrait, comme Chaunu, comme un don de l’esprit conservateur et structurant. Ce choix du feu de l’Angleterre, qui se fait au fond, comme on dirait, sans réelle intention de nuire, c’est-à-dire sans mesurer la diabolique perversité du choix, doit être placé dans le cadre bouleversant et universel qui est le sien. Ce choix ouvre l’ère géologique nouvelle de l’anthropocène, proposée dans les années 1990 comme étape nouvelle de l’évolution géologique, notamment selon le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen et le professeur de biologie Eugene F. Stoermer. (7) Cette proposition de classement géologique est méthodologiquement révolutionnaire dans la mesure où elle se détache d’une proposition géologique normale où la référence est l’évolution naturelle, pour prendre comme référence quasiment exclusive l’activité humaine ; c’est en effet cette activité qui, par l’utilisation par combustion à partir du choix du feu de différentes matières organiques fossiles, par ses effets sur l’environnement, l’équilibre naturel, la composition et les variations de l’atmosphère et du climat, provoque des changements suffisants pour qu’on propose de marquer qu’il s’agit d’une nouvelle ère géologique. Certains scientifiques contestent cette classification selon le constat qu’ils font que les effets de l’activité de l’homme sur l’environnement sont beaucoup plus anciens. L’appréciation est honorable et argumentée, quoique d’une façon bien pointilleuse et sur le détail ; on songe parfois que la science gagnerait à se justifier de ses orientations fondamentales plutôt que s’ébrouer délicieusement dans les détails des détails pour entretenir l’illusion de sa rigueur ; quoi qu’il en soit, la réserve ne nous concerne pas. Nous tenons, nous, la proposition d’une nouvelle ère “anthropocène” comme singulièrement attractive, singulièrement justifiée précisément pour notre propos, pour la vision métahistorique qui nous importe. Elle impose sa vision transcendantale, par ses rapports avec le choix du feu (évidents par ailleurs pour Crutzen-Stoermer pour le phénomène environnemental). Dans le contexte général de notre hypothèse métahistorique, le caractère puissant, évident, et justement apprécié des phénomènes fondamentaux du monde au moment historique où l’action humaine prétend usurper le cours de la nature est en soi une justification de la vision de l’anthropocène. Pour faire bref et irréfutable, la rencontre entre les deux Révolutions et les débuts de l’anthropocène force le jugement par la puissance de l’évidence et emporte la conviction. (Je vois un signe inattendu et presque foudroyant, comme un éclair puissant qui illumine l’obscurité, dans ceci que le qualificatif correspondant à anthropocène soit “anthropique”, qui est une homonymie d’“entropique”, dont on connaît le sens ; ce qualificatif caractérisant, presque comme une accusation sans appel, et de la façon qui importe, qui va au cœur du propos, une “ère géologique” qui voit l’intrusion de l’imposture et de l’infamie humaines dans la marche du monde, pour imposer effectivement son dessein anthropique et entropique.)
Car c’est une occurrence extraordinaire qu’outre le rapport évident entre les débuts de l’anthropocène et la Révolution anglaise (le choix du feu), il y en ait un également, peut-être tout aussi puissant, entre cette ère de l’anthropocène et la Révolution française, comme matrices correspondantes et complémentaires du même courant déstructurant. Cet arrangement de circonstances au rapport de causalité dissimulé mais d’une puissance irrésistible donne à la Révolution française une allure que même un Saint-Just n’avait pas anticipée, à moins qu’il ne faille entendre différemment, et alors c’est mot pour mot, l’une de ses citations fameuses : «Ce qui constitue une République, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé.» Nous anticipons à peine, et l’on retrouvera des points de l’argument développés ci-après, bien plus complets, à d’autres occasions dans le récit. Nous n’offrons ici que l’essentiel mais nous jugeons que la substance et le poids de la chose y sont.
On a signalé plus haut combien nous paraît essentielle l’interprétation des guerres révolutionnaires que nous suggère Guglielmo Ferrero (“combien les campagnes de Bonaparte en Italie, à partir de 1796, sont ‘révolutionnaires’ pour les structures de la guerre elles-mêmes, encore plus par la forme et l’inspiration mécanique que par les motifs politiques et les mots d’ordre idéologiques”) ; nous la compléterons plus loin, notamment en accentuant le caractère de l’armement de la modernité, déstructurant et révolutionnaire par les destructions qu’il opère dans les structures de défense contre l’agression de la modernité. Par ce biais, le lien, déjà établi en théorie, de la Révolution française avec le début de l’anthropocène, autant qu’avec la deuxième révolution (l’anglaise), toutes deux liées encore plus dans ce cas, est confirmé aussi vite dans la réalité historique. A la réflexion, d’ailleurs rapide, le lien se noue avec un naturel confondant, qui accentue le bouleversement de notre vision de l’histoire. A partir de cette époque commence le développement des infrastructures et des mécanismes, tous grands dévoreurs de combustibles dont l’emploi détermine l’anthropocène, qui vont poursuivre, accentuer et achever le bouleversement de la guerre dans sa posture déstructurante qui nous importe complètement dans ce cas, notamment en introduisant des méthodes et des armements brisants, eux aussi spécifiquement déstructurants.
L’introduction progressive, dans un rythme d’une constante accélération, des armements déstructurants et des infra-structures qui les soutiennent et multiplient leurs effets, – ce qu’on nommera plus tard “la base technologique”, qui est le corpus industriel et technologique général que l’économie met en place dans notre civilisation, – va accélérer décisivement la transformation de la guerre entreprise par la guerre révolutionnaire selon la définition de Ferrero, et au-delà d’elle. (Plus loin, nous nous arrêtons à définir ce phénomène en prolongeant l’appréciation de Ferrero, selon l’idée qu’une “guerre révolutionnaire” est d’abord et pour l’essentiel une “guerre déstructurante”, où l’action mécanique, physique, brutale, assure cette fonction “révolutionnaire”, c’est-à-dire “déstructurante”.) Voici un autre point fondamental, une circonstance qui bouleverse le monde ; à cause de l’imbrication des progrès divers, la force d’une dynamique intégratrice qui s’inscrit dans le grand courant historique, la puissance de toutes ces choses, se développe une infra-structure industrielle et technologique qui n’est rien de moins que le progrès transformé par le choix du feu ; l’armement va en devenir l’émanation et la représentation directes, et directement retranscrites en pulsions brisantes et destructrices, et déstructurantes bien plus encore. Le phénomène correspond bien entendu à l’entrée dans l’anthropocène et à son développement, lui aussi en accélération constante, à la mesure de l’évolution des effets des activités humaines sur les structures de l’univers, bien sûr, également dans un sens déstructurant. Cette question des armements est primordiale, elle s’impose peu à peu comme le point central qui manipule mécaniquement notre progrès, son orientation, les mythes et les théories qui prolifèrent, les angoisses et les paniques qui pervertissent nos psychologies ; l’évolution exponentielle des armements à partir du choix du feu, en puissance destructrice et brisante, développe la dynamique déstructurante qui les caractérise dès lors presque exclusivement, dans la façon qu’ils organisent les massacres encore plus que dans les massacres eux-mêmes, dans la façon qu’ils intègrent en leur sein tous les atours de la modernité, la bureaucratie, le capitalisme déchaîné, encore bien plus que dans les armées elles-mêmes ; non seulement les armes tuent, – désormais, elles brisent et elles déstructurent le monde… Que seraient les massacres, les mythes que nous en avons faits, les politiques folles que nous nous sommes justifiées de développer à leurs ombres sanglantes, les stratégies moralisatrices et hypocritement moralisantes dont nous avons chargé nos jugements, que seraient-ils sans les armements devenus déstructurants avec le choix du feu ? Que serait Verdun, que serait Hiroshima sans les armements, ces batailles et ces massacres qui sont devenus des mythes ? Que seraient ces mythes qui ont bouleversé nos cœurs si sensibles et mis sens dessus dessous le sens politique du monde sans les armements devenus force hurlante de déstructuration ? Que seraient les armements sans la logique déstructurante mise en marche pour saluer l’ouverture de l’ère anthropocène, et pour lui donner son caractère historique fondamental ? Tout cela s’enchaîne et se mélange, pour former une synthèse fondamentale d’événements et de domaines d’habitude séparés et réservés. La connivence et l’occurrence sont telles que je me demanderai désormais avec une certaine fascination pour la perfection de l’œuvre ainsi accomplie, même dans le mal, si l’ère anthropocène n’est pas la première ère géologique qui se définit dans sa substance même par l’histoire essentiellement. L’illusion de la maîtrise humaine du monde est achevée, avec cette hypothèse d’une ère géologique directement “usinée” par l’action humaine, – ainsi la géologie enfantée par l’histoire, comme une suggestion de l’achèvement de la maîtrise de l’univers par l’homme.
A l’inverse, cet événement et ce qu’il recouvre suggèrent un autre événement d’une importance bouleversante. Dans l’élan de cette terrible dynamique déstructurante, créatrice de mythes et de politiques d’une puissance extraordinaire en leur fournissant des socles d’une force irrésistible pour les psychologies, on découvre des rapports nouveaux, d’une puissance équivalente, entre la matière des armements et des technologies et l’évolution intellectuelle et spirituelle de la même époque. A l’aube de l’ère anthropocène qui en est sa représentation géologique, la modernité, car il s’agit bien d’elle, met en place en lui servant d’alibi vertueux sous le nom de progrès, car elle ne peut rien imaginer d’elle-même qui ne soit sa propre vertu, une dynamique qui emprisonne l’âme humaine au choix du feu, au développement de l’armement et à la technologie qui l’alimente, aux conflits monstrueux créateurs de mythes déstructurants, à la soumission de la spiritualité à la ferraille hurlante de la matière déstructurée.
A cette lumière, l’histoire prend un tour inédit. Il nous semble difficile, en fait impossible on s’en doute, de trouver dans l’histoire des tournants, des fractures, des ruptures absolues, c’est-à-dire une rupture qui rompe réellement l’histoire, qui puisse se comparer à ce que nous décrivons. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de liens avec ce qui précède, des racines nées et nourries dans le passé, mais cela signifie que, soudain, l’on rompt tout cela, d’un coup sec, d’un moulinet de hache. Cette hypothèse peut-elle être considérée, qu’il y a ainsi, dans l’histoire, telle que nous la décrivons ici, une rupture si nette et si complète, que la substance même du monde en a accouché une nouvelle ère ? Le XIXème siècle commence, et s’ouvre l’ère de la crise du feu hurlant sur le monde.
La France bouillonnante, saisie de fièvre et sortie de son esprit de mesure, et l’Angleterre à l’apparente sagesse qui dissimule des ambitions élevées mais souvent vaniteuses, ont de concert allumé la mèche de l’incendie souterrain qui va embraser le monde. L’image n’est pas qu’une image car les deux Révolutions ont, chacune à leur façon, fait le choix du feu. (Pour l’Angleterre c’est évident ; pour la France ce ne l’est pas moins, qui lance à travers le monde, en plus de la guerre déstructurante née de la Révolution, ses braises incandescentes de la liberté comme habillage de la déstructuration, dont Dostoïevski fait dire au Gouverneur Lembke, des Possédés, qu’elle [la liberté] allume «le feu dans l’esprit des hommes».) A partir de là, les deux nations vont diverger, à la mesure de l’exceptionnalité de leurs engagements ; je veux dire que l’exceptionnalité existe sans doute chez l’une, peut-être pas chez l’autre ; que la Révolution française, dans sa fonction de force déstructurante peut être bien considérée comme un “accident” exceptionnel par rapport à la substance de l’esprit français, alors que l’anglaise peut être vue, selon la dimension paradoxale de l’esprit anglais, comme naturelle à l’une de ses faces. (Aujourd’hui, confronté à la globalisation parvenue à son terme absolument déstructurant et révolutionnaire jusqu’à la décomposition apocalyptique, qui est révolutionnaire et qui ne l’est pas ? Respectivement, l’Angleterre et la France. L’ensemble des partis politiques anglais, suivant en cela une nature moutonnière et entêtée, applaudissent à la globalisation, au nom et à la gloire de la City qu’ils s’imaginent être le reste des gloires de l’Empire ; l’ensemble des partis politiques français, notamment du type “républicain” et “démocrate”, montrent toutes les gammes de l’hostilité, de la dissimulée à la proclamée, à la globalisation – insouciants de leurs contradictions, se réclamant hautement de l’esprit de la Révolution.) Quoi qu’il en soit, seul le parcours français intéresse notre propos, lequel entend décrire les actes et les conceptions des principaux protagonistes, au cœur de ces grandes forces formatrices du drame de notre temps historique.
