Notes sur la transversale Baltimore-Damas

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Notes sur la transversale Baltimore-Damas

4 mai 2015 – Les évènements de Baltimore ont achevé de nous le signifier. Il existe désormais une crise structurelle directement et constamment manifestée par une chaîne crisique de troubles, – qualifiée, selon le point de vue et les interprétations intéressées, de “manifestation”, de “revendications”, d’“émeutes”, d’“insurrection larvée”, etc.

Le Système s’active pour imposer son explication : le racisme. Démarche difficile, parce qu’elle met en cause le principal outil de soutien du Système, dans un vaste projet de militarisation des forces policières de maintien de l’ordre. Pour s’appuyer avec confiance sur un appareil policier conséquent et considérable, on ne peut en même temps le dévaloriser, voire le “démoniser” en l’accusant de tous les vices et notamment du vice suprême de racisme, par quoi il serait la cause de la perte de contrôle de la population alors qu’on attend de lui qu’il affermisse et pérennise ce contrôle. Par conséquent, le Système n’est pas à la fête.

D’un point de vue plus juste, selon notre affirmation sans ambages et contre la narrative que veut imposer le Système, nous jugeons que l’explication du racisme de la police, – même si ce racisme existe évidemment, voire qu’il soit favorisé pour accentuer les divisions au sein de la population qui sont un des atouts du Système, – est non seulement incomplète mais volontairement réductrice. En débattant sur le racisme, on écarte les problèmes fondamentaux que cause le Système, comme la situation économique catastrophique, la pauvreté, l’inégalité sans précédent dans l’histoire, une angoisse et une colère impuissantes collectives qui minent les psychologies et conduisent à mettre en cause tous les attributs de cette civilisation-là, – dito, notre contre-civilisation, dito le Système. Cette tactique (le racisme comme cause centrale sinon exclusive) est d’ailleurs universelle dans tous les pays du bloc BAO... C’est à ce point qu’on ferait de cette tactique une stratégie, et une stratégie également exclusive ; au fond, rien d’autre que le racisme pour explication de toute la foultitude de crises que nous affrontons.

Cette démarche grossière et primaire, schizophrénique et paranoïaque, et également désespérée, mesure l’état du Système et son repli sur une défensive haineuse et marquée de l’anathèmes comme argument central. Le phénomène du racisme ne doit pas être écarté, mais plutôt comme effet que comme cause ; ainsi, il ne doit pas masquer le reste, c’est-à-dire tous les effets catastrophiques dont il (le racisme) fait lui-même partie, que le Système nous impose avec son propre processus d’effondrement, cause ontologique de toutes les crises.

Le JSF contre Baltimore : pas photo...

Pour commencer, signalons une symbolique significative : alors qu’on se déchaînait dans les rues de Baltimore, la Chambre du Congrès des États-Unis votait $3 milliards de crédit de plus pour le budget annuel que le Pentagone demandait pour l’année fiscale 2016. Une partie de cet argent financera l’achat de quelques JSF supplémentaires. Par contre, aucun crédit supplémentaire, de quelque ordre que ce soit, n’est prévu pour la ville de Baltimore, – l’idée même de la chose clouerait de stupéfaction le parlementaire US de base. (Signalons que la situation budgétaire de Baltimore est au bord de l’effondrement ... So what ?) ... Par conséquent, – l’ordre-JSF règne aux USA et le désordre dans les rues de Baltimore.

Sur The Intercept, ce 30 avril 2015, Lee Fang publie un article sur ce thème : «Demonstrators in the streets of Baltimore are calling for police reform and economic revitalization in their city, but Washington isn’t listening. Lawmakers have had other things on their mind, namely rewarding their donors by increasing spending on defense. This week, Congress moved to increase spending on weapons programs by $3 billion beyond what the Pentagon requested.»

