Le Grand Large

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Le Grand Large

L’Angleterre est entrée dans les vastes horizons maritimes du Brexit. En effet, nombre, très grand nombre de commentateurs qui saluèrent l’événement de grimaces désolées ou/et sardoniques nous ont fait part du destin catastrophique qui attendait le sortant. L’UE, quant à elle, prépare  des conditions inacceptables pour les Britanniques, pour les négociations à venir, comme si elle voulait réintégrer ce pays mais bien entendu sans qu’il ait le droit de vote. L’EU est une démocratie vibrante  du type  que le monde entier nous envie.

Mais laissons de côté les briganderies courantes de l’UE qui n’est capable de produire rien d’autre et le volet intérieur et économique de l’avenir de UK, que traite le texte ci-dessous de Pierre Lévy, – les intentions britanniques à cette lumière (“la trahison du thatchérisme”) expliquant d’ailleurs en partie, du point de vue psychologique, la sévérité et l’intention de l’UE de récupérer le fugueur pour le mettre en isolement dans une cellule hautement sécurisé. Le principal aspect du démarrage de la période du post-Brexita été, du point de vue le plus général possible de nos salons (toujours eux), le constat que UK, replongé dans son absurde “splendid isolation”, allait en fait se jeter dans les bras des USA, tournant résolument le dos à l’Europe, choisissant “le Grand Large”, c’est-à-dire les cousins d’Amérique. 

“Le grand large” est une expression venue d’une anecdote elle-même venue du général de Gaulle, systématiquement interprétée depuis plus d’un demi-siècle dans le sens parfaitement contraire de ce qu’elle dit. (La FakeNews n’a pas attendu nos éminences du jours pour baigner le conformisme de la culture-Système des élites-zombie.) Telle qu’on nous la ressort aujourd’hui dans les susdites élites-zombie du Système, elle rapporte ceci que Churchill, lors d’une discussion avec de Gaulle, lui aurait dit que “chaque fois qu’il nous faudra [nous Anglais] choisir entre l’Europe et le grand large [les États-Unis], nous choisirons le grand large”. Cette anecdote symbolisait donc la volonté irrésistible de UK de toujours se tourner vers les USA et constitue en général, dans les conversations de salon et de plateaux TV, la preuve intangible de cette attitude.

L’anecdote dit complètement le contraire comme le montre ce passage des Mémoires de guerredu général... La scène se passe dans le wagon d’un train où le gouvernement britannique se tenait temporairement, le 4 juin 1944, tout proche des principaux ports d’embarquement des forces d’invasion du continent ; et la scène se tenant dans une pièce où se trouvent de Gaulle et Churchill certes, mais aussi les principaux membres du cabinet britannique (souligné en gras, les passages qui disent le contraire de ce qu’on fait dire à cette anecdotique) : 

« — Et vous ! s’écrie Churchill, comment voulez-vous que nous, Britanniques, prenions une position séparée de celles des États-Unis ?” Puis, avec une passion dont je sens qu’elle est destinée à impressionner ses auditeurs anglais plutôt que moi-même : “Nous allons libérer l’Europe, mais c’est parce que les Américains sont avec nous pour le faire. Car, sachez-le ! Chaque fois qu’il nous faudra choisir entre l’Europe et le grand large, nous serons toujours pour le grand large. Chaque fois qu’il me faudra choisir entre vous et Roosevelt, je choisirai toujours Roosevelt.” Après cette sortie, Eden, hochant la tête, ne me paraît guère convaincu. Quant à Bevin, ministre travailliste du Travail [et vice-Premier ministre du gouvernement d’unité nationale], il vient à moi et me déclare assez haut pour que chacun l’entende : “Le Premier ministre vous a dit que, dans tous les cas, il prendrait le parti du président des États-Unis. Sachez qu’il a parlé pour son compte et nullement au nom du cabinet britannique.” »

Il est vrai que les Britanniques avaient défini en 1944 une ligne politique qu’une note interne du Foreign Office, citée par John Charmley dans La Passion de Churchill, définissait de la sorte : « En tentant d’exposer “l’essence d’une politique américaine” en 1944, un diplomate définit parfaitement cette attitude [dans une note interne du Foreign Office]. La politique traditionnelle du Royaume-Uni de chercher à empêcher qu’une puissance exerçât une position dominante était écartée : “Notre but ne doit pas être de chercher à équilibrer notre puissance contre celle des États-Unis, mais d’utiliser la puissance américaine pour des objectifs que nous considérons comme bénéfiques”. La politique britannique devrait être désormais considérée comme un moyen d’“orienter cette énorme péniche maladroite  [les USA] vers le port qui convient”. »

Il n’empêche qu’il subsista toujours deux courants au sein de l’establishment  britannique, dont un était celui de la recherche d’une alliance européenne, non pas au sein d’une Europe unie (ce que Churchill notamment rejetait) mais en recherchant principalement un axe Londres-Paris appuyé sur les deux pays souverains. Ce fut notamment le travail de  l’ambassadeur Duff-Cooper  (*) en 1944-1947, dont Churchill disait « Duff est parfois plus français que les Français » (Duff-Cooper répliquant que « Churchill est parfois plus américain que les Américains »).