Je parle malgré les apparences, ou contre les apparences tout entières dessinées par cette supercherie de l’esprit, cette peste de la psychologie, ce poison trompeur qu’est l’idéologie, du destin de l’affrontement entre forces structurantes et forces déstructurantes, où la France tient une place essentielle. (Le “poison trompeur” s’est transmuté en conformisme, aujourd’hui, comme l’on fait au théâtre, en s’affublant des oripeaux d’un personnage convenu ; la pensée est laissée libre de manifester son choix, ce qu’elle peut faire en proclamant son agrément à une conception générale qui réduit le choix de toute pensée à une seule pensée.) L’addition au long du XIXème siècle des “révolutions” en France (1830, 1848, 1871), entraînant la succession d’autant de Républiques ou d’autres régimes aux coquetteries différentes après des bouffées de violence qui ne font qu’accentuer la détestation du désordre, conduit évidemment à s’interroger sur leur réelle substance. L’abondance, d’autant plus soulignée par l’échec répété, ne trompe pas à cet égard. Ce que l’on désigne comme l’“instabilité française”, souvent avec un regard anglo-saxon et méprisant, n’est que la dissimulation par la fameuse intelligence française, pour la période considérée, du refus de renouveler l’expérience révolutionnaire tout en ne démentant pas son catéchisme, – sort of, si vous voulez, pour le résultat, d’une “stabilité dans l’instabilité”. (Depuis que les Français, dissimulés derrière le visage enjoué et madré d’un Premier ministre nommé Edgar Faure, inventèrent, au temps de ma prime jeunesse, la figure stylée d’“indépendance dans l’interdépendance” pour la Tunisie, j’ai su que rien n’est impossible pour l’intelligence française.) Cette forme de rattrapage dissimulé des folies passagères de la passion française, constante et constamment aux aguets, est une des belles vertus de la tradition française. Le XIXème siècle politique, en France, vit, en effet le rétablissement du cours traditionnel des choses françaises, derrière les apparences frénétiques, les humeurs terribles et décadentes, les défaites et les erreurs. Pour commenter et fixer l’ambition de ce changement, la France invente l’un des grands courants de pensée de la modernité, qui n’a pas pignon sur rue, ignoré dans les salons, méprisé par l’université et non autorisé par la science, qui n’est jamais reçu à la cour, qui est pourtant présent dans la pensée, dans l’art, dans la conception du monde. Il s’agit du courant des antimodernes. (Je cite à nouveau la phrase qui résume le propos, écrite par André Compagnon (8) à propos de Charles Péguy, car elle dit tout, également de la France qui s’est trempée dans la modernité en fusion avec la Révolution, et qui en est revenue, et comment – «Celui qui peut dire “nous modernes” tout en dénonçant le moderne.»)
Malgré les courants de la pensée citadine, les mouvements de salons et de bistrots, les échotiers et les “affaires” ; malgré Paris quand il se prend pour une révolution, les Cartels des Gauches et les Républiques ; malgré les intellectuels et les éditoriaux, – bref, malgré les Français et malgré les Parisiens, la France suit son destin qui est antimoderne, et sa politique qui s’oppose à la déstructuration. Elle poursuit un “idéal de perfection”, à l’occasion avec un scepticisme grandissant, et se garde de plus en plus de l’“idéal de puissance” qui est l’affaire des autres, et de l’Allemagne jusqu’en 1914. (On retrouve ces deux expressions qui nous ont été léguées par Guglielmo Ferrero.) Elle le paye cher et le payera toujours plus cher ; qu’importe, elle est là pour ça. C’est elle qui, en 1914, est la première concernée quand éclate l’orage du monde ; elle, et puis l’Allemagne.
Quoi qu’il en soit des multiples historiographies officielles, surtout anglo-saxonnes, qui nous parlent de l’empire britannique sur le monde alors qu’il ne s’agit que d’une “splendid isolation”, quoi qu’il en soit le XIXème siècle de la dynamique politique est d’abord allemand (ou prussien si vous voulez, mais “le prussien” annexant la dimension allemande en semblant s’y dissimuler, – ainsi écrirons-nous “allemand” pour faire court mais l’on sait de quoi l’on parle). On a déjà signalé l’intérêt allemand, – Fichte et Clausewitz autour de et après Iéna, – pour les méthodes françaises ; c’est-à-dire, ce qui est pris, à ce moment-là, pour “les méthodes françaises”, alors qu’il s’agit du monstrueux “accident révolutionnaire” et qu’il s’agit par conséquent d’un quiproquo métahistorique, forme rare de la chose. Dès cet instant de l’Histoire, la Prusse a un destin, et il est allemand ; sa place, on le devine déjà, se trouve dans le courant déstructurant que nous décrivons, dont la source claire et grondante jaillit des deux Révolutions.
Comment décrire le destin allemand du XIXème siècle sinon par le mot “puissance” ? Les Allemands insisteront bien souvent, parfois avec dureté, souvent avec lourdeur, pour y substituer le mot Kultur, sans oublier de le parer des atours qu’il faut (Kulturkampf). C’est une question de mots, sans aucun doute, donc c’est une question fondamentale et une question qui divise, non, qui oppose l’Allemagne et la France. Quand il publie, en 1930, Dieu est-il français ? de l’intellectuel nationaliste allemand Friedrich Sieburg, l’éditeur français Bernard Grasset accompagne le récit de Sieburg d’une Lettre à Friedrich Sieburg qui entend conduire une critique précise de la chose, qui rencontre justement cette différence de perception du monde et de soi-même, contenue dans les mots…
« Ce n'est donc pas un état de civilisation que vous estimez supérieur au nôtre, que vous prétendez nous imposer avec votre “Kultur” ; c'est simplement votre puissance, faite de ces moyens que nous vous paraissons négliger. Pour nous, “culture” c'est “esprit” ; pour vous, “Kultur” c'est “puissance” ; et nous sommes ainsi amenés à reconnaître que votre puissance est elle-même son propre but. »
Conformément à l’origine (Fichte et Clausewitz), la puissance prussienne devenue allemande s’élabore au long du XIXème siècle en référence à la France, précisément au détriment de la France, éventuellement en opposition guerrière à la France. Ce particularisme relationnel qui a forgé l’histoire moderne de l’Europe, a aussi forgé l’histoire du monde. Cet antagonisme, voulu ici et là subi, représente complètement et parfaitement la bataille entre la déstructuration et la structuration, jusqu’à la catastrophe paroxystique de la Grande Guerre que Ferrero définit effectivement comme l’affrontement entre “idéal de puissance” et “idéal de perfection”.
Cet “idéal de puissance”, visible dans l’incompatibilité des mots encore plus que dans leur construction en forme plus gracieuse d’oxymoron, l’est aussi dans leur transformation, cette fois pour le compte de la seule Allemagne, pour accompagner, orienter et justifier sa propre transformation. L’Allemagne, avec la Prusse comme mentor rusé et botté, est le théâtre du développement vertueux d’une force libérale puissante, dans la première moitié du XIXème siècle. Sa réputation flatteuse, disons de “force démocratique de progrès”, même si le sabre cliquette fort, se forge et s’amplifie à cette occasion. Les intellectuels français, dont on sait la ponctualité lorsqu’il s’agit de conchier leur pays, s’entendent alors pour honnir Louis-Philippe, le roi-poire, qui prétend soutenir l’Autriche-Hongrie et nullement la Prusse. L’année 1848 est le paroxysme de ces espérances où l’ivresse de la puissance semble encore contenue, mariée dans une harmonie délicieuse avec la bonne réputation démocratique, et un zèle progressiste qui semblerait tout aussi révolutionnaire dans l’une ou l’autre perspective. A ce moment, la psychologie allemande est paneuropéenne comme par nature, libérale avec une générosité qui va de soi puisque son effet paneuropéen serait évidemment allemand par l’évidence, par la vertu révolutionnaire que porte la psychologie allemande réveillée par Iéna. Les vieilles barbes, qu’elles soient austro-hongroises notamment, n’ont qu’à bien se tenir. L’échec de 1848 est, pour la psychologie allemande la mesure de l’ivresse qui y avait conduit. Lorsqu’il décrit très succinctement l’évolution de Wagner, Jacques Le Rider semble ramasser en un éclair ce qui va être l’évolution de la psychologie allemande dans les quarante années qui suivent, en gommant la partie bismarckienne avec le libéralisme rallié à la realpolitik, jusqu’à la fusion fondamentale, –
« …[A]près l’engagement politique qui l’a conduit à s’impliquer dans le mouvement révolutionnaire de Dresde, Wagner fait l’épreuve de la désillusion idéologique et de la condition d’exilé. Durant cette période de crise, la découverte de Schopenhauer, vers 1852, constitue pour lui une sorte de révélation. En 1855, lorsqu’il rencontre à Londres Marisa von Meysenburg qui lui parle avec enthousiasme de Ludwig Fueuerbach, Wagner laisse son admiratrice abasourdie, car le credo progressiste des quarante-huitards ne lui inspire que sarcasmes et il ne jure que par Schopenhauer. » (9)
On dirait que Wagner franchit la période d’un pas de géant conduisant au “désenchantement” (Entzauberung) qui précède et précipite le départ de Bismarck en 1890, tandis que son installation à Bayreuth, comme le plus grand artiste des brumes germaniques, ses transports grandioses après l’installation de l’empire, dans les années 1870, inspirent déjà la partie la plus exaltée du grand siècle allemand sur sa fin, celle qui fera l’originalité de la période, celle qui nous intéresse précisément avec la tendance dite “réal-idéaliste” rompant avec la realpolitik de Bismarck ; cette tendance qui écarte aussi vite qu’elle s’impose sa part “réaliste” pour s’emporter dans un idéalisme d’affirmation d’une puissance nécessairement matérielle qui sera créatrice d’une spiritualité nouvelle. Nous sommes, au tournant du XIXème siècle, en analogie de cœur pour ne pas parler de l’âme avec la formation des choses, entre choix du feu et guerres révolutionnaires déstructurantes.