Effectivement, le Congrès a fait son choix : plutôt quelques JSF de plus que quelque progrès que ce soit dans les rues dévastées de Baltimore. Le JSF sera produit à tout prix, – c’est le cas de le dire, – alors qu’il ne parviendra jamais à être le dixième, voire le centième de ce qu’il promettait d’être, alors qu’il constitue déjà et ne cessera de constituer, jusqu’à la complète impuissance et incapacité, la plus grande catastrophe budgétaire et opérationnelle du système du technologisme. Le GAO (la Cour des Comptes US) reconnaissait son impuissance à imposer son évaluation et s’en lavait les mains en “recommandant” au Pentagone, le 14 avril 2015, d’en venir simplement à l’évidence de ses propres évaluations qui ne manqueraient évidemment pas de recommander l’abandon du programme («GAO is not making recommendations today, but has made a recommendation for DOD to conduct an affordability analysis of the program’s current procurement plan that reflects various assumptions...») ... Ce que le Pentagone ne fera jamais, bien entendu, puisque le JSF est devenu, comme une de ces gigantesques banques pourries, à la fois l’emblème du Pentagone et un programme, également pourri, too big to fall.

... En attendant, Baltimore peut continuer à s’agiter, si cela lui chante.

Les policiers inculpés

En fait, il semble qu’un élément pourrait laisser penser que la dynamique activant les troubles à Baltimore serait sur le point de cesser, dans tous les cas selon les normes de cette sorte d’évènements, – si l’on était dans des “temps normaux”, des temps de normes. Les six officiers de police impliqués dans la mort de l’Africain-Américain Freddie Gray ont été inculpés d’“homicide involontaire” par la procureure de l’État Marilyn Mosley. Peu après, le syndicat de la police de Baltimore répondait à cette inculpation en demandant la nomination d’un procureur spécial, pour examiner le cas des policiers, estimant que l’enquête serait entachée d’impartialité à cause de “conflits d’intérêt” (Mosley est la femme d’un politicien de Baltimore dont l’avenir dépend des électeurs de la ville et elle a des relations personnelles avec l’avocat de la famille de la victime). Mosley leur répondait sur le même ton d’une brutalité et d’une arrogance extrêmes qu’elle avait employé pour annoncer l’inculpation. (Tout cela sur ABC.News, le 2 mai 2015 et RT du 2 mai 2015.) :

«To those of you who wish to engage in brutality, misconduct, racism and corruption, let me be clear : there is no place in the Baltimore City Police Department for you... [...] I can tell you that the people of Baltimore City elected me, and there’s no accountability with a special prosecutor. I can tell you that, from day one, we independently investigated ‒ we’re not just relying solely on what we were given from the police department. Period.»

Manifestement, l’intervention de Mosley, – extrêmement rapide, dans un complet renversement d’orientation de la direction de Baltimore, – signifie que cette direction, quasi-exclusivement faite de politiciens démocrates Africains-Américains, a décidé de jouer à fond la carte de la solidarité communautariste avec les Africains-Américains, la carte anti-répression policière... Certains diraient-ils la “carte raciste anti-blanc” ? Sauf que, dans le cas qui nous importe, trois des six policiers inculpés sont Africains-Américains.

Dans tout cela, on reste absolument à l’intérieur du Système. Mosley, une jeune Africaine-Américaine d’à peine la trentaine à la voix furieuse, a choisi le flux du populisme noir. Il y a 99% de chances pour qu’elle soit la déléguée de circonstance des 1% représentant le Système, – et 1% de chances qu’elle soit le “chevalier blanc”, – ou plutôt le “Robin des Bois” de Baltimore, question de couleur, – qu’attendent les 99% victimes du Système.

• La situation à Baltimore, près l’inculpation des six officiers de police, a été marquée par une manifestation samedi après-midi saluant la nouvelle comme une victoire. Dans la nuit, et alors que le couvre-feu (22H00) continuait à être en vigueur, on a vu une cinquantaine d’adolescents installés pacifiquement sur un terrain gazonné, protestant contre le couvre-feu et demandant son abrogation, avec l’intention manifeste de ne pas le respecter. Les jeunes manifestants pacifiques étaient entourés de plusieurs centaines de policiers lourdement armés, soutenus par des détachements de policiers à cheval et divers éléments blindés. Finalement, les protestataires furent évacués, et certains arrêtés. Dans une émission du 2 mai 2014 de la chaîne TV NTRR, qui assura une intense couverture des évènements, le rédacteur en chef de TRNN Paul Jay, lors d’un débat, s’étonnait de cette extraordinaire tactique, qui poursuivait d’autres occurrences du même genre, où l’importance des forces de police militarisée et déployée presque comme pour une opération de guerre ne pouvait constituer autre chose, – et le résultat fut toujours celui-là, – qu’une tactique conduisant à l’aggravation de la situation par le sens de la provocation qu’elle introduisait. Le sujet du débat était «Le couvre-feu de Baltimore est-il une répétition générale de la loi martiale?», et la réponse de Paul Jay (et d’autres participants au débat) fut qu’il s’agissait exactement de cela. (Finalement le couvre-feu a été levé hier, sur décision de la maire de Baltimore, – opération terminée.) ... Dans tous les cas, il semble assez probable que les remous vont continuer, à Baltimore ou ailleurs certes, au gré des circonstances.

