L'avenir de la Grèce est aussi le nôtre

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L'avenir de la Grèce est aussi le nôtre

Pouvons-nous nous résoudre à considérer que la Grèce est enfermée dans une impasse dont elle ne pourra pas sortir? Des solutions jusqu'ici refusées pourraient-elles être mises en oeuvre? La question n'intéresse pas seulement la Grèce, mais beaucoup d'autres pays européens - sans mentionner les pays les plus pauvres du tiers monde. Pour y répondre, il serait peut-être utile de réfléchir en profondeur à l'évolution des systèmes complexes.

Dans un court article («350 milliards au soleil. Que faire de la Grèce?» Le Monde, 26/07/2011, p. 16) la consultante économique Sophie de Menthon s'attache à dissiper les illusions qui pouvaient avoir été suscitées par le “sauvetage” décidé le 21 juillet à Bruxelles à l'initiative des chefs d'Etat européens. Dans le même sens, une nouvelle dégradation de la note de la Grèce, annoncée peu après par l'agence Moody's, a montré le peu d'importance attribuée par les marchés à la décision du Conseil européen.

Les arguments de Sophie de Menthon sont a priori indiscutables. Selon elle, les solutions de secours apportées par les Européens à la Grèce ne s'attaquent pas au fond du problème. Aider ce pays à rembourser ses dettes sera improductif, l'argent prêté ne servant pas à investir. Il en sera de même des engagements de rigueur demandés, visant notamment à diminuer certaines dépenses réputées improductives (traitements de fonctionnaires ou dépenses militaires). Le gouvernement ne le fera sans doute pas devant les résistances et à supposer qu'il s'y résolve, cela ne créerait aucune activité nouvelle, au contraire. Par ailleurs l'appel au tourisme est un leurre, les possibilités de ce secteur étant déjà saturées. Enfin l'incivisme et la fraude qui touchent toutes les classes sociales, y compris selon Sophie de Menthon l'église orthodoxe, persisteront. Qui par exemple pourrait imposer le rapatriement des avoirs détournés dans les paradis fiscaux dont le montant serait équivalant à la dette grecque?

L'inconvénient d'un point de vue pessimiste comme celui de Sophie de Menthon est de n'offrir aucune perspective. Or l'histoire semble montrer qu'il n'existe pas d'impasse définitive, qu'il s'agisse d'un individu, d'une entreprise ou d'une nation. Des solutions finissent toujours par apparaître. Sans cela nous en serions encore à la société des cyanobactéries primordiales. Encore faut-il élargir suffisamment le regard pour ne pas s'enfermer dans un cas particulier. Que pouvons nous suggérer à cet égard:

1. Le cas grec n'est pas particulier en Europe. Sans mentionner celui de Chypre et de Malte, dont l'agence Moody's vient également d'abaisser la note, il faut rappeler que des régions européennes entières se trouvent dans la situation de la Grèce, c'est-à-dire incapables d'assurer à leur population de véritables emplois productifs. Cela tient aux mêmes causes: insuffisance de l'éducation, omniprésence du chômage, absence d'investissements dans les secteurs innovants, fuite des capitaux et des élites. Il serait à la rigueur concevable que ces régions poursuivent leur mode de vie traditionnel, fondé sur une économie informelle plus ou moins stagnante. Mais il faudrait pour cela que les populations concernées acceptent cette stagnation. Les modèles de consommation imposés aujourd'hui par le marketing des entreprises les en empêchent.

2. L'impuissance à résoudre les difficultés de ces régions délaissées par les activités productives est la même, qu'il s'agisse de la Grèce ou des autres Etats européens. Les choix politiques de type anglo-saxon imposés à l'Europe par les industries financières interdisent en effet les interventions publiques de réindustrialisation et de développement volontariste, la répression des activités frauduleuses et maffieuses, la protection contre des concurrents tels que la Chine qui refusent de telles interdictions en ce qui les concerne.

3. Il faudrait donc en bonne logique que les citoyens européens dans leur ensemble acceptent des changements politiques de grande ampleur. L'Europe, si elle se compare par exemple à la Corne de l'Afrique aujourd'hui menacée de famine, dispose d'un grand nombre de ressources potentielles. Mais des changements profonds s'imposerait pour les valoriser. Nous avons plusieurs fois ici mentionné la marche progressive vers une structure fédérale qui permettrait plus facilement les transferts de revenus et d'activités des régions riches vers les régions pauvres. Nous avons aussi évoqué la nécessité de grands programmes visant à donner à l'Europe les ressources qui lui manquent, par exemple dans le domaine du développement vert, de la protection contre les futures crises environnementales ou de la recherche fondamentale sans obligation de retours immédiats. Dans tous ces domaines, les citoyens grecs seraient aussi capables de productivité que leurs homologues allemands ou néerlandais, à condition que les conditions politiques nécessaires aux transferts de compétences indispensables soient organisées sur le long terme.

4. Mais, en termes politiques, précisément, la vision nécessaire à un véritable changement de système manque encore. Elle manque d'ailleurs non seulement en Europe mais dans le reste du monde. L'enfermement dans la régression qui caractérise actuellement l'Amérique, les insatisfactions grandissantes manifestée sur l'internet par les citoyens chinois devant le manque de perspectives offertes par le système actuel de développement, pourraient en apporter la preuve.