La “désillusion idéologique” est effectivement la marque de l’évolution du libéralisme allemande, qui constitua la force politique progressiste de l’expansion psychologique allemand jusqu’en 1848. A partir de cette année-pivot, qui change l’orientation du siècle, la psychologie allemande, désillusionnée à l’instar de Wagner, est en attente d’autre chose. On croirait à cette lumière que le soutien dont bénéficie Bismarck durant la phase de “conquête intérieure” qui conduit à l’empire, en 1871, est vécu, du côté allemand, comme un prélude nécessaire et sans gloire excessive. Même la victoire sur la France semble, à cette lumière, plus une étape parmi d’autres d’un accomplissement glorieux ; il faut bien plus qu’un Sedan pour rattraper Iéna ; en attendant, on “squatte” Versailles pour y proclamer l’Empire, histoire de hausser le fantôme du Grand Frédéric pour qu’il se mire dans les glaces de la grande Galerie du Roi-Soleil. On ne peut éviter de penser qu’il y a une tentative de revanche symbolique dans cet acte si ostentatoire, qui ne brille pas par sa légèreté. On ne peut s’empêcher de croire que l’Allemagne, en souvenir du temps où elle était encore la Prusse, tentait à Versailles de se libérer de cet empire culturel, de cette influence de civilisation aux certitudes pérennes que le Grand Siècle avait enfantée sur son déclin et à son dernier soupir, paradoxe insupportable du vaincu victorieux comme fut Louis XIV sur sa fin ; et cela, débouchant sur les Lumières qui, malgré toutes leurs vertus indiscutables, étaient d’abord françaises…
Dès lors, il doit nous apparaître que l’unification allemande n’est, elle-même, nullement l’accomplissement qu’on a coutume d’en faire, qu’il y a une attente de la psychologie de “quelque chose d’autre”. Ce Kulturkampf-là, qui court le long du siècle, sous les auspices implicites du libéralisme, est non seulement insuffisant, il est faussaire en un sens, en conduisant à ce qui pourrait être ressenti par certains, de plus en plus précisément, comme une trahison par anticipation de ce qui est devenu souterrainement comme l’idéal des conceptions et des ambitions allemandes. C’est une sorte de fatalité du libéralisme, cette grande trouvaille centrale de la modernité, d’ainsi accoucher de son contraire et de sa propre trahison, comme les Anglo-Saxons seront conduits à faire en débouchant, au tournant du XXIème siècle, sur la politique totalitaire et déstructurante conduite au nom de leur version du libéralisme. A nouveau en citant l’interprétation de Le Rider du destin de Wagner sur sa fin, on a la synthèse du sentiment qu’on signale ici, cette trahison en toute innocence de l’élan initial, capable effectivement de soulever une âme comme on crée un empire du monde, avec le rêve, avec la puissance, bientôt avec le fer et le feu, avec le sang bien sûr.
« Contre le Kulturkampf qui renforce, selon lui, la tendance contemporaine à la déchristianisation de la culture allemande “réaliste”, Wagner annonce dans Parsifal (1882) le retour du religieux sous la forme d’un nouveau culte esthétique. Nietzsche a bien vu qu’une nouvelle époque d’idéalisme et de mysticisme s’annonçait dans cette œuvre, qui est à la fois l’aboutissement de l’art de Wagner et la rétraction de ses conceptions de révolutionnaire de 1848. »
Il n’empêche qu’on se demanderait ce qu’il y a de plus “révolutionnaire” pour la psychologie allemande, pour l’“âme” allemande si cette chose existe : 1848 – et 1848 raté en plus, et pour cause d’ailleurs – parce que 1848 est insatisfaisant pour l’âme allemande, – ou Parsifal ? Ne peut-on conclure, à ce point, je veux dire à cette époque et dans ces circonstances, et avec ces conséquences (la Grande Guerre), que Parsifal est plus l’âme allemande elle-même qu’une satisfaction et une rencontre faite pour satisfaire l’âme allemande ? Ne peut-on voir comme une évidence qu’en même temps que Parsifal, naît l’âme allemande dans tout son accomplissement, telle qu’elle était présagée nécessairement au soir de Iéna ? Ne peut-on concevoir enfin que Parsifal, avec tout ce qu’il nous annonce, est bien plus révolutionnaire pour l’âme allemande, malgré toutes les tendances et étiquettes de mauvaise réputation dont on le charge, que toutes les prétentions révolutionnaires qui ont précédé, y compris, bien entendu, celles qui ont échoué dans le désordre de 1848 ?
En 1895, à l’université de Fribourg, lors de sa conférence inaugurale de son enseignement restée fameuse justement pour la cause, Max Weber situe parfaitement les formidables enjeux qui caractérisent cette époque du départ de Bismarck. Il fustige la timidité de l’époque qui se termine, principalement celle des libéraux ralliés à la realpolitik de Bismarck, et ainsi révélant cette politique pour ce qu’elle fut, elle aussi étriquée par la timidité de ses ambitions, « le réalisme politique timoré des libéraux bourgeois », – pour annoncer autre chose de bien plus fameux, de bien plus élevé, quelque chose qui correspond au moins à l’ampleur superbe de Parsifal : le « nouveau réal-idéalisme de la “politique d’intérêts de puissance” ». Eclairés par le commentaire de Le Rider (« Max Weber, au moment de cette leçon inaugurale de Fribourg, se situait bel et bien à l’avant-garde intellectuelle du nouvel impérialisme allemand »), nous observons aussitôt que l’intervention fameuse d’un intellectuel des sciences sociales de la dimension d’un Max Weber constitue une ferme confirmation que l’Allemagne est entrée dans cette phase d’impérialisme idéaliste, dont le pangermanisme est l’affirmation dans la prétendue réalité géopolitique du monde, et dont la guerre est l’issue. Après Parsifal, l’âme allemande est encore confortée dans son destin, avec les conséquences qui vont s’affirmer, avec l’envolée qui va se réaliser, complètement et nécessairement dans la force des réflexions secrètes qu’il y eut sans aucun doute, dans quelques esprits soudain éveillés à l’appel du destin historique, au soir de la bataille d’Iéna.
Dans ce cas et tout aussi nécessairement, rendez-vous est pris et confirmé dans une perspective tragique, avec la France, l’adversaire de Iéna, la France qui est tout aussi nécessairement la référence également tragique de l’aventure. Tout cela, l’émotion et l’esprit, et la psychologie, se développe dans le flux d’une dynamique de surenchère révolutionnaire, sans que l’on réalise que ce n’est plus la même révolution, qu’il n’est plus question des chimères romantiques du XIXème siècle. Dès cette réalisation du phénomène de transmutation psychologique de l’âme allemande accompagnant ou guidant c’est selon la nouvelle orientation idéologique de l’Allemagne, on devine puis l’on comprend que la France, abîmée, en cette fin de siècle, dans d’amères considérations sur ce qu’elle juge être sa propre décadence, la France a, comme l’écrit le poète et soldat américain de Verdun, Alan Seeger, « rendez-vous avec la mort ». Comment voir dans ces cheminements géographiquement si voisins et psychologiquement si antagonistes, dans ce malentendu fondamental et obligé, autre chose qu’un prélude à l’horrible carnage ? Et comment ne pas voir dans cet horrible carnage l’aboutissement logique et implacable d’une évolution corrélative antagoniste impliquant si profondément ces deux nations, et cette évolution, avec l’horreur qui la clôt, comme la manifestation impitoyable et barbare d’un phénomène historique d’une importance si centrale qu’il colore et structure tout ce temps historique, et jusqu’au nôtre, jusqu’à notre crise eschatologique du XXIème siècle ? C’est à ce point que l’on commence à se dire que la Grande Guerre est totalement compréhensible dans le flux historique, absolument inévitable, plus qu’aucun autre événement historique sans doute, comme la sanction d’une tragédie dont les prémisses ne se dissimulent plus. Il faut savoir regarder.
Qui sait regarder, en effet, voit l’énorme chose au centre du continent, l’Allemagne, transformée en un colosse fumant, crachant, qu’on devine à la fois furieux et exalté, qui organise sa puissance comme l’on fait avec une énorme forge emportée dans une activité démente. A cette évocation et pour qui s’est attaché un instant à l’image, il est difficile d’écarter la référence sombre et presque diabolique au cœur du phénomène de la modernité industrielle qui triomphe alors en Allemagne, en cette fin de siècle. Notre grand et précieux ami, Guglielmo Ferrero, en fait, en 1917, en plein cœur du conflit, se retournant sur ce qui a précédé, une description irréfutable.
« Mais après 1900, l’Allemagne sembla devenir rapidement le modèle universel, en battant l’Angleterre dans presque tous les champs où elle avait conservé jusqu’alors une supériorité incontestée. […] Après 1900, le monde n’avait plus vu, en Europe, que l’Allemagne et sa force grandissante, au milieu de peuples ou surpris ou éblouis. »
Rompu comme l’on est à l’interprétation anglo-saxonne de l’Histoire, qui ne voit pas grand’ chose qui vaille la peine du signalement entre l’empire britannique et l’American Century, nous avons perdu de vue le poids formidable de la machine allemande dans l’architecture en constante évolution du monde, à partir de la dernière décennie du XIXème siècle. D’acteur du concert européen approximatif et énervé, animé par l’habileté un peu lourde d’un Bismarck, l’Allemagne devient brusquement comme le démiurge d’un courant de progrès brutal qui saisit le monde. Au-delà des rangements européens, qui ont évidemment leur importance, je distinguerai une autre corrélation, entre l’activité allemande qui débouche sur la frénésie de puissance qu’on signale ici, et l’émergence d’une puissance presque égale, qui enveloppe les USA sortis de leur Guerre de Sécession prestement transformée en Civil War pour écarter les soupçons, pour entrer dans le Gilded Age du plus formidable déchaînement de “capitalisme sauvage” que le monde ait connu. Cela se passe comme si ces deux forces étrangères, la pangermaniste et l’américaniste, étaient à la fois concurrentes possibles, ennemies jurées éventuelles mais aussi complices dans l’esprit comme on est de la même famille, puisque dépendantes si profondément d’une même dynamique de l’Histoire, de l’économie et du monde. L’histoire du XXème siècle les verra effectivement se passer le relais de la chose, dans le déchaînement du fer, du feu et du sang qui les opposera ultimement. Il ne doit faire nul doute, dès cet instant, que cette dynamique, que Ferrero décrit comme l’“idéal de puissance”, est celle qu’on a décrite plus haut, née à la fois de notre choix du feu qui va organiser notre progrès selon l’emportement de la puissance brûlante de notre machinerie artefactuelle ; née aussi bien de la dynamique révolutionnaire et déstructurante de la Révolution française, à laquelle ni l’une (la Prusse avant l’Allemagne), ni l’autre (l’Amérique) ne sont indifférentes. Au-delà des siècles et des océans, il semble que l’Allemagne et l’Amérique soient paradoxalement liées par un malentendu partagé, qui est de nature révolutionnaire, qui s’exprime essentiellement et d’une façon antagoniste dans les deux cas avec la France, et, par conséquent, liées par une vision du monde s’exprimant au travers de ce malentendu où les deux sont du même côté. Lorsque Rathenau baptise Berlin “Chicago sur Spree”, il ne fait que répondre à une profonde logique de l’Histoire qui nous dépasse tous, pour nous imposer son explication fondamentale.
Voilà effectivement le nœud du propos. Dans l’occurrence où nous la décrivons, parvenue au bord d’emportements fatals, l’Allemagne n’est pas plus la maîtresse de son destin que l’Amérique ne le sera, un demi-siècle plus tard. Sa puissance, c’est celle d’une dynamique qui la dépasse et, en un sens, qui la transcende ; la dynamique d’une force telle qu’à elle seule elle fait toute notre histoire depuis au moins trois siècles, peut-être depuis quatre ou cinq siècles. L’Allemagne ne fait qu’emprunter un courant qui la dépasse, ou bien est-ce ce courant qui la convie, manu militari, à tenir le rôle qui lui est assigné, et alors on dira que l’Allemagne est emportée ; en ce sens, elle succède, parmi la galerie des “élus”, à la France et à sa Révolution, et à la révolution du feu de l’Angleterre. La rencontre est assez intense pour embraser les âmes trop fragiles ; au contraire de la France qui, une fois enflammé le monde avec sa Révolution, va jouer à continuer à être révolutionnaire mais sans jamais ne l’être plus vraiment, l’Allemagne souscrit sans restriction à l’aventure qui lui est proposée. Le feu lui monte à l’âme. Elle croit saisir le monde dans ses mains fiévreuses et puissantes, pour pouvoir le secouer, le tordre, le chambouler et qu’il naisse enfin, ce monde nouveau selon ses vœux hurlés mais si peu compréhensibles ! Ainsi proposerais-je l’interprétation qui confirme une remarque faite plus haut, au contraire de l’apparence des circonstances qui suivent les humeurs étiquetées des troquets intellectuels et Rive-Gauche, que l’Allemagne de Weber-Parsifal, qui est l’Allemagne de “Chicago sur Spree”, est bien plus révolutionnaire que l’Allemagne des contestataires de 1848, le jeune Wagner en tête.