En fait, si l’on observe l’histoire britannique de l’après-guerre, on trouve trois Premiers ministres qui jouèrent un jeu totalement pro-américaniste : McMillan (1956-1964), qui trahit Eden dont il était le ministre des finances avant de le remplacer comme premier ministre,  au moment de l’expédition de Suez en arrangeant secrètement un accord avec les USA ; Margaret Thatcher (1979-1989) et Tony Blair surtout à partir de l’attaque 9/11. Parmi des exemples de politiques divergentes des USA, on mentionnera que même Churchill, lors de son retour au pouvoir (1949-1954), lança après la mort de Staline une politique personnelle de rapprochement avec l’URSS qui contredisait complètement  celle des USA. Eden suivit les Français dans l’expédition de Suez, contre l’avis des USA, et Wilson refusa dans les années 1960 de céder aux pressions US pour envoyer un contingent de forces militaires britanniques au Vietnam (ce qui conduisit la CIA à explorer l’hypothèse d’un Wilson agent de Moscou).

Pour ce qui concerne l’Europe elle-même, l’Europe institutionnelle, l’avertissement d’un tournant  britannique vers “le Grand Large” avec le Brexit, est risible de la part d’un organisme (l’UE) totalement aligné sur les USA, avec un leader (l’Allemagne)à qui est, bien plus qu’aucun autre pays européen (UK compris), une colonie américaniste en Europe, occupée par un contingent de 50 000 G.I. En fait, c’est le Royaume-Uni au sein de l’UE qui travailla clairement comme un agent des USA selon une orientation qui le satisfaisait (UK hostile à une intégration supranationale). Aujourd’hui, UK ne peut plus tenir ce rôle et nous attendons avec intérêt la façon dont l’UE, – Allemagne en tête applaudie par la Pologne, – affirmera son indépendance par rapport aux USA.

Par contre, nous croyons très possible que les Britanniques, n’ayant plus leur travail de termites à faire au sein de l’UE selon leurs intérêts et avec le soutien et les consignes US, retrouvent en politique extérieure des velléités d’indépendance. Après tout, ils sont capables aujourd’hui de dire non aux USA  qui leur demandent d’abandonner le réseau Huawei 5G, symboliquement trois jours avant le Brexit, alors qu’on les dit en état de faiblesse mortelle et totalement sous la coupe des USA.

Nous ne serions pas autrement étonnés si les Britanniques, retrouvant leur politique européenne traditionnelle, craignent une alliance militaire franco-allemande et fassent des ouvertures avantageuses aux Français pour resserrer des liens militaires bilatéraux déjà établis. Cela ne pourrait que satisfaire le bon sens, en évitant aux Français et à ses stratèges de salon et de plateaux TV, européistes fulgurants d’intelligence et de germanolâtrie, une de ces monstrueuses sottises telle que la mise en commun “européenne” de la force nucléaire française. Les Allemands, qui sont en train de rafler tous les postes de direction de l’UE sans le moindre égard pour les autres pays et encore moins pour leurs “partenaires“ français, le réclament avec insistance, – on comprend aisément pourquoi, non ?

Ci-dessous, on trouve le texte de Pierre Lévy, du magazine mensuel Ruptures, du  31 janvier 2020, publié sur RT-françaisen partenariat avec Ruptures

dedefensa.org

Note

(*) Dans le texte référencé, on trouve notamment ce passage :

 « Les réalités que rapporte Duff Cooper, pourtant peu suspect d'hostilité à l'encontre des Américains ne nous disent pas cela[UK irrésistiblement lié aux USA, toujours tournée vers le ‘grand large’ et fascinée par lui”]. Lorsqu'il explique l’hostilité qu'éprouvaient Roosevelt et parfois Churchill à l'encontre de De Gaulle parce que celui-ci réaffirmait sans arrêt la souveraineté française, [Duff Cooper] ne cesse de préciser que ces opinions étaient peu courantes dans les cercles dirigeants britanniques, qu’au contraire l’opinion générale était favorable à de Gaulle dans la mesure où il entendait restaurer la dignité et la puissance française, parce que ce statut restauré de la France était une nécessité de l’Europe d’après-guerre, où les deux pays devraient jouer un rôle majeur.[...]
» ...On trouvait les adversaires de l'option européenne (française) dans les branches “techniques” du gouvernement (une partie de la bureaucratie militaire, les services de renseignement, les bureaucraties des ministères du trésor et du commerce) et dans les cercles d’influence pro-américains autour de Churchill... »