Confusion des arguments

La confusion entoure cette affaire des troubles de Baltimore, entre l’argument du racisme et l’argument de l’action du Système dans tous ses composants. On peut en avoir une idée avec trois interventions que nous présentons ci-dessous.

• Michael Moore, sur son tweet, a proposé de libérer tous les prisonniers Africains-Américains des USA (et également 50% des prisonniers blancs, au cas où...), de désarmer tous les policiers et d’interdire la vente d’armes (voir Sputnik.News, le 1er mai 2015). Il dénonce la militarisation de la police en se référant aux Pères Fondateurs qui étaient opposés à toute armée nationale, oubliant que ces mêmes Pères Fondateurs étaient absolument partisans, comme un des droits fondamentaux, de la libre disposition des armes pour les citoyens. Même si le caractère de provocation clownesque de la réflexion ne peut être mis en doute, la logique reste là, et elle est fautive : la référence aux Pères Fondateurs indique qu’on continue à raisonner à l’intérieur du Système et qu’on en est donc le prisonnier, même pour plaisanter et pour afficher un “esprit libre” ; l’on peut donc craindre que cet “esprit libre” soit celui de JeSuisCharlie qui, s’il est plein de bonnes intentions, ne ferait pas de mal à une mouche du Système.

• Ron Paul, le libertarien ennemi absolu de l’interventionnisme public, représentant le Sud (le Texas), personnage emblématique que certains, à gauche, ont accusé de racisme, etc., Ron Paul tient, dans son camp, un discours parfaitement antiSystème en soutenant qu’un facteur très important des événements est sans aucun doute les conditions catastrophiques de la situation économique et sociale, alimentant les rancœurs, les récriminations, et donc le racisme. (Voir Infowars.com, le 30 avril 2015.) :

«We know about the militarization of the police and their overreaction in the drug war. We also noticed that some people who are on the receiving end of excessive police force are overreacting too and people can get pretty nervous about that as well, but the big, overwhelming thing that drives the problem in the inner city is back to economics. If we had a thriving economy, the problems in the inner city wouldn’t be there, but when you have an entitlement system, Keynesian economics and the Federal Reserve fixing it up for the rich to get richer and the remaining part of the middle class, the upper middle class that might be remaining, the rich even go after them to tax them to try and keep this [system] going...»

• Dans une interview pour ITV.press, le 23 janvier 2015, le docteur Short, membre de la Black Autonomy Network Community Organization, résumait bien l’ambiguïté de la situation en introduisant dans ses déclarations des cas flagrants de contradiction... «il est intéressant de voir que ce président verse des larmes de crocodile dans son message sur l’état de l’Union sur les peuples de France et de Norvège [après les attentats terroristes islamistes de ce mois de janvier 2014] mais qu’il n’en fasse jamais autant pour les Africains-Américains qui meurent par milliers parce qu’ils sont le peuple avec le plus fort taux d’incarcérés dans les prisons qu’aucun autre peuple sur terre. Cela montre simplement la poursuite de l’état d’apartheid qui fonctionne et se poursuit, que le président soit noir et blanc, que le ministre de la justice soit noir ou blanc : les flics continueront à tuer ... Notre système punit les gens à cause de la couleur de leur peau. Les USA violent systématiquement les droits de l’homme. Ils pratiquent l’apartheid contre les Africains-Américains...»