Il ne fait aucun doute que ce serait l’analyse, pour l’humeur de l’Allemagne dans tous les cas, de Modris Eksteins. Dans Le Sacre du Printemps (10), du nom de l’œuvre de Stravinsky montée à Paris par Diaghilev en 1913 et qui aurait dû l’être à Berlin pour l’esprit de la chose, Eksteins décrit une Allemagne du début du siècle, jusqu’à la Grande Guerre, emportée par une fièvre moderniste s’exerçant autant dans le domaine classique de l’industrie et de la technologie, que dans le domaine plus éthéré, plus symbolique, mais puissamment suggestif et décisivement influent, de l’art et de la culture. C’est une époque du dépassement de soi, de la recherche d’une transformation radicale, de la transmutation de la civilisation elle-même en quelque chose de complètement différent. La guerre de 1914 acquiert, dans cette perspective, animée par le rythme sourd de la machinerie industrielle, soulevée par l’envolée de la création radicale, par la puissance des théories de rupture du monde ancien, une perspective fusionnelle qui est presque comme le bonheur parfait de la révolution… Modris Eksteins nous convie à observer cela.
« L’Allemagne, qui n’est unifiée que depuis 1871 et qui, en l’espace d’une seule génération, est devenue une impressionnante puissance militaire et industrielle, représente alors l’innovation et le renouveau. Elle est le symbole du vitalisme et du triomphe de la technique. Pour elle, il s’agit d’une guerre de libération, une “Befreiungskrieg”, face à l’hypocrisie des conventions bourgeoises… » […]
» Pour l'Allemagne, la guerre est donc “eine innere Notwendigkeit”, une nécessité spirituelle. C'est une quête d'authenticité, de vérité, d'accomplissement de soi, de ces valeurs évoquées par l'avant-garde avant le conflit, et un combat contre tout ce à quoi celle-ci s'est attaquée, c'est-à-dire le matérialisme, l'hypocrisie et la tyrannie. [...] La guerre devient synonyme d'émancipation et de liberté, “Befreiungs” ou “Freiheitskampf”. Pour Carl Zuckmayer, c'est “une libération par rapport à la petitesse et à la mesquinerie bourgeoises”. Franz Schauwecker la considère comme “des vacances de la vie”. [...] Pour [Emil] Ludwig comme pour bien d'autres, le monde s'est transformé du jour au lendemain. “La guerre l'a rendu beau”, dira plus tard Ernst Glaeser, dans son roman “Jahrgang 1902”. L'instant faustien auquel Wagner, Diaghilev et tant d'autres artistes modernes cherchent à accéder par leurs oeuvres, est donné à tout un peuple. “Cette guerre est un plaisir esthétique sans égal”, dit l'un des personnages de Glaeser. »
Il s’agit de l’Allemagne mais il ne s’agit pas que de l’Allemagne ; l’Allemagne devenue porte-drapeau, porte-parole, transmutée en symbole et représentation puissante d’un mouvement déstructurant général, avec ses racines au XVIIIème siècle, qui a pris son élan radical avec la grande Révolution en s’appuyant sur le choix du feu, qui a trouvé son véhicule politique et culturel avec la Prusse se transformant en Allemagne et transformant l’Allemagne en véhicule de sa propre puissance, lui impulsant un rythme de puissance accumulant une énergie formidable comme un ressort qui se tend, comme un arc qui se bande ; l’Allemagne qui va conduire la guerre au nom de l’“idéal de puissance”… Ainsi peut-on esquisser le mouvement puissant, la dynamique irrésistible qui précipite le monde dans la guerre, mais, selon l’âme allemande, dans une guerre qui sera, par exemple, « une libération par rapport à la petitesse et à la mesquinerie bourgeoises ».
Ma thèse à ce point est que tout cela fut brisé, d’une façon absolument décisive pour la séquence, par la gigantesque “plus grande bataille de l’Histoire”, à Verdun évidemment, entre février et décembre 1916. Cette année-là, dans les tranchées affreuses et les collines lunaires, dans l’orage d’acier de Jünger, dans cette apocalypse qui paraît insensée aux esprits courts et aux plumes qui font de l’émotion un style, l’“idéal de puissance” connut un revers significatif. Si ce revers n’interrompt nullement sa ruée, il nous invite à réfléchir à la chose, pour comprendre dans quelle ferraille hurlante se consume notre crise ; c’est le moindre des hommages qu’on puisse rendre à tous ces jeunes gens morts à Verdun.
Pour poursuivre le propos, il est donc avéré qu’il faut en revenir à la France.
L’extrême sottise d’une intelligence sans pareille semble être la marque de la France, de Paris et de ses “intellectuels”, lorsque ces trois termes sont réunis pour vous convaincre que le résultat de cette réunion forme une étape considérable de l’évolution de la conscience humaine. (Le terme d’“intellectuel”, qui a manifestement tout à dire dans la trinité que nous proposons, n’est d’usage entendu qu’à partir de l’affaire Dreyfus ; mais il est d’usage implicite sinon impératif d’entendre sans nécessité de preuve que l’intellectuel français, dans sa forme nécessairement voire exclusivement parisienne, existe incontestablement bien avant l’“Affaire” et son intronisation institutionnelle, d’abord en tant qu’artefact qu’il faut avoir visité avec une sorte de respect discret pour comprendre ce qu’est la civilisation, ensuite en tant que caractéristique la plus remarquable de ce qui était déjà “l’intelligence française”.) Cette sottise considérable d’une intelligence qui ne l’est pas moins se déploie dans toute son espèce de splendeur, comme l’on dirait une sorte de pureté alcaline, c’est-à-dire une pureté minérale, notamment à ce moment fatal où la Prusse achève sa transmutation en Allemagne, ou plutôt transmue l’Allemagne à son image, et que le tout-Paris de l’intelligence applaudit à la chose, et cela quatre ans avant que l’Allemagne prussienne ne se retourne et inflige à la France parisienne et satisfaite de la marche du monde une culottée pour laquelle cette France-là semble avoir si bellement conspiré.
En 1924, après que l’eau ait passé sous les ponts en torrents furieux, Jacques Bainville note (11), d’une plume méprisante et pleine de dérision, à propos de Paris-1866 qui se gausse de ces vieilles barbes (austro-prussiennes) balayées par la modernité extrêmement prussienne :
« La France, en 1866, a crié : “Bon débarras” à ce vieux particularisme allemand rossé par la Prusse ; nous paierions cher pour le ressusciter aujourd'hui, et nous saluerions avec plaisir sa renaissance. Mais il avait paru plaisant que ces vestiges d'un autre âge eussent été balayés si énergiquement par le Prussien, champion des “idées modernes”. Deux hommes d'esprit saisiront ce comique, et “La Grande Duchesse de Gerolstein” eut un grand succès de rire. Le général Boum, le baron Grog, l'électeur de Steis-Stein-Steis, tout ce que Bismarck venait de mettre en déroute chanta et dansa, pour le grand amusement de Paris et des provinces, sur la scène des Variétés. Sadowa devenait un opéra-bouffe, tandis que déjà Bismarck avait signé des conventions militaires secrètes avec les États du Sud, battus mais subjugués. “La Grande Duchesse de Gerolstein”, c'était la circulaire de Lavalette mise en musique par Offenbach. Elle eut beaucoup plus de succès que les nouvelles prophéties de Thiers ... » (Thiers, in illo tempore – circa1840 – sensible à la fascination prussienne contre l'alliance autrichienne, revenu sur terre en 1866 pour dénoncer l'irrésistible marche prussienne. Dans Cette étrange guerre de 1870, Henri Guillemin ne lui pardonnera pas cette lucidité tardive, qu'il jugera à la fois tordue, machiavélique, calculatrice et racoleuse. Bref, monsieur Thiers est un sale fusilleur réactionnaire. Les esprits lestes et entendus qui applaudissent l'Allemagne bismarckienne triomphant à Sadowa n'ont, eux, que l'encre de leurs colonnes des gazettes libérales sur les mains ; ils sont progressistes et vertueux, et ils s’en lavent les mains, – qui ne s’en serait douté ?)
Il y a ce Moment à la fois historique et tragiquement désolant, qui est malheureusement français, face au personnage décisif et naturellement manipulateur qu’est Otto von Bismarck. La géographie et l'histoire, et, peut-être, une transcendance qui fait souvent sentir sa force, nous le disent ; fermement unies, elles dictent à la France la mission historique d'endiguer le flot qui monte, cela sans que les élites, disons “les intellectuels” qui prétendent l’inspirer et la garder, n’en perçoivent le moindre des remous. Le caractère français, qui est trop humain par certaines facettes de lui-même, se défausse dans ses moments de trébuchement de cette responsabilité historique. Les années 1866-1870 forment un de ces piteux moments de cette faiblesse. (Le caractère français navigue sans fin entre faiblesse et ardeur, comme s'il trébuchait sous le poids de la France à porter puis se reprenait pour mériter de la grandeur de la France qui le distingue.) L'expression de ce moment de faiblesse nationale dans ce passage, c’est Louis Napoléon. Cet homme n’est pas sans vertus, on s’est employé à le montrer après l’avoir brutalement diffamé et abaissé ; il a accompli des choses honorables et incontestables pour la “modernisation” de la France (quoique, dans notre contexte général, ce compliment ne manque pas d’ambiguïté, — mais passons) ; il fut, et ceci n’est pas indifférent, handicapé lors d’événements cruciaux, aussi bien lors de Sadowa qu’en 1870, par de graves faiblesses physiques qui pesèrent sur sa décision. Il n’est pas temps de le condamner mais il reste ce qu’il est, et cela colora sans doute, directement et indirectement, la couleur de l’esprit du temps. Quoi qu'on ait dit de l'Empire (autoritaire, libéral, toutes ces étiquettes convenues), quoi qu’en ait fait la gauche intellectuelle, jamais plus heureuse que d'avoir des adversaires exactement de la même trempe qu'elle, de la même matière, du même moule, qui lui permettent de se radicaliser sans fin et en toute irresponsabilité, malgré tout cela, c’est un libéral dans l’âme. Il y a chez Louis Napoléon, quoiqu'en plus torturé, quelque chose de l'ancêtre spirituel d'un Giscard d'Estaing, qui fut naturellement, – je veux dire avec un naturel qui donne à penser, – le meilleur allié du parti intellectuel, qui fut complètement, jusqu’à en être l’inspirateur, de cette époque qui offrit au parti intellectuel ce qu'un cinéaste a nommé pour un de ses films La parenthèse enchantée (dito, la baise assurée sans risque entre la pilule de 1968 et le SIDA de 1981). C'est la sorte d'esprit qui retrouve toute sa conviction pour exposer la faiblesse principale de son caractère, cette attendrissement du jugement, cette fascination pour la bienséance intellectuelle que représente pour lui la réputation d’un “esprit avancé”, – le paradoxe de cet esprit qui ne trouve sa force que dans l'exposition de sa faiblesse ; Giscard retrouvant conviction et force, sans aucun doute, pour dire à son adversaire politique et électoral, en juin 1974 lors d'un débat télévisé que l’on n’a pas oublié, les yeux dans les yeux, mâchoires serrées, avec une fermeté remarquable dans la voix : « Monsieur Mitterrand, vous n'avez pas le monopole du cœur. » C'est comme s'il se dressait de toute sa taille, comme s'il avait des ailes ; il se sent porté par cette magie de la bonne conscience, – il a bonne réputation, il est admis dans le sein du parti intellectuel. Comme son fils spirituel VGE un siècle plus tard, Louis Napoléon recherche constamment l'humanisation de sa politique pour faire de sa politique un humanisme. Il ne cesse de travailler à la gauchir, au sens technique et aussi (surtout) au sens idéologique du terme, voire au sens où on l'entend dans les salons du parti intellectuel. Cette démarche a quelque chose de pathétique ; elle a également quelque chose de dérisoire ; elle a enfin quelque chose de la mode elle-même, celle du boulevard Saint-Germain comme celle du Faubourg Saint-Honoré, et c'est d'ailleurs la même, et c'est tout simplement l'accomplissement de l'esprit parisien. Louis-Napoléon ne manque ni de vista ni d’intelligence dans sa politique, à côté des bœufs à front de taureau qui inspirent le parti intellectuel, qui se pâment d’amour pour la Prusse et ses tambourins lorsque la Prusse peut être encore stoppée, qui changent brusquement d’humeur en 1870, qui réclament la guerre et du sang prussien au plus mauvais moment, pour le plus vain des propos, avec le plus faible esprit du monde. Le malheur est que, chez lui comme chez tant d’autres, le caractère et ses faiblesses prennent le pas sur l’esprit et ses jugements.
