Le cas du Maroc

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Le cas du Maroc

Les Marocains et les Musulmans de façon plus générale n’étaient pas plongés dans une nuit noire avant l’arrivée de la modernité comprise comme un simple transfert passif de la culture des ‘Lumières’ occidentales vers un Levant livré à l’absolutisme et l’ignorance.

La relation entre les gouvernants et leurs subordonnés pouvait être paisible tant que le pouvoir n’excédait pas ses attributions d’administration de la société dans le cadre du droit public musulman. Sinon, elle devient agitée et insurrectionnelle, et elle s’appuie alors sur ce droit.

L’implication sociale de chacun n’est pas une option individuelle mais une obligation sacrée pour chaque Marocain. La tradition prophétique rapporte : « Celui qui ne porte pas intérêt aux affaires de la communauté n’en fait pas partie. »

Dans les sociétés musulmanes, la justice qui n’est pas seulement l’égalité formelle devant la loi mais comprise comme réalisation effective de l’égalité est un devoir en toute circonstance. Elle doit impérativement être maintenue sur le plan social et privé.

Les membres de la société sont solidaires les uns des autres. Ils se rendent coupables s’ils n’agissent pas collectivement pour assurer l’implantation de la justice. Toutefois, le fait de s’acquitter de cette obligation par l’un d’eux libère tous les autres.

Un autre principe essentiel préside au fonctionnement de la société traditionnelle musulmane, c’est celui de la « consultation ». Il est affirmé dans le Saint Coran dans le verset la ‘shura’ : « Leur affaire entre eux est l’objet de délibération ». La procédure n’est pas explicitée ni son mode d’exercice, mais l’impératif de la consultation indique que le pouvoir est lié de manière à ce qu’il ne puisse agir à sa guise.

Jusqu’à l’indépendance en 1956, le Maroc avait un sultan entouré d’un makhzen et le rapport entre le peuple du Maroc et son sultan était régi par un contrat, la Moubaya’a ou échange, échange de promesses, et non allégeance et simple soumission.

Comme tout contrat, il implique des conditions et des obligations pour les deux contractants et en aucun cas, il n’implique une transmission héréditaire du pouvoir. C’est un processus de légitimation du pouvoir qui tire sa force en ce qu’il reproduit une formule coranique. Le sultan marocain n’a jamais été compris comme le successeur du prophète. Il est préposé à l’administration suprême du pays et ne dispose pas de la souveraine puissance. L’histoire récente du Maroc l’illustre.

Moulay Abdelaziz, le plus jeune de ses fils fut désigné implicitement par son père Hassan Ier comme son successeur au détriment de son frère aîné M’hamed réputé pour ses mœurs dissolues. En 1894, à la mort de Hassan Ier jugée suspecte par d’aucuns, alors qu’il n’était encore que jeune adolescent de 14 ans, Abdelaziz a été imposé par le chambellan du roi comme unique candidat à la Moubaya’a.

Il sera destitué en 1908 successivement par le peuple de Marrakech et les tribus du Sud puis par celui de Fès pour avoir facilité la pénétration française militaire et financière. Le peuple a bien congédié son administrateur dès lors que celui-ci n’a pas respecté son engagement et a mis en danger la patrie. L’enquête diligentée par un Cadi et dûment accomplie a abouti à un réquisitoire et au prononcé de sa disqualification dans la grande mosquée de la Qaraouiine.

Moulay Abdelhafid sera alors investi par une Moubaya’a conditionnelle, mais il se montrera incapable d’empêcher le protectorat. Il sera à son tour destitué en 1912 par l’occupant alors même qu’il l’a appelé pour le délivrer d’un siège que les tribus ont organisé à son encontre à Fès.