Selon nous et contrairement à ce que Short affirme, le Système ne pratique pas l’apartheid parce qu’il est raciste ; il pratique l’apartheid parce que l’apartheid est un produit des restes d’un racisme structurel que ce même Système entretient en exacerbant les sentiments de ses divers acteurs, pour enfin utiliser cette exacerbation comme diviseur d’une opposition potentielle d’union des communautés. (L’exacerbation des “restes [de ce] racisme structurel” se fait en utilisant la communication, avec une narrative affirmant qu’il n’y a plus de racisme aux USA, et en forçant à la comparaison de cette fiction avec la vérité de la situation.) Cette union, en s’appuyant sur sa lutte antiSystème, transcenderait le racisme et briserait le système d’apartheid en rétablissant un communautarisme tempéré donnant à chaque communauté ses vraies responsabilités.

Le “complot” de la fédéralisation des forces de répression

Comme on l’a vu plus haut, il existe un fort soupçon de l’utilisation de évènement de Baltimore pour le déploiement, l’entraînement de forces de police qui devraient agir désormais dans un cadre différent, – un cadre où elle sont équipées comme des forces militarisées au service de la direction d’un pays qui entretient désormais un soupçon systématique à l’encontre de sa population qu’il considère comme si étrangère à lui qu’elle en serait devenue hostile et ne chercherait qu’à la renverser. On dirait que ce soupçon est si fort, ses effets si visibles, qu’il finit par faire naître chez ceux qui sont ainsi concernés, – les citoyens américains, – l’idée que l’objet de ce soupçon, qui est la possibilité d’émeutes insurrectionnelles générales de la population civile, n’est peut-être pas infondée. Ce serait le cas paradoxal où les précautions prises contre un danger hypothétique plutôt né dans les psychologies exacerbées par une sorte de paranoïa de ceux qui jugent en être les plus menacés, – les fameux 1% face aux 99% restants, – finissent par créer ce danger et cette menace. Par ailleurs, on retrouve bien là la tendance du Système, qui n’est pas pour rien dans ce processus, tant s’en faut, à agir en surpuissance jusqu’à créer les conditions de son autodestruction.

Mais il y a plus, car ce processus n’est ni théorique ni erratique, mais d’ores et déjà structuré. On voit par ailleurs (le Bloc-Notes de ce 4 mai 2015) une analyse détaillée, à partir d’évènements spécifiques durant les troubles de Baltimore, d’un processus général qui a déjà pris une forme institutionnelle. Il s’agit de la volonté supposée, et déjà bureaucratisée sous la forme d’une initiative de l’administration Obama, la Task Force on 21st Century Policing qui explore et recommande la “fédéralisation” des PD (Police Departments) des grandes villes et des États de l’Union dans le pays. Cette centralisation des polices locales en un organe unique, centralisé au niveau fédéral, constituant si l’on veut au niveau opérationnel une sorte de “bras armé et répressif” du FBI ou du DHS (ministère de la sécurité intérieure), serait évidemment perçue comme un pas décisif vers la mise en place d’une police répressive, par ailleurs surarmée et militarisée, transformant le “centre” fédéral en un véritable État policier.

Or, tout cela représente un grave danger pour le “centre”, pour le Système, que son processus de surpuissance aveugle jusqu’à lui dissimuler les dangers pour lui-même qu’il crée de cette façon. Actuellement, le mouvement de contestation, dont l’interprétation est qu’il s’agit d’une protestation des Africains-Américains contre le racisme et les brutalités de la police, est considéré avec méfiance sinon hostilité par les forces populistes de droite, en majorité blanches et en majorité républicaines, qui sont hostiles certes à la direction politique centralisée, mais également dans ce cas, aux minorités ethniques, surtout Africaine-Américaine, et par conséquent inclinées à soutenir la répression policière ou dans tous les cas à observer une position neutre. Par contre, si ces forces policières sont perçues comme devant être regroupées en un ensemble fédéralisées, ces forces populistes blanches et républicaines, changeant d’“ennemi principal”, basculent complètement et retrouvent leur tendance historique et fondamentale d’hostilité à un “centre” fort. Dans ce cas, elles trouvent confirmé leur soupçon que la militarisation des forces policières prépare un État policier centralisé, appuyé sur l’état d’urgence, qui est leur plus grand ennemi possible. Par ce simple déplacement de la priorité des dangers, ces forces populistes blanches et de droite se retrouveraient aux côtés de la contestation noire face à la police “fédéralisée” devenue un instrument d’oppression contre toute la population et l’on verrait se former un front antiSystème, – justement, ce qui est le cauchemar de Washington et du Système : l’union populiste des Noirs et des “petits Blancs” contre un système centralisé oppressif.