La France est un mystère unique de l'Histoire, à cause de sa puissance conceptuelle qui lui fait résister à toutes les tensions historiques et toutes les forces naturellement centrifuges qui l'assaillent, à cause de la constance de son affirmation culturelle, à cause de la cohésion politique que lui donne une langue qui est bien autre chose qu'un moyen de communication, à cause de sa puissance mystique enfin qui la différencie du reste sans passer par les attributs de la puissance terrestre. La France est naturellement un paradoxe ; elle est naturellement un fardeau et une ardeur à la fois, une espérance sans fin et une déception constante. Sa force sans exemple est côtoyée par un abandon tout aussi constant de ceux qui la servent à une faiblesse du caractère qui est le goût irrépressible de la parade dans la bonne réputation confirmée par la rumeur de la mode. Cette mollesse de l’être au profit du paraître, car c'est cela finalement, – cette mollesse les invite à s'abandonner à l'indulgence coupable, au goût de l'image sommaire décrite par des mots d'une lourdeur extrême, à la construction complexe de l'esprit qui charme bien plus que la nature, au goût de l'effet, au goût de la parade dans les salons, à l'ivresse des bons mots et des jeux de mots. Cela ne tient pas à un parti, certes non, ni même à un engagement politique clairement identifié. Tocqueville est un libéral, et la mollesse que l'on décrit est certes retrouvée souvent chez les esprits libéraux ; mais Tocqueville est un esprit libéral ferme, d'une conviction mesurée et tenue à la poigne, d'une lucidité sans passion, d'une plume qui ne sacrifie rien aux modes et qui trace sans faillir, d’une intelligence qui sait user de l’émotion sans tomber sous son empire. Bainville n'est pas un libéral, et l'on sent chez lui cette même fermeté de l’âme et du caractère que chez Tocqueville, qui lui fait tenir un jugement jusqu'aux termes de sa logique, pour bien le peser. Taine est un libéral d'une sorte différente de Tocqueville, et lui aussi a la fermeté éblouissante de la logique et de la langue. Tocqueville et Bainville, et Taine, finalement, et les autres de cette trempe, sont du même parti de l'ordre du spirituel, qui est le parti de l'ordre de la pensée et de la fermeté du caractère, et de la force de la conviction, s'ils choisissent des voies différentes pour y souscrire et les exercer.
Le parti intellectuel, lui, porte sa marque comme un étendard dans l’inverse, la mollesse de la plume, de la langue et de l’esprit, la versatilité, l’attrait de la mode en fait de logique, et la fermeté du caractère lorsque le caractère se trompe. C’est lui qui triomphe en 1866, qui fait des gorges chaudes du général Boum, du baron Grog et de La Grande Duchesse de Gerolstein. Cette période fut horrible dans la mesure où elle faisait le lit d’un désastre dont on a perdu aujourd’hui la mesure et l’effet, tordue par l’humanité impérative de nos propres fantasmes ; elle organisa, avec l’esprit de l’écervelé, l’humeur du caractériel et la responsabilité de l’irresponsable, la trahison du destin français.
Nous avons oublié, si nous l’avons jamais su, combien la guerre de 1870-71 fut terrible. En fait de tragédie qui nous sied, le parti intellectuel préfère bien entendu et sans hésiter l’“affaire Dreyfus” parce qu’il y nourrit en abondance ce symbolisme avec quoi il usurpe en permanence la place de la tragédie, avec une efficacité grandissante à partir de la fracture de la Révolution. La guerre de 1870 fut terrible, quelque chose comme l’étiolement des âmes et l’effondrement des énergies, après l’ivresse de toutes les fièvres trompeuses, dans les premiers instants de la dangereuse illusion – si l’on veut, un reste de La Grande Duchesse de Gerolstein transposé à la guerre, avec la Grande Duchesse jusqu’alors cédant à tout, brusquement prise d’une ardeur guerrière, sans la justesse du jugement pour soutenir l’ardeur ni les outils qu’il faut pour bien faire la guerre.
« Se souvient-on aujourd’hui de la frénésie dont la population fut atteinte ? On se croyait tellement certain de la victoire, écrit Maxime du Camp dans ses superbes Souvenirs littéraires… […] Se rappelle-t-on les défilés de la foule, sur les boulevards, et les cris : “A Berlin !” Les têtes les plus solides avaient le vertige… » Puis tout se précipite, les cervelles d’oiseau emportées par la tempête ; les choses semblent se déliter, la terre s’ouvre sur la béance d’un abysse incroyable et le ciel se ferme comme de l’encre, jusqu’à faire croire à la mort du soleil.
« C’est la nuit et c’est le chaos. Cette guerre, entreprise par un fantôme, est continuée par des ombres. Crémieux succède à Napoléon III, un vieillard tombé en enfance se substitue à un somnambule. La nation crie, pleure, se désespère, déclare qu’elle est innocente et que l’empire seul est coupable. La nation a tort ; elle a eu sa destinée entre ses mains et qu’en a-t-elle fait ? Nous mourrons par hypertrophie d’ignorance et de présomption. »
Ce fut un affreux désastre, ponctué par la discorde civile et les terribles violences et tueries de la Commune. La France perdit ses fils les meilleurs, cela sur le terme plus ou moins long et selon le cours de ses voies impénétrables, par où le poison faisait son œuvre. Cela est comme nous le dit Maxime du Camp, qui nous retient encore pour nous rapporter l’emportement inéluctable de deux d’entre eux, deux écrivains qui ne sont d’aucun parti sinon celui de la gloire de la France, comme deux victimes dont même Otto von Bismarck n’aurait pu rêver mieux, deux pauvres cœurs emportés par une tourmente que nos faiblesses avaient tant favorisée :
« La guerre, la révolution du 4 septembre ont porté à Théophile Gautier un coup dont il a toujours souffert, écrit Maxime Du Camp ; il a traîné, ou plutôt il s’est traîné jusqu’à la tombe, parlant peu et n’ayant plus guère que des regrets… » A peine plus loin, toujours sorti de ses superbes Souvenirs littéraires : « Pour [Gustave Flaubert], comme pour tant d’autres, tout s’était rembruni depuis la guerre. L’ennui le dévorait ; de plus en plus le labeur devenait difficile ; rien ne le contentait plus ; il s’épuisait en ratures… »
Après l’affreuse rossée de 1870, la France doute et chancelle, elle aussi “s’épuise en ratures” ; là nous retrouvons son âme déchirée et si haute… A l’instigation des Français et de la versatilité de leur comportement, la France nous paraît double, passant de la dérision à la tragédie, ou bien étant ceci et cela en même temps. Comme transfigurée, la France apparaît alors dans sa grandeur tragique, humiliée, repliée sur un chagrin qui pourrait être celui de l’Histoire bafouée ; l’on ressent et l’on devine que la Grande Nation, dérisoire et prétentieuse l’instant d’avant, garde des forces profondes et qu’en cet instant elle les exprime complètement. Il est alors tentant, sinon intellectuellement raisonnable, qu’il nous apparaisse manifeste que ces forces, qui s’expriment dans cette France humiliée et dans ces Français transfigurés, de l’exécrable au sublime, témoignent d’une intervention extérieure ; la France en ce moment de l’Histoire, et les Français en l’occurrence de ce même moment, représentent effectivement un parti essentiel dans le grand courant historique qu’on étudie et dont nous accompagnons le développement… Comment expliquer autrement et d’une façon assez haute la filiation entre le sentiment d’une blessure tragique que des Français ressentent alors, et le même élan tragique qu’ils retrouveront durant la Grande Guerre, comme on retrouve un destin ? La nécessité où l’on se croit en général, à cette occasion, de parler de “revanche” apparaît à cette lumière assez accessoire, sinon dérisoire.
La voie de la pensée et de l’intuition françaises dans ces années-là, à partir de 1870 et jusqu’à la Grande Guerre, quand on les pèse à l’aune de leur substance profonde, est si étrangère à la réduction aux clichés arrangeants par leur adaptabilité à la forme simple du slogan sur le nationalisme, la revanche et la ”ligne bleue des Vosges”, dont se délectent nos pauvres âmes et nos connaissances dévoyées pour la fortune de l’écume de nos jours. L’élégance très désinvolte et à peine méprisante de monsieur Remy de Gourmont semble habiller cet écrit, en 1883 ou en 1884, en un temps où il n’est pas encore interdit de fumer mais où l’on savait encore écrire ; voici, en un mot, qui rend compte de ce qui nous paraît bien plus conforme à ce que nous devinons de la réalité à cet égard, pour le sentiment des perspectives de la guerre, de ce côté des Français… « Personnellement, je ne donnerais pas, en échange de ces terres lointaines [l’Alsace-Lorraine], ni le petit doigt de ma main droite : il me sert à soutenir ma main, quand j’écris ; ni le petit doigt de ma main gauche : il me sert à secouer la cendre de mes cigarettes. » Le dandysme à la française est résolument en vogue mais il faut leur pardonner ; que reste-t-il d’autre lorsqu’on a mesuré avec fatalisme ce qu’on perçoit comme le naufrage de la civilisation latine sous les coups de la puissance de l’Europe du Nord, celle des Anglo-Saxons comme celle du germanisme ? Voilà une question qu’il est justifié de poser. Paul Bourget exprime dans Les essais de psychologie contemporaine cette posture de l’esprit abîmée comme devant une fascination dans la contemplation de la décadence des races latines.