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Le Brexit et la trahison du thatchérisme

Historique. Pour une fois, le terme n’est pas galvaudé. Le 31 janvier au soir, le Royaume-Uni aura juridiquement quitté l’Union européenne. Avec la chute du mur de Berlin – mais dans un sens opposé – il s’agit probablement du plus important événement européen depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Dès le référendum, et malgré une suite incroyable d’embûches, sa réalisation ne faisait in fine aucun doute – c’est ce que nous n’avons cessé d’analyser dans ces colonnes.

Le dépit a saisi tous ceux qui ont eu jusqu’au bout l’illusion de pouvoir faire dérailler le processus, moyennant guérilla parlementaire et pression bruxelloise. Quelques jours avant les élections décisives du 12 décembre, qui tournèrent au plébiscite en faveur du Brexit, certains partisans de l’UE affirmaient encore que, grâce à l’inscription récente et massive de jeunes sur les listes électorales, le choix du 23 juin 2016 allait pouvoir être retoqué.

Très cruel paradoxe pour les partisans de l’Europe : la guerre d’usure que menèrent les députés pro-UE à Westminster a bloqué l’accord signé en novembre 2018 entre Bruxelles et Theresa May, alors même que cette dernière avait accepté d’y graver concession sur concession. A l’inverse, en affirmant que la Grande-Bretagne sortirait « quoi qu’il arrive, avec ou sans accord », son successeur a arraché un traité bien plus net et fait voter une application qui concrétise un Brexit bien plus « dur »… Boris Johnson a en outre exclu que les négociations pour fixer le cadre des futures relations bilatérales se traduisent par un « alignement » sur les règles des Vingt-sept.

Le locataire de Downing street a indiqué dans la foulée qu’il ne se rendrait pas à Davos « parce qu’il y a plus urgent à faire que d’aller trinquer avec les milliardaires ». Démagogique ? Peut-être. Mais doit-on également moquer ainsi un programme qui s’engage à réinvestir massivement dans les services publics (notamment la santé), les infrastructures (notamment ferroviaires), et à rééquilibrer les priorités en faveur des régions les plus déshéritées ? Le premier ministre vient même de renflouer un transporteur aérien dont la faillite aurait laissé à l’abandon nombre de liaisons régionales. Une décision contraire aux règles de l’UE – mais aussi une « trahison du thatchérisme », selon le quotidien conservateur The Telegraph.

Boris Johnson s’est-il converti au bolchevisme ? C’est peu probable. Mais au lieu de faire un bras d’honneur aux classes populaires après que celles-ci ont assuré sa victoire, il projette sans doute de s’ancrer à long terme au sein de celles-ci, en profitant du fossé qui s’est creusé entre les ouvriers et une « gauche » favorable à l’UE et à l’ouverture des frontières.

Il faudra juger sur pièces. Ce qui est certain, c’est que le Brexit a et aura des conséquences bien au-delà du Royaume-Uni. Alors que durant des mois, l’on nous a présenté la sortie de l’UE comme une interminable torture sans autre perspective que le chaos, désormais, chaque jour qui passe sans que le pays ne sombre dans l’abîme va constituer un cinglant désaveu de cette propagande.

Le président de la Banque d’Angleterre, le Canadien Mark Carney, avait été l’un des plus acharnés prophètes de l’apocalypse dès la campagne référendaire de 2016. Bougon, il vient de concéder discerner « la réduction des incertitudes », pour affirmer toutefois que le rebond économique « n’est pas assuré ». Ce qui dénote quand même une petite évolution par rapport à la catastrophe certaine… On note au passage que l’homme vient de quitter ses fonctions pour remplacer le milliardaire américain Michael Bloomberg comme représentant de l’ONU pour le climat – un autre poste où il brillera par l’annonce des catastrophes bien connues… 

Donc, on peut sortir de l’UE sans brûler en enfer. Pour les dirigeants européens, cela va devenir une bien fâcheuse évidence. Taraudés par cette angoisse, ils viennent de lancer un processus de « rénovation » de l’UE censé durer deux ans et associant les « citoyens européens » via un « grand débat » à la Macron.

Grandiose !

Pierre Lévy