... Et rien ne semble devoir arrêter la tendance paranoïaque du Système à centraliser son oppression policière, et surtout pas la réalisation que ce faisant, il réalise le cauchemar qu’il a toujours voulu éviter, – l’union des forces populaires antiSystème. Dans le climat explosif créé par la crise économique et sociale, qui touche toutes les classes populaires, toutes communautés mêlées, il s’agit d’une dynamique de soulèvement populaire, ou encore, sous une autre forme spécifique aux conditions naturelles des USA, d'une dynamique de “dislocation stratégique” comme le désigne un document venu des milieux militaires et cité dans le Bloc-Notes de ce 4 mai 2015.

(Notre sentiment est bien que ce regroupement [l’union populiste des Noirs et des “petits Blancs”] et la révolte qui s’ensuivrait iraient bien plus vite que la “fédéralisation”, la constitution du “centre” en État-policier. C’est pour cette raison que nous jugeons vaine cette tentative de faire du “centre” US, actuellement paralysé et impuissant, un “centre” policier et quasi-fasciste : il est bien trop paralysé et impuissant pour réaliser cette transmutation qui ne peut se faire en un jour dans un pays structurellement et historiquement complètement fédéralisé et dépendant complètement d’un système démocratique, – absolument corrompu, certes, mais justement incontrôlable à cause de cette corruption.)

Le désespoir de Robert Parry face à “la chute hybride”

Mais on ne peut s’arrêter là, à la seule situation intérieure US. En effet, la situation extérieure, avec la politique expansionniste-belliciste du Système et de Washington, pèse de son côté d’un poids terrible sur la situation intérieure, quoique indirectement. Personne ne semble capable d’infléchir cette orientation qui, littéralement, dévore la substance nationale des USA, et les commentateurs les plus éclairés et sont réduits au désespoir et au découragement.

Effectivement, un très récent texte du commentateur Robert Parry sur son site ConsortiumNews du 30 avril 2015, reflète ce désespoir et ce découragement devant l’“évolution” à la fois de la situation politique générale extérieure et de l’action du pouvoir washingtonien. Le fond de son commentaire est lugubre, tel qu’il est résumé par le “chapeau” d’introduction de son propos : «L’alliance israélo-saoudienne est à l’offensive, faisant la promotion d’une guerre de “regime change” en Syrie et, effectivement, alimentant un effort pour la victoire militaire d’al Qaïda, ou de son clone, l’État Islamique. Mais les conséquences de cette victoire pourraient sonner le glas de la République américaine.»

Bien qu’il paraisse être un commentaire des derniers développements qui, en Syrie, menacent le régime d’Assad au profit des islamistes extrémistes appuyés par l’“alliance” sereinement nihiliste d’Israël et de l’Arabie, le texte de Parry reprend en fait tous les développements de la politique belliciste, ou politique-Système plus que jamais, des USA, ou du Système plus que jamais depuis la présidence Reagan. Ce que Parry écrit sur la crise syrienne qui atteint son nième point de paroxysme, il pourrait l’écrire pour la crise ukrainienne dont le nième point de paroxysme ne tardera pas, ou, pourquoi pas, pour la crise libyenne dont on mesure aujourd’hui son infinitude puisqu’elle mobilise les chefs d’État et de gouvernement de l’UE pour une possible intervention militaire dont nul ne sait qui la fera, et pourquoi, sinon pour le bénéfice du processus d’autodestruction du Système, plus que jamais. Aussi le texte de Parry concerne-t-il finalement la totale impuissance, la totale paralysie du pouvoir washingtonien, qui est le pouvoir-Système plus que jamais emprisonné dans la logique du Système.