Mais la vérité, nous parlons de la vérité la plus profonde, d’une façon figurative mais aussi en réalité, la vérité prend corps et forme subrepticement, en silence et tout au fond des choses, et c’est bien une véritable tragédie française. On devine combien cette situation répond, comme une prémonition, à ce que l’âme de la France entend du surgissement de ses épreuves à venir. C’est un grondement sourd venu de l’Est. Ceci, en effet, pourrait être comparé à la réplique sismique, lugubre et fracassante, de cette tragédie, déjà comme son explication et sa justification monstrueuses, avec son rythme déjà entêtant, son halètement aussi puissant qu’un univers, lorsque commence à monter le grondement de la machinerie allemande qui s’ébranle. Qui a l’oreille fine entend les bruits annonciateurs de la puissance mécanique, qui a l’œil vif voit se tordre les étincelles des prémisses de la brûlante fatalité ; lève le terrible orage de fer et de feu qui va s’abattre sur la terre de France ! Cette esquisse de son destin tourmente la France jusqu’au plus profond de son âme mais ne saisit guère l’esprit de ses citoyens, surtout les plus “intellectuels” parmi eux, – mais c’est une habitude cette démission devant l’adversité ; au contraire, bientôt s’installe, comme si cette France-là était touchée d’une langueur mortelle et d’une atonie de la volonté, un esprit aussi divers qu’il est destructeur dans ses effets, même s’il se veut admirable dans ses intentions ; l’esprit proclame la liberté, affectionne l’esprit critique au point de se condamner lui-même par avance, trouver admirable la pensée allemande – l’école des philosophes allemands est alors au sommet de sa notoriété, ce qui enrage Léon Daudet. Il y a bien sûr “l’affaire Dreyfus”, qui déchire l’intelligence française au nom de la morale ; qui oserait leur suggérer, en ne craignant pas trop l’inquisition suivie du
C’est une France tragique et divisée qui se rapproche de la guerre, sans s’en aviser vraiment mais, d’autre part, au fond d’elle-même, en ne doutant pas une seconde que l’épreuve ne peut être évitée. Plus tard, France déjà entrée en guerre, un homme, un historien des plus classiques et qui se tient à l’écart des emportements des publicistes et des futilités provocatrices des décadents, empoignera pour nous ce courant mystérieux ; Jacques Bainville, le 20 septembre 1914, dans son Journal, 1914, saluant un de ses pairs qui, comme il le décrit pour le collectif, a su conduire un destin individuel qui épouse l’essentiel, avant de mourir, comme il se doit, avec cette balle en plein front, cette tragédie désormais courante. Puis, venant à l’ultime du propos, celui qui relève l’attitude française jaillie des profondeurs, qui se coule en la grandissant dans l’interprétation qui nous attache, nous emporte et rencontre ce que notre raison juge d’essentiel du poids de la transcendance et de l’irrationnel sacrifice de la nation française face à ce qu’elle juge être le déploiement d’un mouvement d’anéantissement de la civilisation, qui ne se réduit certainement pas à l’Allemagne, qui gagnerait sans aucun doute à ne pas lui être identifié, ce à quoi nous nous employons en général, mais qui doit l’être absolument pour ce passage et pour cette Grande Guerre, car c’est bien le cas indubitable. (Le souligné en gras, de notre fait, désigne effectivement le passage qui nous importe principalement.)
« Nous avons appris presque en même temps la mort héroïque au champ d’honneur de Charles Péguy et la destruction de la cathédrale de Reims. Ce Péguy ! Il était avant-hier une espèce de dreyfusard tout à fait vulgaire, un professeur radical-socialiste qui faisait une littérature forcenée. Il ressemblait à Jean-Jacques Rousseau par l’insociabilité, par la farouche vertu. Et puis la mystique du nationalisme l’a saisi. Il s’était retrouvé paysan de France, tout près de la terre, de la glèbe, du sillon. Cet universitaire s’était mis à vénérer sainte Geneviève et sainte Jeanne d’Arc avec la ferveur et la simplicité d’un homme du Moyen Âge. Il était devenu un des mainteneurs et un des exalteurs de la tradition. Il a été de ce mouvement profond, de ce mouvement de l’instinct qui, dans les mois qui ont précédé la guerre, a replié les Français sur eux-mêmes, a conduit l’élite intellectuelle et morale de la nation à des méditations, souvent d’un caractère religieux, sur les origines et l’histoire de la nation...
» Chose étrange que Péguy soit mort d’une balle au front au moment où commençait à brûler la cathédrale où Jeanne d’Arc, pour le sacre de Charles VII, avait mené son oriflamme à l’honneur. La guerre de 1914 fait de beaux symboles… »
Revenons à Modris Eksteins. Le titre de son ouvrage est emprunté, bien sûr, à l’œuvre de Stravinsky, créée à Paris le 29 mai 1913, au théâtre des Champs Elysées ; présentée sans aucun doute comme l’œuvre symbolique, haute et libératrice de l’art devenant total et vital en entrant dans la modernité, l’œuvre qui représente cette modernité qui s’impose avec une énergie venue du fond des temps, qui en restitue le caractère dynamique puissant, l’iconoclasme appuyé, voire affecté, les excès, la force vitale et révolutionnaire, la dynamique implicite et sans doute irrésistible de rupture comme dans un acte de tabula rasa, avec le vertige que la perspective suscite dans l’esprit – en un mot que nous affectionnons et employons, – la dynamique déstructurante de la chose. L’œuvre « représente, explique Stravinsky, la Russie païenne et repose sur une idée unique : le mystère de la grande explosion de la force créatrice du printemps… » Que dire d’autre et que dire de plus sinon qu’elle expose la modernité vitale du monde face à la caricature, à la décadence qu’est devenue une culture de civilisation qui semble au bout d’elle-même, que les Français ressentent si fortement, pour leur grand malheur ? Quel autre lieu pour l’événement, pour la première, que Paris ? Allons donc, il s’avère que cela devrait être le dernier choix à faire. Paris accueille Le Sacre dans un tohu-bohu incroyable, la polémique est d’une vigueur extraordinaire, les invectives, les enthousiasmes débridés, les fureurs, les dénonciations, les sifflets et les applaudissements, l’adoration et les lazzis. On se porte à la défense du Sacre selon le principe de l’originalité et du soi-disant progressisme de l’art ; on le dénonce bruyamment à cause de la cacophonie, des choses incompréhensibles, esthétiquement choquantes. Sans aucun doute, on se bat, sans le savoir pour autant, pour ou contre la déstructuration du monde – échos mondains de choses en effet bien plus sérieuses que les mondanités.
Quel lieu pour l’événement ? Il a bien fallu choisir Paris, parce que c’est Paris certes, et qu’en Europe comment éviter Paris ? Même l’écho de la polémique et les fureurs des adversaires du Sacre ont servi la cause de l’art – et celle du Sacre, après tout. Mais certes, c’est Berlin qui eût dû être choisi.
Modris Eksteins nous instruit de l’extraordinaire modernité de l’Allemagne, dans tant de domaines. Les homosexuels ignorent ce qu’ils doivent à l’Allemagne du Premier Empire pour leur dévoilement et leur affirmation identifiée dans la société. A Berlin, nul n’aurait hésité à déclarer son admiration pour la force de chef d’œuvre de la modernité éclatante dans Le Sacre. Modris nous rappelle combien toutes ces œuvres, ces mouvements, les troupes d’avant-garde étaient accueillis et choyés à Berlin. Il cite ce télégramme de Diaghilev à Gabriel Astruc, le 12 décembre 1912, après la première de L’après-midi d’un faune. Si nous le reproduisons, c’est parce qu’il semble restituer pleinement l’unanimité, l’espèce d’accord absolument collectif, presque discipliné, qui caractérise le sentiment général des grandes classes de la société de l’Empire de Guillaume II. Il s’agit d’une attitude collective, d’une force générale qui soulève une organisation collective, soutenant les forces de la modernité dans tous leurs aspects, s’exaltant pour elles, semblant juger d’elles qu’elles représentent à la fois une vertu esthétique extrême et une grandeur morale et politique qui sont de celles qui fondent une nouvelle ère pour l’avenir ; en même temps, comme le fait sentir le télégramme, et renforçant le sens collectif de la chose, une certaine discipline – revenons sur le mot – remarquablement allemande dans la réaction enthousiaste, une sorte d’exclusion par avance d’une dissidence qui serait inconvenante et incongrue, presque comme un conformisme d’avant-gardisme d’ores et déjà à l’œuvre, puisque c’est bien de cet art-là dont il est question. Dans cette affaire, il faut se garder de ne pas l’oublier, l’art tient une place essentielle, la culture avec lui, et c’est une rencontre d’une grande force et d’une signification extrême.
Diaghilev : « Hier, première triomphale au nouvel Opéra royal. Le ‘Faune’ bissé. Dix rappels. Aucune protestation. Tout Berlin présent. Strauss, Hofmannstahl, Reinhardt, Nikish, tout le groupe de la Sécession, le roi du Portugal, des ambassadeurs et Cour. Gerbes et fleurs pour Nijinski. Presse enthousiaste. Long article de Hofmannstahl dans le ‘Tageblatt’. L’empereur, l’impératrice et les princes viennent dimanche. Longue discussion avec l’empereur qui était ravi et a remercié la compagnie. Prodigieux succès. »
On a vu plus haut ce qu’est l’empire allemand à cette époque, cette puissance et cette modernité qui l’imposent comme le phare et l’aimant de la modernisation industrielle, de la technologie triomphante et intégrée dans la machine économique, avec l’expansion de la puissance motrice, du feu de la production, le rythme, le moteur, la dynamo du monde. L’Allemagne, c’est le machinisme triomphant, et ceux qui viennent applaudir Diaghilev et Nijinski sont les mêmes qui assurent ce triomphe dans leurs bureaux, dans leurs palais, dans les usines de l’Empire, – éventuellement dans les casernes, quand le temps des armes arrive. Toute la modernité se trouve achevée, enfantant enfin sa substance, avec la fusion de ses branches diverses ; les modernités arbitrairement divisées, chacune réduite par l’absence de l’autre, châtrée en un mot un peu rude, soudain les modernités triomphent, se rencontrent, se retrouvent, se rassemblent dans une gerbe, se fondent dans une fusion qui est celle du feu et du choix du feu. L’art, aujourd’hui, en 1912 et en 1914 à Berlin, et pas en 1913 à Paris, l’art a retrouvé le machinisme économique. La modernité est reconstituée en un ensemble cohérent. Cela vaut d’être souligné comme un événement car cela est un événement après près d’un siècle.
Donc, nous parlons de 1825, près d’un siècle plus tôt, et suivons Michel Crouzet (12) nous décrire la rupture de Stendhal avec ce qu’on pourrait désigner comme la “modernité machiniste”, que Crouzet désigne comme “la modernité moderne” (c’est lui qui souligne), par opposition à la “modernité romantique” dont serait Stendhal. Jusqu’alors, Stendhal a marié son sens artistique, son credo libéral et sa proximité intellectuelle et presque affective de l’Amérique sans douleur ni effort excessif. La chose va de soi, et c’est le triomphe de la modernité, qui taille en pièces l’ancien régime, ses privilèges et sa noblesse. Dans ce tableau idyllique, l’Amérique campe la vertu républicaine, presqu’à son train de sénateurs, d’une version qui n’est pas exempte de la vertu romaine des grands moments de la République. Puis l’édifice se craquelle, laisse voir des faiblesses, ses inconsistances, ses trahisons enfin comme autant de miroirs aux alouettes.
“La modernité moderne”, c’est le “parti des industrialistes”, qui prétend que sa modernité à lui permet de tout régenter, y compris la culture, y compris l’art au bout du compte. Cela nous rappelle bien des choses, comme dans une vision prémonitoire, – Berlin, un siècle plus tard, ne dira pas différemment. Stendhal, lui, ne supporte pas cette affaire. Il rompt.