Le peuple du Maroc a toujours disposé, dans les cas extrêmes, de sa capacité à contester une administration centrale injuste en s’organisant en bled Siba qui ne reconnaît pas ou plus la délégation du pouvoir au sultan à l’occasion par exemple d’une imposition injuste ou illégale au regard du droit musulman. De même dès lors que le sultan n’était pas capable d’assurer l’indépendance du pays se sont levés en plusieurs points des Émirs des Moujahidines, ou princes des combattants dont les plus célèbres sont Mohamed Ben Abdelkebir AlKhattabi au Rif et Mouha Ou Hamou Zayani au Moyen Atlas rejoint bientôt par le grand savant Belarbi Alaoui de Fès.

La Constitution dont s’est doté le pays dès 1962, rédigée en grande part par le professeur Maurice Duverger, formalise l’implicite souveraineté du Peuple dans son article 2.

Le sultan du Maroc continue d’être le Prince des croyants, assurant les conditions sociales pour que le culte soit rendu à Dieu sans discontinuité. Il est faux de comprendre sa fonction comme étant celle d’un khalife, soit successeur du Prophète. L’autre interprétation qui consiste à lui attribuer une qualité de représentation de Dieu sur terre est un contre sens grave dérivant de la tradition monarchique française qui voyait dans le roi une double corporalité, l’une humaine et l’autre d’essence divine.

Le texte de 1962 soumis à un referendum, boycotté par des formations politiques qui ont été l’artisan de l’indépendance du pays, n’est pas un octroi généreux car tout au long de la maturation politique, les signataires du manifeste de l’indépendance en prévoyaient les contours. Il a été plus une régression démocratique par rapport à la réalité du statut populaire qu’une réelle avancée.

D’ailleurs, très vite, un état d’exception fut prononcé en 1965, interdisant toute expression populaire et c’est alors que le Maroc entra officiellement dans sa propre parenthèse historique. Les révisions successives de la Constitution donnèrent lieu à une démocratie de façade à l’image de celles qui prévalent dans le monde occidental où l’éligible ne peut être choisi qu’au sein d’une petite oligarchie qui représente les seuls intérêts d’une petite fraction puissante financièrement.

Aujourd’hui, le monde arabe se soulève et exige que lui soit restituée sa dignité.

Sa dignité a souffert d’être malmenée par ses dirigeants qui ont appliqué l’humiliocratie comme principe de pouvoir et piétinée par les fabricants occidentaux de l’opinion mondiale qui l’ont assimilé au terrorisme aveugle, au fanatisme et à l’ignorance.

Faire appel à quelques techniciens du droit constitutionnel façonnés eux-mêmes par une science et un discours occidentaux et aveugles à leur propre histoire ne réglera pas la question politique de fonds.

Pour qu’il se « constitue », un peuple doit mobiliser tout son élan patriotique et lui signifier son absence au moment où il doit se définir n’entraînera pas la nécessaire cohésion sociale pour qu’il sorte de son marasme. En effet, le jeune Marocain issu des classes défavorisées n’a qu’un rêve, quitter son pays et celui qui a quelque fortune poursuit le même but.

Pour qui donc est fait ce pays ?

Pour quelques touristes auxquels sont offerts à vil prix des paysages somptueux en cours de désertification et de pollution urbaine et le spectacle pas toujours évitable d’une très grande pauvreté contrastant avec une opulence indécente?

La situation faite au peuple marocain depuis des décennies mérite que sa légitime contestation soit entendue.

Encore une fois, l’exigence absolue du peuple marocain est celle de la dignité.

La dignité passe par l’essentiel point nodal de la justice sociale.

La justice sociale implique un projet économique qui assure un revenu décent pour chaque famille et la possibilité d’un avenir pour ses enfants.

Il faudra donc repenser l’indépendance économique du pays. Continuer d’obéir aux instructions du FMI et de la Banque Mondiale, vouloir à tout prix s’insérer dans une Union Européenne déjà sénescente voire moribonde pour ses actuels membres de plein droit est un crime que nous commettrions à l’égard de nos enfants. Le libéralisme dérégulé imposé comme nouvelle religion indépassable depuis cinquante ans et couronné par le round de l’OMC joué à Marrakech en 1994 a suffisamment dévasté la planète pour que nous nous imposions de renoncer à cette culture économique.