Le texte de Parry vaut, pour sa véritable signification, dans les remarques qu’il fait sur la politique (?) d’Obama, sur l’administration Obama (?), etc., – sur le plan extérieur ici, mais aussi valant pour le plan intérieur, – avec ici et là des considérations désespérées sur ce qu’il reste et restera de la “République Américaine”. Ce sont ces extraits qu’on cite ici ... Comme on le lit selon les citations qu’on en fait, il n’y a pas de logique chronologique mais une logique du constat, allant des prévisions pour la chute de la “République Américaine” au détail de l’impuissance du pouvoir, et vice-versa. Le désordre de l’enchaînement, son inversion même par rapport à la chronologie et au rapport de cause à effet, ne font que rendre compte de l’extraordinaire désordre caractérisant cette situation américaniste ou moyenne-orientale, plus que jamais situation du Système en action. Ici et là, on se permet de souligner une phrase ou l’autre en caractères gras, pour illustrer notre propre propos.

«The remaining option [after the eventual fall of Assad and the victory of al Qaida/IS] would be to send in the American military, perhaps with some European allies, to try to dislodge Al-Qaeda and/or the Islamic State. But the prospects for success would be slim. The goal of conquering Syria – and possibly re-conquering much of Iraq as well – would be costly, bloody and almost certainly futile.

»The further diversion of resources and manpower from America’s domestic needs also would fuel the growing social discontent in major U.S. cities, like what is now playing out in Baltimore where disaffected African-American communities are rising up in anger against poverty and the police brutality that goes with it. A new war in the Middle East would accelerate America’s descent into bankruptcy and a dystopian police state. The last embers of the American Republic would fade. In its place would be endless war and a single-minded devotion to security. The National Security Agency already has in place the surveillance capabilities to ensure that any civil resistance could be thwarted. [...]

»Despite President Obama’s election – partly driven by the American people’s revulsion over the neocon excesses during President George W. Bush’s administration – there was no real purge of the neocons and their accomplices. Indeed, Obama kept in place Bush’s Defense Secretary Robert Gates and the neocons’ beloved Gen. David Petraeus while installing neocon-lite Secretary of State Hillary Clinton. Around Obama at the White House were prominent R2Pers such as Samantha Power... [...]

»So, although Obama may have personally favored a more realist-driven foreign policy that would deal with the world as it is, not as one might dream it to be, he never took control of his own administration, passively accepting the rise of a new generation of interventionists who continued depicting designated foreign villains as evil and rejecting any discouraging word that “regime change” might actually unleash even worse evil... [...]

»For his part, President Obama seems incapable of making the tough decisions that would avert a Syrian victory by Al-Qaeda and the Islamic State. That’s because to help salvage the Assad regime – as the preferable alternative to transforming Syria into the bedlam of “terror central” – would require cooperating with Iran and Russia, Assad’s two most important backers. That, in turn, would infuriate the neocons, the R2Pers and the mainstream media. Obama would face a rebellion across Official Washington, where the debating points regarding “who lost Syria” are more valuable than taking realistic actions to protect vital American interests... [...]

»Yet, while the Saudi-Israeli alarums about Iran may border on the hysterical, the alliance’s combined influence over Official Washington cannot be overstated. Thus, as absurd and outrageous as many of the claims are, they are not only taken seriously, they are treated as gospel. Anyone who points to the reality immediately becomes an “Iranian apologist.” But the power of the Saudi-Israeli alliance is not simply a political curiosity or an obstacle to sensible policies. As it creates the conditions for an Al-Qaeda/Islamic State victory in Syria – and the possible reintroduction of the U.S. military into the middle of the Middle East – the Saudi-Israeli alliance has become an existential threat to the survival of the American Republic.

»As the nation’s first presidents wisely recognized, there are grave dangers to a republic when it entangles itself in foreign conflicts. It’s almost always wiser to seek out realistic albeit imperfect political solutions or at least to evaluate what the negative ramifications of the military option might be before undertaking it. Otherwise, as the early presidents realized, if the country plunges into one costly conflict after another, it becomes a martial state, not a democratic republic.»