« Les sophismes des industrialistes, qui viennent demander à être admirés et félicités pour leurs millions, et “cet animal de Dunoyer” qui leur donne raison en utilisant l’Amérique, ont amusé et indigné Stendhal et lui ont aussi révélé un très riche gisement de grotesque ; il a cru que son pamphlet (c’est “la comédie de l’époque”, dit-il au même moment), en ridiculisant l’idéologie industrialiste et les industriels, allait trouver, comme ‘Racine et Shakespeare’, comme les textes de Courrier (qui vient d’être assassiné), un large consensus. Grave erreur : il s’oppose au credo fondamental de l’époque. Saint-Simon a eu le coup de génie de voir que l’industrie considérée d’un point de vue historial était l’achèvement des Lumières, ou si l’on veut un langage plus moderne, le point où la pensée métaphysique se réifie et s’abolit dans la pensée de la technique qui occupe et ferme tout l’horizon. “Les Lumières, c’est désormais l’industrie”, a indiqué brillamment H. Gouhier. »
Qu’importent les remous, les Saint-Simon, les salons et autres “Enrichissez-vous !”. Cette rupture stendhalienne marque la rupture du front moderniste issu de la Révolution ; désormais, la “modernité romantique” va s’attaquer à la “modernité moderne”, qui est ce parti des industrialistes qu’elle va plus simplement baptiser, comme vous et moi, “la bourgeoisie”. (Cette sorte d’étiquettes, bien pratique à l’usage, a l’énorme défaut de tromper son monde en suggérant à l’esprit le déplacement vers le champ social, là où se déploie l’espace pour toutes les manipulations idéologiques.) Les romantiques puis ceux qui leur succèdent, bref les artistes, deviennent “antimodernes” en un sens, ils oublient leurs rêves républicains pour dire tout leur mépris de la médiocrité bourgeoise et démocratique, qui est pour l’heure la représentation sociale de la “modernité moderne” du parti des industrialistes. Peu importent les étiquettes dont on les affuble, Stendhal, Balzac, Flaubert, Baudelaire, forment une chaîne aristocratique de l’esprit qui se tient désormais dans le camp adverse de la bourgeoisie, de l’industrie, de l’économie, et de leur démocratie, toutes si arrangeantes pour les affaires, – en deux mots qui en cachent beaucoup d’autres, le camp de la “modernité moderne” des industrialistes. C’est cette continuité moderniste, rompue par Stendhal, que Stravinski, Diaghilev et les artistes de la nouvelle modernité rétablissent en retrouvant le cadre qui leur sied dans cette Allemagne impériale devenue “le phare et l’aimant de la modernisation industrielle”. Les deux partis de la modernité, celui de l’esprit et celui de l’industrie, se sont réconciliés. Ils ont fait cette opération avec l’Allemagne comme creuset, et ils l’ont faite contre la France, contre la “ligne Stendhal-1825” d’un siècle plus tôt. Ainsi retrouvons-nous, au plus haut niveau de l’esprit et même de l’âme, les lignes de force que nous avons identifiées dans les domaines du “climat” de l’Europe de cet avant-guerre, avec France et Allemagne dans les deux camps opposés. L’idylle fortuite et éphémère de Stendhal et du parti industriel, qui suivait exactement celle de Stendhal et de l’Amérique jusqu’à la rupture simultanée dans les deux cas, aussi radicale l’une que l’autre sans aucun doute puisqu’il s’agit de la même, n’était finalement qu’une conséquence finissante du vertige de la Révolution française. Stendhal laisse ce vertige alors qu’effectivement la Révolution française a passé à la Prusse, après Iéna et avant l’Empire allemand, le flambeau du grand courant déstructurant qui nous intéresse. On retrouve cette logique déjà exposée, la trace sublime et terrible de la Grande Histoire qui relie en un trait de feu les deux Révolutions et la Grande Guerre. Plus tard, après que l’heure de l’Allemagne sera passée dans le fer et le feu de la défaite, les artistes modernes devenus postmodernes découvriront l’Amérique ; l’art de l’Amérique deviendra, avec le soutien amical et généreux de la CIA, l’art postmoderne et industriel par excellence ; symbole américaniste garanti, Jackson Pollock, qui s’invente une jeunesse de cowboy, boit comme un trou et roule des mécaniques, et peint ses toiles jetées par terre en dégobillages de tubes de couleur, exactement comme Michel-Ange, on vous l’assure, peignait la Sixtine, – en mieux, c’est-à-dire, puisque Michel-Ange c’était au plafond…
« Quand on voit […] à quel point le niveau de l’art s’est amélioré depuis cinq ans, avec l’émergence de nouveaux talents si débordants d’énergie et de bonheur comme Arshile Gorky, Jackson Pollock, David Smith [...] alors la conclusion s’impose, si grande que soit notre surprise : l’avant-garde de l’art occidental a fortement émigré aux Etats-Unis, avec le centre de gravité de la production industrielle et du pouvoir politique. » (13)
Entre-temps et parallèlement, des artistes américains moins tonitruants d’américanisme, et même au contraire, viennent, eux, à Paris, effectuant le trajet inverse. Il pourrait se dire qu’ils viennent chercher autre chose que la modernité, plutôt l’anti-modernité dirions-nous – mais, comme l’on dit, ceci est une autre histoire – on la retrouvera plus loin. Nous avons déroulé le fil rouge dont la coutume nous fait croire qu’il est sublime, celui de l’art, celui dont on pourrait croire qu’il échappe aux tortueuses entreprises qu’on croit humaines, qui y succombe pourtant parce qu’il s’agit de l’histoire qui submerge et emporte tout. Stendhal repoussant la modernité lorsqu’elle devient le “parti de l’industrie”, malgré les slogans qui enivrent plus qu’ils n’instruisent si l’on y prend garde, – « les Lumières, c’est désormais l’industrie », – Stendhal semble bien refléter l’attitude profonde de la France, abandonnant la folie déstructurante de la Révolution, retrouvant son goût de l’harmonie, sa fonction d’équilibre, et l’on croirait l’art sauvé de l’illusion moderniste ; un siècle plus tard, l’art qui fait tous ses délices du rythme moderniste et mécaniste de “Chicago sur Spree”, qui cède finalement à la même illusion moderniste, entérinant la terrible évolution déstructurante de notre civilisation, l’art capitule devant cette ivresse moderniste dont Stendhal s’est débarrassé comme d’une peste… Cette parabole artistique qui est aussi historique, il s’agit du miroir sarcastique de la dynamique historique que nous tentons de décrire ; elle nous permet d’en comprendre l’universalité, la puissance, la force irrésistible, et de justifier enfin l’hommage bien ambigu que nous rendons à cette dynamique en la hissant sur le pavois du symbole de l’humanité enfin triomphante, pour pouvoir mieux trébucher et se précipiter dans un trou noir, sans fond, soudain béant. Ainsi la Grande Guerre se découvre-t-elle et s’avance-t-elle vers nous, terrible et mystérieuse.
En vérité, la Grande Guerre a un seul visage, qui la définit tout entière, et c’est celui de Verdun. Les autres morts, les autres victimes et les autres héros savent bien qu’en parlant de Verdun, personne ne leur ôte rien de ce qui leur est dû, et moi-même n’ai pas le moindre doute ni ne me charge du moindre remords à ce propos. Trouvez-lui à ce visage, si cela vous sied, dans les orbites vidées d’un crâne fracassé et les gémissements de la chair martyrisée, les signes des théories qui vous enivrent aujourd’hui, saisissez ainsi l’occasion de votre leçon de morale, de votre catéchisme, et proclamez enfin, comme ils font si souvent devant les champs apaisés de la bataille, que tout cela “n’a pas de sens” ; vous n’êtes pas de mon parti ni de mon état d’âme, et il s’avère par conséquent que je parle d’un Verdun que vous ne connaissez pas et que vous ne rencontrerez jamais. Pour moi, Verdun hurle la Grande Guerre, et la terrible bataille donne tout son sens à cette guerre. Sorti de la visite des champs de la bataille, vous n’en doutez plus une seconde : tout cela, toute cette horrible tuerie qui vous glace les os, – tout cela a un sens, et il s’agit d’un sens terrible et bouleversant, le néant de l’entropie vu au fond des yeux, et bienheureusement arrêté un instant. (14) Il n’est alors pas temps de se défausser du jugement tragique une fois que l’émotion sublime vous l’a suggéré ; lorsque vous avez ressenti cela dans votre chair, c’est-à-dire dans votre âme, il faut n’avoir de cesse de l’expliquer à ceux qui vous accordent leur attention.
Lorsque Paul Valéry, accueillant le maréchal Pétain à l’Académie Française en 1931, dit dans son discours de rigueur cette phrase fameuse qui enlumine tous les musées consacrés à la chose : « Verdun, c’est une guerre toute entière insérée dans la Grande Guerre », il a raison, mais je crois qu’il ne va pas au bout de cette pensée. Verdun, la bataille, est si complètement insérée au cœur de la Grande Guerre et si complètement autonome pourtant, si spécifique, ses dimensions, son déchirement, sa grandeur tragique, son sens enfin, sont si éclatants qu’ils finissent par contenir et absorber le reste, et alors Verdun est la Grande Guerre. Comme la guerre elle-même, comme nous avons commencé à la définir, Verdun est une bataille “révolutionnaire”, où, miracle parfait, les structures de résistance à la révolution qui avance en écrasant tout et en réduisant l’univers à l’entropie (pourrait-on inventer le néologisme d’“anthropie” ?) font face victorieusement ; la “révolution”, certes, lorsque nous parlons de la ferraille hurlante, de ces millions d’obus allemands qui, dès les premières heures, devaient, en réduisant à néant les structures du monde, tout emporter jusqu’à l’entropie réalisée, jusqu’à l’oubli définitif dans la nuit des temps et dans le fond des abysses de l’univers du monde ordonné qui avait existé auparavant. Il se trouve, nous l’avons déjà écrit et devons le répéter sans cesse, qu’à cet instant l’Allemand c’est la modernité et le progrès, – et voilà que cela doit laisser à penser, – à propos de la modernité et du progrès, bien plus que de l’Allemand…
Je considère les acteurs de “la plus grande bataille de tous les temps”, donc de la Grande Guerre per se, déloqués de leurs défroques arrangeantes, débarrassés des étiquettes qui conviennent aux réductions des esprits policiers, quittes des andragogues qui formatent dans le bon sens nos esprits dispersés, qui veillent à la discipline dans les rangs ; je ne m’intéresse guère aux nationalités, encore moins à leurs soi-disant “nationalismes” qui rencontrent les préoccupations des bistrots chics ; je prends les acteurs comme des êtres soudain sublimés pour figurer dans une bataille paroxystique de l’affrontement ultime à l’intérieur d’une civilisation qui a chu et qui a pris l’espèce entière dans ses rets. A cette lumière se mesure la grandeur de cette bataille, et il se justifie qu’on la prenne pour la Grande Guerre elle-même, la Grande Guerre “tout entière” rassemblée dans cet événement sublime et eschatologique, et sublime parce qu’eschatologique. Il se passe qu’à Verdun on se compte, sur l’autel d’une crise qui doit nous apparaître comme inouïe, qui passe sans aucun doute tout ce qui a pu être pensé, et même imaginé en matière d’explications convenues. Que m’importe s’ils ne rendent compte de rien de cela, ces acteurs ; l’homme n’est pas sur terre pour nous instruire de la raison qu’il a d’être sur terre, mais pour vivre cela intensément, et même s’il s’agit de mourir, mourir alors. Il y a dans ce destin, une fois qu’il s’impose à nous et qu’il s’avère inéluctable, quelque chose de grandiose et il y a l’essentiel de cette tragédie qui justifie que l’histoire soit autre chose que le récit consentant des apparences passées, entretenues pour pouvoir servir nos desseins présents.