Que faire alors?

Nous n'avons pas pour notre part de solutions très originales à proposer...encore que...

A grands maux de grands remèdes. Or il n'y aurait pas plus grand mal que contempler sans réagir les sociétés contemporaines s'enfermer dans l'auto-destruction.

En essayant de comprendre les conditions de la création telle qu'elle s'est manifestée dans le cosmos (ou tout au moins plus modestement sur Terre), on peut constater que les groupes menacés avaient toujours sous leurs yeux les éléments matériels ou les savoir-faire potentiels nécessaires à leur survie. Mais ils ne les voyaient pas. Seuls quelques rares créateurs, capables de faire œuvre d'invention, ont su les réarranger d'une façon radicalement différente, afin d'en faire les bases pour la construction de mondes absolument nouveaux.

Mais comment procède l'invention? Il ne suffirait pas de vouloir être inventeur pour le devenir. Emerge-t-elle au sein de cerveaux individuels particulièrement bien armés pour cela? S'agit-il au contraire de phénomènes collectifs rendus inévitables par la conjonction d'un certain nombre de conditions dépassant largement les inventeurs? Nul ne peut le dire aujourd'hui. Mais il serait urgent d'y réfléchir.

Ces considérations paraîtront peut-être un peu loin des échéances dangereuses qui menacent aujourd'hui les Grecs et avec eux les Européens et avec eux le reste du monde. Nous n'en sommes cependant pas si convaincus. A quoi bon la philosophie des sciences et celle des systèmes complexes si elle ne suggérait pas de temps en temps quelques bonnes idées, ou tout au moins certaines des conditions permettant de faire apparaître celles-ci ? En voici un exemple.

Mettre en mouvement les esprits les plus fermés

La presse relate ces jours-ci, sans s'y attarder, comme s'il s'agissait d'une information anodine, le fait que la majorité républicaine au Congrès des Etats-Unis se prépare à repousser sine die le financement du télescope spatial destiné à succéder à Hubble, le James Webb Space Telescope de la Nasa, au prétexte que son coût estimé dépasserait le devis initial de $1,6. (et, nonobstant le fait que l'agence spatiale européenne participe au projet). Dans le même temps, l'Eisenhower Research Project de la Brown University de Providence (Rhode Island) publie un rapport intitulé “Costs of wars” estimant à 4.000 Milliards de dollars les coûts cumulés des deux guerres en Irak et an Afghanistan.

Faut-il rappeler que ces guerres ont été globalement voulues par la même majorité conservatrice qui exige aujourd'hui que l'Amérique non seulement renonce au James Wabb Telescope mais ampute une grande partie de ses budgets de recherche fondamentale. Faut-il également rappeler que les guerres au Moyen Orient n'ont atteint aucun de leurs objectifs annoncés. Elles ont par contre durablement affaiblie la position des Etats-Unis dans le monde. Tout au plus ont-elles permis d'enrichir un certain nombre d'entreprises de défense et de sécurité dont les actionnaires sont les mêmes qui prétendent parler aujourd'hui au nom du bon usage des deniers publics.

A une toute autre échelle, et pour revenir au cas de la Grèce, faut-il rappeler que le montant de la dette publique grecque, estimé à 350 milliards d'euros, est selon certaines analyses équivalent au montant des fraudes fiscales et détournements de la classe dirigeante grecque et de ses complices, mis à l'abri dans les paradis fiscaux. Par ailleurs la Grèce dispose de plus de deux millions de jeunes dotés de titres universitaires ou de capacités professionnelles confirmées, aujourd'hui sans emplois. Ils pourraient si les moyens leur en étaient fournis s'investir dans des activités de recherche, de développement et de production qui changeraient radicalement les capacités de la Grèce (et de l'Europe) dans le combat pour la maîtrise technologique et intellectuelle dont le monde aura besoin tout au long du siècle actuel. Si les 350 milliards détournés par les spéculateurs grecs étaient mis au service de projets scientifiques et techniques fournissant des emplois aux jeunes chômeurs grecs, cela donnerait à chacun de ceux-ci un modeste capital de quelques 100.000 euros (calculons au plus juste), susceptible d'être utilisés en diverses actions de recherche. Combien de nouveaux produits et processus capables de bouleverser nos connaissances actuelles et nos moyens d'action dans l'univers pourraient-il en résulter à terme?

Évidemment, les informations du type de celles que nous venons de présenter n'éveilleront aucun écho chez ceux pour qui remonter dans l'histoire de l'univers jusqu'aux temps primordiaux n'aurait aucune importance – ou pour qui développer de nouveaux projets scientifiques et techniques ne pourrait qu'être nuisible au regard de la nécessité de conserver intact un vieux monde dont l'évolution nous a mené aux brillants résultats que nous constatons. Mais de tels individus seront de plus en plus rares par la grâce de l'internet. Les données fondamentales permettant de mieux comprendre l'évolution du cosmos et de commencer à en modifier les règles circuleront de plus en plus largement. Un changement de philosophie, du type de celui demandé par le physicien David Deutch, visant à considérer comme une priorité le développement des connaissances scientifiques, finira sans doute par se produire.

Alors les beaux esprits les plus bornés se demanderont, en se frappant le front, pourquoi ils n'y avaient pas pensé plus tôt.

Jean-Paul Baquiast