De Damas à Baltimore

Il est vrai que nombre d’esprits rationnels, et éventuellement “complotistes”, préféreraient suivre la voie de ce qu’ils croient être la logique et la vertu du réalisme pour nouer les fils de l’intrigue israélo-saoudienne ou bien, au stade supérieur, celle de l’organisation washingtonienne générale passant par l’invention, la mise en place, l’opérationnalisation et, plus que jamais, le contrôle précis, à peu près comme on contrôle un drone, des hordes djihadistes, – qu’elles portent l’étiquette al Qaïda, État Islamique ou Tartempion ... Mais là n’est pas le propos puisque notre propos est, plutôt, d’embrasser un pan non négligeable de la vérité de la situation en retournant ce que Parry dit de cette situation syrienne & alentour pour la confronter avec la situation aux USA même, cette situation dont Baltimore est une illustration.

Lui-même, Parry, offre ce mouvement de la pensée comme condition d’une juste lecture de son propos en remarquant, dès les premières lignes, le lien direct, quasi-automatique et technique, quasiment ontologique également, entre ce qu’il envisage de l’évolution de la situation au Moyen-Orient au cas où les USA devraient à nouveau intervenir d’une façon importante et la situation américaniste illustrée par Baltimore et le reste : «Cette ponction de plus en ressources humaines et matérielles de ce que l’Amérique a besoin pour sa propre situation intérieure devraient nourrir et aggraver le mécontentement social grandissant dans les grandes villes US, comme ce que nous voyons se produire à Baltimore où la communauté Africaine-Américaine qui se juge abandonnée exprime sa colère contre la pauvreté et les brutalités policières qui vont avec. Une nouvelle guerre au Moyen-Orient accélèrerait cette descente de l’Amérique vers la banqueroute et l’établissement d’une État policier et dystopique...»

Ainsi, ce détour vers la politique extérieure catastrophique, engluée dans des conflits sans issue où nul ne sait reconnaître ses adversaires de ses alliés puisque chacun est adversaire et allié à la fois, où tous les protagonistes agissent selon des grands desseins tactiques sans le moindre sens stratégique sinon le non-sens d’un nihilisme aveugle (reproche unanime et furieux, on s’en souvient, des chefs du Shin Beth [service de contre-espionnage et de contre-terrorisme israélien] fait à leur direction politique), – ce détour nous ramène à la situation politique et sociale des USA illustrée par les évènements de Baltimore. Tout est lié dans ce grand ébranlement parce que la politique-Système est d’une universalité qui n’épargne aucun domaine et les soumet tous à des pressions insupportables.

Les leçons de Baltimore

Dans cette logique, il nous paraît très difficile de considérer Baltimore en tant que tel, et de le détacher du reste pour porter un jugement sur l’événement. D’abord, Baltimore lui-même fait partie d’une chaîne, ou d’une dynamique d’enchaînement dont l’origine pour la séquence présente, se trouve à Ferguson, Missouri, en août denier. Depuis, l’agitation et les manifestations diverses n’ont guère cessé, avec les paroxysmes périodiques d’en embrasement spécifiques comme celui de Baltimore. Cette chaîne d’évènements a elle-même ses diverses spécificités, dues aux lieux, aux circonstances, en même temps qu’elle illustre une situation plus générale qui est le malaise socio-économique d’une crise générale affectant directement l’Amérique depuis les évènements crisiques de l’automne 2008 et marquée par des situations d’inégalités, d’antagonismes sociaux et sociétaux, de tensions économiques qui n’ont sans doute pas de précédents. La durabilité et l’aggravation incessante de la situation générale US n’ont effectivement aucun précédent dans aucune crise, ou série crisique qu’a traversé le pays ; aucun précédent, en effet, en ceci qu’en même temps que le phénomène crisique se déroule, il est nié spécifiquement et tout se passe aux USA (narrative) comme s’il n’y avait pas cet situation crisique et cet enchaînement crisique.

C’est ce négationnisme de la crise, permis par un appareil de communication d’une puissance inouïe, qui est impressionnant. (Là aussi, le facteur du déterminisme-narrativiste d’une narrative de l’Amérique exceptionnaliste, et donc hors des contingences de l’histoire, joue son rôle à plein.) L’effet principal, bien entendu, est que rien n’est fait pour lutter contre les cause de ces phénomènes crisiques et rien n’est fait pour venir en aide aux psychologies sociales soumises à des pressions sans cesse grandissantes ; au contraire, la narrative est offerte aux psychologies, comme un opium qui n’agit plus, et qui, dans un effet inverti, accentue les colères et les angoisses. Presque comme paisiblement parce qu’aveuglément, selon la narrative officielle qui nie tout cela, l’Amérique poursuit une trajectoire de chute impressionnante de régularité, elle s’abîme dans sa propre destruction comme l’on dirait d’une autodestruction avec l’orchestre qui continue à interpréter America The Beautiful sur le pont du Titanic.