En proposant que la Grande Guerre soit contenue, définie, concentrée dans Verdun seul, on ne la “réduit” pas malgré l’apparence quantitative, on l’élève à l’appréciation qualitative qui convient. Verdun en soi résume comme le ferait une épure le jugement que Guglielmo Ferrero portait au printemps 1917, alors que Verdun venait de s’achever, sur l’affrontement entre “idéal de perfection” et “idéal de puissance” ; et il parle, au fond, comme si tout était dit, comme si, effectivement, Verdun avait suffi pour exprimer toute la tragédie et toute la signification profonde de toute cette guerre ; et il nous signifie qu’il importe déjà d’en tirer la leçon et de comprendre que rien n’est fini, qu’au contraire elle, cette bataille devenue cette guerre, ouvre le paroxysme de la grande crise de la civilisation qui vient jusqu’à nous…
« L’idéal de perfection est un legs du passé et se compose d’éléments différents, dont les plus importants sont la tradition intellectuelle, littéraire, artistique, juridique et politique gréco-latine ; la morale chrétienne sous ses formes différentes, les aspirations morales et politiques nouvelles nées pendant le XVIIIe et le XIXe siècle. C’est l’idéal qui nous impose la beauté, la vérité, la justice, le perfectionnement moral des individus et des institutions comme les buts de la vie ; qui entretient dans le monde moderne la vie religieuse, l’activité artistique et scientifique, l’esprit de solidarité ; qui perfectionne les institutions politiques et sociales, les œuvres de charité et de prévoyance. L’autre idéal est plus récent : il est né dans les deux derniers siècles, à mesure que les hommes se sont aperçus qu’ils pouvaient dominer et s’assujettir les forces de la nature dans des proportions insoupçonnées auparavant. Grisés par leurs succès ; par les richesses qu’ils ont réussi à produire très rapidement et dans des quantités énormes, grâce à un certain nombre d’inventions ingénieuses ; par les trésors qu’ils ont découverts dans la terre fouillée dans tous les sens ; par leurs victoires sur l’espace et sur le temps, les hommes modernes ont considéré comme un idéal de la vie à la fois beau, élevé et presque héroïque, l’augmentation indéfinie et illimitée de la puissance humaine. […]
» C’est pour cette raison surtout que la guerre actuelle semble devoir être le commencement d’une crise historique bien longue et bien compliquée. Cette immense catastrophe a montré au monde qu’il n’est pas possible de vouloir en même temps une augmentation illimitée de puissance et un progrès moral continuel ; que tôt ou tard le moment arrive où il faut choisir entre la justice, la charité, la loyauté, et la force, la richesse, le succès. »
On nous instruit de la Grande Guerre, au long des jours ternes et effrayants de notre temps oppressant, en termes savants sans aucun doute, avec tant de détails, de précisions, de données irréfutables et scientifiques, mais enfin, au bout du compte, comme on compose une image d’Epinal ; la complexité de la composition n’empêche pas la naïveté, et éventuellement la duplicité si l’on insiste pour baptiser “science historique” cette naïveté. L’image obtenue s’arrange bien pour nous confirmer le catéchisme qui nous sert de description de notre temps présent, de ses certitudes et de ses prétentions ; oui, c’est effectivement le cas ; la Grande Guerre comme nos historiographes scientifiques et vertueux la voient pour nous, et comme nous la voyions par conséquent avant de nous reprendre, correspond exactement à ce qui est nécessaire pour que nos grands choix présents de conception du monde, je dirais même nos grands choix de perception du monde comme si la perception était une chose que l’on choisit, se trouvent parfaitement confirmés. Le passé arrangé à cette sauce nous enferme dans une prison de l’esprit, condamnés à connaître du temps présent ce qu’on nous autorise aujourd’hui à en savoir ; et nous voilà conduits à choisir entre la liquidation spirituelle de l’opprobre et de la censure accusatrice si nous émettons quelque doute, et le camp de rééducation de l’idéologie régnante pour le reste. Leur interprétation de ce passé-là enferme notre interprétation du temps présent comme jamais aucune foi ni aucune idéologie ne le firent auparavant. Insurrection et résistance contre cela sont les choses à faire, et rien d’autre. (Moi-même, qui écris cela, qui m’insurge et résiste, qui doute parfois, également. C’est pour cette cause aussi que ce livre est écrit, pour dire que qu’insurrection et résistance sont aujourd’hui du domaine vital, et que le doute n’est là que pour témoigner de la faiblesse et de l’incertitude humaines, de la difficulté qu’il y a parfois à maintenir cette résolution pourtant si nécessaire.)
La Grande Guerre est un événement inéluctable et inévitable. Son embrasement ouvre la crise de l’Age du feu. « [L]a guerre actuelle semble devoir être le commencement d’une crise historique bien longue et bien compliquée… », écrit Ferrero. La Grande Guerre a fait éclater le monde civilisé, qui était de plus en plus écrasé, compressé horriblement, dans le cadre de la machine du progrès et de la technologie qui installe son empire. La globalisation était en place avant la Grande Guerre ; ses épigones nombreux ne cessent de nous le rappeler pour en suggérer la pérennité presque comme si c’était la nature du monde, après avoir pris la précaution d’affirmer péremptoirement, comme en passant et comme si la chose allait de soi, que la Grande Guerre ne fut qu’un accident absurde et obscène qui n’aurait pas dû avoir lieu, dont cette même globalisation se lave les mains. « C’était une époque où les capitaux circulaient librement, comme les personnes et les biens, écrit le professeur américain Fromkin de l’université de Boston, comme s’il redécouvrait le paradis perdu. Une remarquable étude actuellement en cours, sur le monde de l’an 2000, nous apprend que la mondialisation [c’est une faute d’interprétation fondamentale encore plus que de traduction : nous dirions “globalisation”] était plus généralisée avant 1914 qu’elle ne l’est de nos jours » (15) Le bonheur au plus près, dirait-on en termes de marine à voile et de lampe à huile.
Las, on ne sépare pas, sinon pour céder à l’arbitraire de la théorie, deux dynamiques globales aussi imbriquées l’une dans l’autre, aussi mère et fille, et sœurs jumelles. En même temps que la globalisation et dans son cadre, dans sa dynamique et conformément à sa dynamique, se développait une brutale expansion, disons même une explosion de la modernité, comme une métastase touchant tous les domaines de l’activité et de la pensée humaine. L’esprit progresse au rythme de ce qu’il croit créer. La globalisation est bien le schéma déstructurant du temps de paix de l’âge du choix du feu, qui se décrit mieux par le besoin de rupture déstructurante que par toutes les descriptions poétiques faites à propos de la concorde universelle. Les grandes inventions de la deuxième moitié du XIXème siècle, jusqu’au tournant du XXème, – le développement du chemin de fer, du bateau à vapeur, de l’automobile, bientôt de l’avion, de l’électricité, etc., – ponctuent le progrès du tintamarre extraordinaire et bouleversant de l’explosion technologique qui les accompagne. Les jeunes puissances industrielles donnent ainsi, par les outils qu’elles se créent elles-mêmes au service de leur dynamique déstructurante, un sens terrible à l’“idéal de puissance” que mentionne Ferrero, – et l’on parle ici, le lecteur s’en doute, des Etats-Unis et de l’Allemagne, bien plus que des autres. L’idéale et idyllique globalisation était en place et les conditions de l’explosion de la Grande Guerre se développaient naturellement, comme on l’a vu, dans ce premier cas avec la “chaudière” allemande au centre de l’Europe avant d’en venir à d’autres occurrences. La Grande Guerre est également l’enfant incontestable de la globalisation, en ceci que ce processus déstructurant par essence ne cesse d’accumuler les tensions encore dissimulées qu’il suscite, exactement comme l’on bande un arc, comme l’on accumule l’énergie contenue dans la torsion d’un filin encore retenu dans un cadre contraint ; enfin le cadre cède et la rupture survient, comme un torrent, comme un barrage soudain brisé. La Grande Guerre est cette rupture, première crise paroxystique de la globalisation enfantée par le choix du feu. On comprend évidemment qu’elle est pour nous, dans notre temps de crise, l’événement du passé qui est le plus directement lié à nous, qui nous précède et nous annonce, qui est déjà nous et notre crise.
Les hommes de grand esprit qui vécurent cela, de Ferrero à Valéry, comprirent aussitôt l’événement de la Grande Guerre dans ce sens. La génération qu’ils annoncent, de 1919 à 1933, le comprend également dans ce sens et se lance dans l’examen des causes et des racines de la chose. Les clercs et les cafards, eux, se sont empressés depuis de tenter de réduire ce même événement aux catastrophes qui suivirent, en l’en faisant dépendre étroitement, en lui déniant tout sens sinon celui que, rétrospectivement, selon la rengaine de leur XXème siècle exécuté à partir de leur partition bien connue, on pourrait lui donner ; ce “sens autorisé” de la Grande Guerre est réduit à l’alternative – la boucherie honteuse qui porte la marque infamante des nationalismes ou l’absurde boucherie qui n’a pas de sens. Laissons clercs et cafards à leurs luxueux séminaires et poursuivons.
(1) Extrait des Âmes de Verdun, Philippe Grasset, photos de Bernard Plossu et de Michel Castermans, éditions Mols, 2008.
(2) From Dawn to Decadence, Jacques Barzun, 2000, éditions Harper Collins.
(3) Aventure, Bonaparte en Italie, Gugliermo Ferrero, Plon, 1936.
(4)
(5) Le choix du feu – Aux origines de la crise climatique, Alain Gras, Fayard, 2007.
(6) La grande transformation, Karl Polanyi, cité par Naomi Klein, La stratégie du choc, Actes Sud, 2008.
(7) Crutzen-Stoermer font cette proposition de manière formelle dans The ‘Anthropocene’, Global Change. IGBP Newsletter, 2000, 41, p.17-18. (Le premier emploi de ce néologisme pour désigner une nouvelle ère géologique daterait de 1992, dans un livre de Revkin, Global Warming, page 55.)
(8) Les Antimodernes, op.cité.
(9) L’Allemagne au temps du réalisme, De l’espoir au désenchantement, 1848-1890, Jacques Le Rider, Albin Michel, 2008.
(10) Le sacre du printemps, Modris Eksteins, Plon, 1989.
(11) Heurs et malheurs des Français, Jacques Bainville, Nouvelle Librairie Nationale, 1915.
(12) Stendhal et l’Amérique, Michel Crouzet, éditions de Fallois, Paris, 2008.
(13) Citation du critique d’art Clement Greenberg, dont on nous dit qu’il buvait autant que Pollock. La citation est de 1948 et figure dans le livre Qui mène la danse ? – La CIA et la Guerre froide culturelle, de Frances Stonor Saunders, Denoël, 2003. Le livre détaille effectivement les innombrables interventions, en général indirectes, notamment sous la houlette de James Jesus Angleton qui dirigeait les services de contre-espionnage de la CIA mais qui était aussi amateur d’art, en faveur de nombre d’artistes américains, et surtout les plus américanistes d’entre eux, les plus avant-gardistes, les “expressionnistes abstraits” dans lesquels, selon Stonor Saunders, l’establishment washingtonien et la CIA voyaient une « idéologie spécifiquement anticommuniste, l’idéologie de la liberté, de la libre entreprise. Non figurative et politiquement silencieuse, c’était l’antithèse du réalisme socialiste. C’était le type d’art que les Soviétiques abhorraient. Mais c’était davantage. C’était, disaient ses défenseurs, une intervention explicitement américaine dans les canons modernistes. »
(14) Voir Les âmes de Verdun, op. cité.
(15) Dans Le dernier été de l’Europe, David Fromkin, Grasset, 2007. (Cité dans Les âmes de Verdun, op. cité).