Assurer notre indépendance alimentaire et prévoir d’emblée sa durabilité est une priorité à ne jamais abandonner.

L’indépendance ne doit pas confiner pas à l’autarcie mais l’ouverture au monde ne signifie pas la renonciation à son identité. Le Maroc et son histoire méritent qu’aucun moins le même débours accordé à des festivals internationaux de musique où sont fêtées des personnalités frelatées soit attribué à entretenir son patrimoine culturel architectural laissé en ruine et immatériel abandonné et donc voué à sa perte irréversible.

L’indépendance passe par l’unité du pays. La marocanité est un subtil mélange amazigh et arabe et elle ne saurait souffrir l’amputation d’un de ses composants sinon à se pervertir. L’identité arabo-berbère se décline selon des variantes régionales qui courent tout au long de l’Afrique du Nord. En prendre pleine conscience ne prescrit pas la fragmentation du pays comme pourrait le réaliser le projet de régionalisation. Elle risque de reproduire l’empreinte laissée par la colonisation qui a théorisé la domination de notre pays en le divisant. Quelques fiefs furent laissés à de grands caïds, ce que risquent de devenir les futurs élus locaux si rien n’est fait pour empêcher leur reconduction perpétuelle et intéressée. La régionalisation mal conçue conduira à une inévitable inégalité économique si un système de compensation et de solidarité ne venait pas la freiner. L’erreur catastrophique du retrait de l’agenda de l’indépendance de la question du Sahara occidental encore soumis à l’Espagne en 1956 puis le traitement par le mépris des revendications par son élite étudiante de rattachement au Maroc dans les années 70 ne peuvent être compensées par une autonomisation irresponsable.

Sommes-nous aujourd’hui si éloignés de la situation dans laquelle se trouvait le Maroc avant que ne survînt la conclusion de sa vente sous la forme du Protectorat ?

La colonisation réelle ne s’est pas établie subitement lors de la signature du traité du Protectorat en 1912, de même la résistance à ses effets, militaire et idéologique, a débuté précocement au 19ème siècle et n’a pas pris fin une fois que la concession du Maroc a été abandonnée à la France par le Royaume Uni.

La pacification ou la conquête armée de la majeure partie du pays, plus des deux tiers, non encore soumise ne s’est pas achevée avant 1934. Les tribus luttèrent jusqu’à leurs dernières armes et avant que leur guérilla ne se fût complètement éteinte, l’expression politique moderne de libération nationale avec création de partis nationalistes prit naissance.

Son acte fondateur hautement symbolique a été le dahir Berbère édicté par le Protectorat le 15 mai 1930. Par cet acte contresigné par un sultan choisi par les Français et hissé à l’âge de 18 ans sur le trône en 1927, la France entreprenait de fragmenter la nation marocaine. Les Berbères seraient régis par une législation non musulmane, faite en français et rendue par des tribunaux français pour des délits non résolus par le droit coutumier.

La jeunesse marocaine a refusé cette soustraction à la loi musulmane qui n’était rien d’autre qu’une amputation. Elle a mené une immense campagne nationale dont le départ fut l’interpellation spectaculaire des masses au sein des mosquées mais aussi au niveau de l’international.

Le mouvement nationaliste confronté au risque d’une ‘balkanisation’ a estimé qu’il lui fallait se structurer autour du sultan et de l’empire Chérifien.

Le peuple marocain a choisi comme voie pour l’indépendance du colonialisme une certaine continuité historique.

Aujourd’hui, il en est encore, comme les autres peuples arabes, à construire son indépendance authentique, appuyée sur son indépendance économique et son unité culturelle polymorphe.

Il a à refermer la parenthèse de son absence de l’histoire.

Il aura à valider le choix de la continuité historique empruntée par les partis nationalistes pour l’indépendance en rétablissant à sa juste place l’institution historique de la Shura entre les deux fondements de la justice sociale et de la participation démocratique à son entretien.

Badia Benjelloun