Baltimore est-il un évènement particulier entraînant un jugement spécifique qui resterait à poser ? Voilà une question à laquelle il est difficile d’apporter une réponse, dans la mesure même où Baltimore ne peut être séparé du reste, et où Baltimore lui-même n’en a pas fini en tant qu’étape dans cette chaîne crisique. Pendant que nous travaillions à ce texte, un lecteur (“Dominique”, le 30 avril 2015) posait la question, – “Baltimore, émeute ou guerre civile ?”. Sans nous attarder aux considérations d’un intérêt secondaire, sinon si accessoire sur les responsabilités de tel ou tel groupe occulte, ou à peine occulte, – sauf le fait que tel ou tel “groupe occulte” participe à la précipitation de la décadence générale, – il y a le constat que Baltimore ne peut être finalement considéré spécifiquement, qu’il ne prend sa véritable signification que dans l’ensemble d’évènements caractérisant les USA sous l’empire du Système, y compris les évènements que Parry signale autour de la Syrie et au Moyen-Orient. Ce qui nous paraît alors essentiel, c’est ce fait que tous ces évènements, d’effets assez contenus et limités s’ils sont considérés séparément, constituent lorsqu’ils sont mis ensemble une puissante dynamique de désordre dont on admirerait presque l’ordre-dans-le-désordre dans sa façon d’évoluer, dont les effets des composants s’ajoutent et se multiplient les uns et les autres. (Ainsi les USA ont-ils subi sans être quittes de leurs effets profonds les évènements Tea Party et Occupy, et ils en gardent la marque qui s’est imprimée dans le processus général d’effondrement.) Il s’agit alors, pour cet ensemble que nous signalons, d’une vaste dynamique souterraine, à-la-termite certes, constituant, selon nous, la véritable crise d’effondrement du Système (voir le 12 janvier 2014), – dont on comprend évidemment qu’elle passe prioritairement et nécessairement par la crise d’effondrement des USA.

L’important à constater est que, nécessairement et logiquement, aucune de ces étapes crisiques dans les différents enchaînements crisiques ne trouve de solution propre puisqu’il n’y a de “solution propre” que dans l'effet de l’effondrement du Système qui doit tout précéder. Chaque fois qu’un épisode de paroxysme crisique est achevé, l’enchaînement crisique se poursuit avec une situation un peu plus détériorée et sans qu’aucun remède n’ait été apporté... Après tout, la crise de Baltimore qui a éclaté à la fin avril, d’une part poursuit l’enchaînement de Ferguson sans amélioration notable, d’autre part frappe une ville déjà en crise suite à la détérioration économique suscité par l’effondrement financier de l’automne 2008, et sans que rien d’un début de redressement, encore moins d’une résolution acceptable, n’ait pu être exécuté depuis. Il y a un caractère de durabilité presque impératif jusqu’à être une sorte de fatalité interne dans ces chaînes crisiques, sans que rien ne puisse être fait ; et chaque fois avec des circonstances voulant paraître comme des résolutions mais qui promettent encore plus de remous et de désordre, comme ce cas de Baltimore pris comme banc d’essai d’une “fédéralisation” d’une police hyper-militarisée conduisant à des conditions crisiques encore bien pires, cette fois avec comme une sollicitation du Système pour que quelque chose comme une “guerre civile” ou une “dislocation stratégique” se déclenche ... Donc, Baltimore, étape non négligeable et encore à suivre avec ses surprises puisque non encore close, dans un processus en cours, inarrêtable, inéluctable et catastrophique. Le seul constat qu’on peut avancer, encourageant du reste, est la constante accélération de ces enchaînements criques, leur juxtaposition, au rythme d’un glas qui ne cesse plus de sonner. Il arrivera un moment où l’orchestre du Titanic aura du mal à couvrir le rythme lent et tragique de ce glas, jusqu’à finalement baisser les bras et abandonner l’archet du violon suave jouant la partition de la narrative.


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