Le choc de la contre-civilisation : relecture d’Huntington

Ouverture libre

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 422

Le choc de la contre-civilisation : relecture d’Huntington

S. P. Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob poches, Paris, 1997, 547 p. (Nous retranscrivons la faute présente dans la traduction française tout au long de l’ouvrage : islam avec une minuscule désigne la religion, tandis qu’Islam avec une majuscule désigne la civilisation.)

Le choc des civilisations, un pamphlet anti-américain

Le célèbre Choc des civilisations pâtit de l’audace de son titre écarlate, propre au tiraillement du polémiste : faut-il attirer le lecteur par un titre choc ou suivre la logique de sa thèse avec un titre plus aseptisé ? Huntington a privilégié la première option pour que son ouvrage ait une audience plus large et ne soit pas réservé à l’usage exclusif des Think tanks. Pourtant, le grand public ayant une grande faculté d’illettrisme, leur lecture s’est bornée à un titre-slogan et leur compréhension à de simples “on dit”. La seconde option avec un titre moins vénal de type “Recommandation pour éviter un clash des civilisations” aurait eu l’avantage d’indiquer que ce fameux choc n’était pas inéluctable et qu’une modification de l’idéologie et de la politique occidentale (du Bloc Américaniste-Occidentaliste) était implorée.

Le quatrième de couverture dans sa version française (écrite sûrement par un représentant du Grand public) commence ainsi : «Menacé par la puissance grandissante de l’islam (sic ) et de la Chine, l’Occident…». Or dans le livre, la situation est inversée : c’est l’action menaçante de l’Occident à l’encontre de ces deux civilisations qui provoque une réaction, une résistance (p. 25) avec les armes à disposition (économique et militaire). Un changement d’attitude occidental et une prise de conscience du pluralisme mondial mettront un terme au conflit, selon l’auteur.

Malheureusement, bien peu ont vu dans cet ouvrage, un pamphlet anti-occidental, pourtant il critique explicitement certaines croyances en vogue tel que les Droits de l’homme, la démocratie, l’individualisme, l’État de droit, l’égalitarisme… (p. 266). Il affirme que ce ne sont pas des valeurs universelles et que cette prétention est immorale, fausse et dangereuse (pp. 467-8). Il rejoint ainsi Chesterton dans le paradoxe suivant : les personnes qui s’imaginent être sans dogme sont justement les plus dogmatiques.

Le choc des civilisations à l’heure actuelle

Contrairement à l’idée courante, l’administration Bush-Rumsfeld (et leurs successeurs) ne fut pas composée de fervents adeptes de cet ouvrage. Aux antipodes des préconisations d’Huntington pour limiter le déclin de la puissance de l’extrême-occident, la politique extérieure des États-Unis depuis cette époque (et même avant) a amplifié le choc plutôt que de le confiner. Par ailleurs, l’accueil de cette thèse dans les autres pays est inégal : deux États phares méritent particulièrement notre attention.

La Turquie s’est efforcée de l’appliquer à la lettre, à croire que Davutoglü était un brillant élève en science politique d’Huntington. Ce dernier observait que la civilisation islamique était source de conflit, car ne bénéficiant pas d’un État catalyseur respecté internationalement. Il ne voyait que deux pays capables d’assumer ce rôle : l’Iran, mais elle est handicapée par son chiisme, et la Turquie. Celle-ci devant renoncer à l’héritage laïc d’Atatürk (p. 262), retrouver une base islamique, rompre symboliquement avec le camp occidental et profiter des liens historiques avec les peuples turcs et anciennement ottomans. L’application de ces éléments est visible ces derniers temps, puisque ce pays est devenu un porte-parole fort des musulmans, modérant ainsi les extrêmes.

La Russie, le pays avec l’idéologie la moins discernable au monde («On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison» disait le poète diplomate Tiouttchev au début du XIXème siècle, dont le diagnostic est toujours valable), ne pouvait pas être cantonnée au simple rôle de figure de proue des pays orthodoxes. Elle a donc mené une guerre inter-orthodoxe, joué de son dualisme étatique, confiné le conflit avec les musulmans caucasiens à une affaire de politique intérieure tout en maintenant une bonne entente avec les pays islamiques. De surcroît, elle a fissuré les blocs en privilégiant des relations bilatérales (avec les pays européens notamment) et a réussi une entreprise impossible selon Huntington (p. 192) : une Organisation de Coopération de Shanghai efficace, bien que ses membres soient issus de trois civilisations différentes (chinoise, orthodoxe et islamique) avec en plus des observateurs bouddhistes et hindouistes. L’ambivalente Russie est donc l’empêcheur de choquer en paix.

L’impact de la contre-civilisation

Assimiler par sophisme, l’interventionniste militaire otanien des années 2000 et ce livre de 1996 sert à rejeter certains éléments exprimés perçus comme nocifs. En effet, le concept de civilisation est une négation de l’intangibilité de la nation. Cette dernière n’étant initialement qu’un substitut à la religion (à la Spiritualité), le retour à une identité basée sur la religion (p. 139) est en substance une manière de clore cette parenthèse de deux siècles. Cette idée, influencée par les constantes historiques énoncées par l’historien Fernand Braudel, est de fait une remise en cause du principe évolutionniste (par le retour à une idéologie des “temps obscurs”), contesté par toutes les religions (symbolisme du paradis perdu). L’Occident, ayant remplacé son christianisme romain par le modernisme, se retrouve désarçonné surtout si son fameux dogme n’est plus universellement viable.

Le principal reproche omis sur cet ouvrage est la dissociation des concepts “occident” et “moderne”. L’Occident désigne, selon l’auteur, les valeurs modernes appliquées dans la sphère qui fut autrefois sous domination spirituelle vaticane, tandis que le modernisme s’applique au reste du monde. Or, réunir ces deux acceptions sous le vocable de contre-civilisation s’avère plus efficace (et plus polémique), car permet de percevoir tous les modernistes comme des adeptes de la contre-initiation (du Système) et de concevoir une civilisation chrétienne qui serait éloignée de l’Occident. Ainsi, le choc décrit ne serait plus dû au caractère intrinsèque des civilisations, mais à l’ingurgitation d’un poison et à son rejet interne et externe dans chaque aire. Les conflits seraient donc provoqués par des pseudo-gardiens du temple, qui aveuglés par leur ignorance ne font que détruire leur propre lieu saint.

Ismaël Malamati